Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Attablé dans un café du Mile End à Montréal, notre rédacteur en chef réfléchit à l’identité québécoise.
Notre force ne naitra pas de la désignation de l’ennemi, mais de l’effort fait pour entrer les uns dans la géographie des autres.
Dans notre chalet en Outaouais, quand j’étais jeune, une grande carte du Québec était épinglée à un mur, et j’ai passé d’innombrables heures debout devant celle-ci, à étudier ses détails et à suivre du doigt ses contours, sans cesse impressionné par l’immensité du territoire, excité à l’idée que tout ça était «à nous» et que je pourrais un jour partir à la découverte de ces forêts grandes comme des Belgique, de ces lacs comme des mers et de ces mers sillonnées d’icebergs; de toutes ces villes desquelles je n’avais aucune image mentale (Dégelis! Causapscal! Fort-Coulonge!), de ces chaines de montagnes dignes de la Terre du Milieu, de ces régions aux noms brumeux. C’était une source inépuisable de fascination, toutes ces choses limitées par des lignes pointillées invraisemblablement droites ou alors mystérieusement sinueuses, comme l’histoire qui avait dû les forger.
Je parle ici de la période autour de 1980, à l’apogée d’une certaine appropriation de leur territoire par les Québécois, quand ses frontières—qu’elles soient physiques ou symboliques (politiques, culturelles, linguistiques, sociales au sens large)—étaient plus claires.
Bien sûr, les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles peuvent le paraitre aux yeux d’un enfant de sept ans. Mais il me semblait—et il me semble toujours, 35 ans plus tard—qu’à ce moment précis de l’histoire, une proportion élevée de Québécois partageaient une -vision commune de ce nom propre et de cet adjectif, de ce qu’ils impliquaient. Par rapport au passé et au présent, mais peut-être avant tout par rapport à l’avenir. Il y avait très clairement un nous, et ce nous disposait d’une carte, d’un plan.
Dans le chaud liquide amniotique de cette conscience collective, on pouvait apposer un QC autocollant sur sa voiture, et Diane Dufresne pouvait se faire dessiner des fleurs de lys sur les seins, pour la pochette de disque qui a inspiré de loin la couverture du présent numéro, et Labatt pouvait nous inviter à parler davantage entre nous, la famille de six millions de personnes que nous étions.
Tous n’étaient pas de la même famille, évidemment. Le Québec avait ses lignes de faille, mais même celles-ci semblaient plus claires. Par exemple, dans le Saint-Léonard où je vivais alors, les divisions avaient un aspect dichotomique qui les rendait faciles à comprendre: d’un côté, il y avait «les Québécois», qui parlaient français et accrochaient des pancartes du Oui à leurs balcons; et de l’autre, il y avait «les Italiens», qui parlaient anglais et étaient partisans du Non, et dont les enfants lançaient des œufs sur les pancartes des premiers.
Ceux qui ont aujourd’hui autour de la quarantaine appartiennent peut-être à la dernière génération à avoir eu conscience d’un Québec disposant d’une idée -aussi claire de ce qu’il était et d’où il allait. Le «grand-père au regard bleu» qui monte la garde et guette le signal, tout ça. Mais le signal n’est pas venu, et ne viendra sans doute pas, du moins pas comme on l’attendait.
Toutes sortes d’autres choses sont arrivées, depuis ce temps. En vrac: la mondialisation, l’internet et une certaine homogénéisation de la culture de la planète, sous toutes ses facettes. L’immigration. La multiplication des options et nuances politiques, qui a brouillé nombre de dichotomies traditionnelles. La radicalisation grandissante de certaines franges de l’opinion publique, sur tous les sujets imaginables. La naissance de nouvelles divisions à l’intérieur de la société québécoise: villes-centres c. banlieues, Montréal c. le Québec au complet, cyclistes c. automobilistes, milieu des affaires c. mouvements citoyens, etc. L’étrange et subite extinction de la race des leaders inspirants qui sauraient nous mener, dans l’enthousiasme, vers quelque chose de mieux. La multiplication des conceptions de ce qu’est le bonheur et de ce qu’il nécessite.
Au-delà de tout ce qui est propre au Québec, il y a donc l’hypermodernité elle-même, ses mouvances et ses technologies, ses forces beaucoup plus grandes que celles d’un petit groupe de huit millions d’individus. Si le Québec est si confus, en ce printemps 2015, c’est qu’il change dans un monde lui-même en profonde transformation, un monde complexe et flou qui nous force à constamment expérimenter, à improviser, à nous adapter. Ça fait beaucoup de bouleversements en même temps, pour un pays où «rien ne doit mourir et rien ne doit changer», comme l’ont soufflé les voix à Maria Chapdelaine.
Non seulement le Québec n’est plus, depuis longtemps, l’univers canadien-français des chanoines et des rangs bordés d’ormes et des bancs de neige hauts-comme-la-grange, mais il est aussi de moins en moins le Québec inventé au cours des 50 dernières années, celui de la Révolution tranquille et de la social-démocratie et d’une citoyenneté québécoise moderne (lire francophone, laïque, plus égalitaire—mais francophone, d’abord et avant tout).
Si le Québec est si confus, en ce printemps 2015, c’est qu’il change dans un monde lui-même en profonde transformation, un monde complexe et flou qui nous force à constamment expérimenter, à improviser, à nous adapter.
Le néolibéralisme nous est passé dessus, avec sa confiance absolue dans «le marché», son austérité idéologique. L’immigration a ajouté toutes sortes de gens à la table de la cuisine. Et même la langue ne nous réunit plus comme elle l’a déjà fait. J’écris ceci assis dans un café du Mile End, et s’il souffle sur la rue Saint-Viateur une tempête de fin d’hiver digne du Péribonka de Maria Chapdelaine, c’est à peu près tout ce qu’il reste d’un Québec appelé à disparaitre. Une cliente d’origine arabe, peut-être, vient de passer sa commande en français au barista de descendance grecque, qui lui a -répondu dans un français aux r roulés, avant que la cliente ne passe à l’anglais pour faire une blague; le barista a ri et a poursuivi en français, tout ça sans effort ni tension, avec comme fond sonore un mélange de jazz manouche et de pop suédoise. À ma droite, le francophone attablé avec une autre francophone vient de dire, apparemment sans niaiser, «Point is, une production comme ça, avec des rain machines, estie, ça wow le monde, c’est un fucking sweet spot» (l’acadianisation du Québec, c’est un go). Hier, un ami m’a envoyé un courriel ayant «Quick question» comme sujet, sans raison apparente. Il vient de La Rochelle.
Un certain tabou entoure la discussion de ce genre de choses, au Québec, pour qui ne veut pas être associé aux sexagénaires membres de la Société Saint-Jean-Baptiste ou aux jeunes gens qui vont embêter des statues, lors de la Journée nationale des patriotes—ou encore être -accusé de cet acte pas très digne désormais désigné par l’expression «faire un pkp». Mais, qu’on le veuille ou non, se pose la question de ce qu’il reste de l’idée d’une nation québécoise, quand même la langue devient de plus en plus secondaire à notre identité, que nos réfé-rences culturelles fondamentales sont de moins en moins francophones/francophiles, que la moitié de nos amis n’ont plus le réflexe de publier un statut Facebook sans un recours à l’anglais, même si c’est juste pour y insé-rer un really, un no pun intended, un for all I care.
Ce qu’il reste, ce sont peut-être ces fameuses valeurs québécoises avec lesquelles on nous rebat les oreilles depuis bien avant la pathétique aventure de la Charte. Mais ces valeurs, pour ce qu’on en comprend à travers la démagogie et le spin, n’ont rien de spécifiquement québécois. L’égalité hommes-femmes? La démocratie? La primauté du droit? On pourrait être en Slovénie, au Brésil ou en Corée du Sud, et on voit mal en quoi ces «valeurs» seraient différentes, en 2015.
Si l’Histoire a une direction, à ce moment précis de notre évolution civilisationnelle, si les différentes tendances pointent vers quelque chose, c’est bien vers cela: les sociétés de l’avenir seront de plus en plus -semblables, partageant les mêmes valeurs et références, les mêmes gadgets et montures de lunettes. À Stockholm et à Manille, à Quito et à Oklahoma City, on mènera des vies qui se ressembleront toujours de plus en plus.
Jacques Godbout [En principes, NP05] avait provoqué une certaine controverse, au milieu de la dernière décennie, en prédisant dans L’actualité qu’en 2076, 100 ans après la Révolution tranquille, ce magazine pourrait annoncer la disparition de la société québécoise. Et si on peut bien sûr comprendre que plusieurs aient été heurtés par son amalgame de la société québécoise et de l’ethnicité canadienne-française (comme si la première ne pouvait être constituée que de gens appartenant à la seconde), il reste qu’il avait sans doute raison sur le fond: la Révolution tranquille est épuisée, et la société qui lui a donné naissance a amorcé une mutation qui ne peut, à terme, que la rendre inintelligible.
Tout cela ne revient pas à dire que ces changements ont nécessairement quelque chose de positif ou de négatif en eux-mêmes, mais qu’ils sont, tout simplement. Par exemple, on peut s’attrister—dans la perspective de la survivance d’une culture distincte sur ce coin du continent et de toutes les batailles que nos aïeux ont dû mener, de la Conquête à la loi 178—du fait que les Québécois soient tranquillement, inconsciemment, en train d’abandonner le français comme langue de l’identité culturelle. Mais au final, c’est un phénomène qui s’est produit un peu partout sur la planète, depuis la nuit des temps: une culture s’implante quelque part, se développe, puis sous l’influence d’une culture domi-nante ou d’un mélange de cultures, se transforme, -devient autre chose.
L’idée, la grande idée, peut-être la seule qui compte vraiment, au fond, c’est: comment créer—sur les ruines d’un certain consensus québécois dont les conditions qui ont présidé à son apparition ne reviendront jamais—le nous qu’on se souhaite pour le 21e siècle, et tirer le meilleur de ce monde qui change, et faire en sorte qu’il soit le meilleur possible, pour le plus grand nombre possible, le plus longtemps possible?
L’air est malsain en ce moment au Québec, chargé de craintes et de ressentiments. En apparence calme, mais du genre qui règne avant une tempête. Impossible cepen-dant de dire quand la tempête se lèvera, ni quelle forme elle prendra. Je connais des jeunes gens qui, dans leur chambre du Mile End, lisent Jacobin (en quatrième de couverture du dernier numéro, la version anglaise d’un couplet de «La chanson du Père Duchesne», de 1892: «Si tu veux être heureux, nom de Dieu / Pends ton propriétaire») et parfois même Marx lui-même, et se sentent d’attaque pour corriger en même temps les erreurs stratégiques d’Occupy et de 1917. À l’inverse, il s’agit de porter attention à certaines publications et stations de radio pour comprendre que la colère couve aussi dans le camp adverse («Pas de port pétrolier à Cacouna. Les enverdeurs ont gagné. Un lobby vert, financé par des intérêts étrangers et concurrents, empêche la création d’emplois chez nous», écrivait cette semaine un idiot bien connu, tandis que le chef de la caq proposait la création d’une sorte de police des valeurs québécoises, et ce n’était apparemment pas un concept de sketch pour le prochain Bye Bye). De toute évidence, les années à venir ne seront pas ennuyantes, pour qui résistera à l’envie d’aller se réfugier au fin fond des bois.
«Tout se disloque; le centre ne peut tenir», a écrit Yeats il y a près d’un siècle. En 1919, comme aujourd’hui, on espérait avoir tourné la page sur une époque révolue, épuisée. Là aussi, on souhaitait le commencement d’une nouvelle ère.
Mais au-delà du sentiment de dislocation bien palpable qui nous habite—la perception que tout est en péril, de nos institutions publiques à nos couples chambranlants, et que les structures sociales s’écroulent en même temps que nos viaducs—, le centre est-il vraiment en train de lâcher? On a au contraire l’impression qu’il tient très-bien-merci, ce centre, si on entend par là -celui du pouvoir réel et de l’establishment, le centre qui contrôle l’argent et les leviers de nos gouvernements.
L’idée, la grande idée, peut-être la seule qui compte vraiment, au fond, c’est: comment créer le nous qu’on se souhaite pour le 21e siècle, et tirer le meilleur de ce monde qui change, et faire en sorte qu’il soit le meilleur possible, pour le plus grand nombre possible, le plus longtemps possible?
Au sein de nos parlements, de nos associations économiques, de nos institutions financières, nous sommes actuellement dirigés par un groupe de gens dont la mentalité n’est pas si différente de celle qui animait l’élite blâmée par Yeats pour les désastres de 1919. Des gens dont les intérêts ultimes, à leur avis, ne coïncident pas avec ceux de l’ensemble de la population, ni de la faune, de la flore, ni du reste de l’environnement naturel. Au Québec, en 50 ans, la langue maternelle de nos dirigeants a changé. Mais au fond, ils utilisent encore la langue que Michèle Lalonde décrivait dans «Speak White» en 1968, celle qui parle de «production profits et pourcentages».
C’est contre ce centre que s’est buté le mouvement populaire du printemps 2012, et, avant cela, Occupy et le mouvement altermondialiste. Ce centre plus fort que -jamais, après 35 ans d’un néolibéralisme dont les dogmes ont pénétré notre conception la plus profonde de la vie en société et du rôle de l’État. Pendant que les excités de la nouvelle droite pointent leurs lances vers les moulins à vent d’un mystérieux «lobby vert», les vrais de vrais lobbys continuent de les emplir de leur Ensure idéologique, avec des baisses d’impôts comme nouvelle Jérusalem céleste.
Dans une société, certains changements sont pour le mieux: c’est une sorte d’évolution naturelle des idées et des façons de faire. Mais parfois, ce qui passe pour du progrès n’est en fait que de la régression. L’abandon progressif des idéaux sociaux de l’après-guerre et de la Révolution tranquille, par exemple, n’est pas une évolution naturelle et nécessaire. Un groupe d’individus—en majorité non élus—ont décidé de démanteler ce que la population s’est donné, de 1880 à 1980, à coups de luttes, de grèves, de manifestations sanglantes.
Cela ne veut pas dire que ce modèle socioéconomique était parfait, et que tout changement est un sacrilège. Des éléments méritent certainement d’être revus, modernisés, adaptés. Mais pas de fond en comble, pas pour n’en laisser que des miettes et le remplacer par un sentiment de crise de tous les instants.
Naomi Klein [«Découvrez le véritable Canada!», NP05] a consacré un livre (The Shock Doctrine) à ce qu’elle -appelle «capitalisme du désastre». Selon elle, nos leaders néolibéraux créent des crises de toutes pièces pour mieux faire passer leurs politiques abusives. Dans À nos amis, publié l’automne dernier, les membres du Comité invisible vont dans la même direction:
La crise présente, permanente et omnilatérale, n’est plus la crise classique, le moment décisif. Elle est au contraire fin sans fin, apocalypse durable, suspension indéfinie, différemment efficace de l’effondrement effectif, et pour cela état d’exception permanent. La crise actuelle ne promet plus rien; elle tend à libérer, au contraire, qui gouverne de toute contrainte quant aux moyens déployés.
La plupart des Québécois sont en faveur d’une plus grande rigueur dans la gestion des dépenses de l’État. Mais pas de la destruction d’un modèle social auquel ils tiennent et s’identifient.
Les Grecs, les Argentins, les Espagnols et bien d’autres sont passés par là avant nous. À eux aussi, sous prétexte de mieux contrôler les dépenses, on a dans les faits imposé un sabrage radical dans les fondements mêmes de l’État.
C’est ce qui est si perturbant pour beaucoup de Québécois dans les plans d’austérité du gouvernement Couillard, qui arrivent après des années de démantèlement tous azimut par les conservateurs de Stephen Harper: ils dessinent les contours d’un Québec que la majorité d’entre nous n’avons pas demandé, n’avons jamais souhaité.
Si le centre semble bloqué, si tout se disloque, sauf ce qui sert les intérêts d’une élite financière, qu’est-ce qu’il nous reste?
La marge, peut-être. Les marges. Les contrepoids, les contreforces. Les terrains vagues de l’activité économique et les sentiers informels de la vie en société. Les coins sombres de l’internet et les refuges en montagne.
C’est sans doute là que nous pourrons l’inventer, le Québec de demain, loin du bruit médiatique et des projecteurs et des plans de communication stratégiques.
Et c’est là que j’ai l’impression d’être, dans le Mile End, en ce dimanche après-midi: à la frontière d’un Québec nouveau, déjà bien réel mais encore en gestation. Ce n’est pas celui que mes grands-parents ont connu à Saint-Hyacinthe et à Berthierville, ce n’est même pas -celui pour lequel mes parents se sont battus et qu’un de mes oncles a sacrifié sa jeunesse durant les années 1960. Mais c’est celui dans lequel nous avons abouti, par un mélange d’efforts vigilants et d’accidents de -l’histoire, la petite et la grande.
Et je dois dire que je le trouve beau, ce Québec à inventer. Il m’émeut et m’enthousiasme et me donne -envie d’y contribuer. Tout comme je la trouve belle en couverture de ce magazine, Monia Chokri, fille d’un immigrant berbère et d’une Blais de Québec. Monia qui habite d’ailleurs tout près d’ici, tout comme son ami Xavier avec qui elle a gravi les marches de Cannes, Xavier dont le père est originaire d’Afrique du Nord lui aussi, et ce n’est pas tout à fait un hasard, bien sûr, ces origines métissées et ces choix immobiliers. Depuis longtemps déjà, c’est des marges du Québec—quelles qu’elles soient—que naissent les créations, les idées et les plans improbables dont nous avons besoin.
Le Québec m’épuise, souvent, me donne envie de me frapper la tête contre la table. Mais par des moments comme celui-ci, à des endroits comme celui-ci (la neige qui tombe maintenant en gros flocons mouillés, les passants aux rapports très différents à Dieu et à plein d’autres choses mais tous égaux devant les éléments et l’avenir de ce coin du monde, avec en arrière-plan l’église Saint-Michel-Archange, conçue par le très pur laine Aristide Beaugrand-Champagne pour la population irlandaise du quartier, puis prise en charge par la communauté polonaise, et aujourd’hui en passe de devenir une sorte de centre communautaire pour jeunes réfugiés branchés de Saskatoon, Moncton et Drummondville), par des moments comme celui-ci, donc, le Québec me donne envie de vivre dans les marges qu’il est en train d’inventer.
Et si nous le concevions comme ça, le Québec du 21e siècle? Parfois confus, parfois incertain, mais tolérant, hospitalier, pluriel, débarrassé de l’esprit de clocher et de sa préoccupation, jamais complètement disparue, pour la «survivance de la race». Un «monde du milieu», pour reprendre le concept de l’auteur et ex-militant sud-africain Breyten Breytenbach, «à égale distance de l’est et de l’ouest, du nord et du sud, de l’appartenance et de la non-appartenance» et dont les habitants se définissent «par ce qu’ils ne sont pas ou ne sont plus. Ils se sont aventurés dans des zones où les vérités ne sont plus aussi confortables et où les certitudes ne se chevauchent pas».
Un Québec où nous serions tous un peu des exilés. Exilés de pays violents ou non-démocratiques, pour certains, ou d’endroits où l’économie décline, ou encore où le Front national / Parti républicain / Parti conservateur du Canada est un peu trop populaire—mais aussi, pour d’autres, exilés d’un Québec dont ils ne veulent pas (celui de la région allergique à la différence, par exemple, ou de la banlieue morte-née) ou d’un Québec qui n’existe tout simplement plus, pour le meilleur et pour le pire, que ce soit celui de Maria Chapdelaine ou de Jacques Godbout.
Je repense encore à Naomi Klein, qui—dans son dernier livre, This Changes Everything—donne le nom de Blockadia à un nouveau territoire symbolique tissé à même le vaste réseau de batailles citoyennes contre les industries extractives. Au cœur de Blockadia, il y a une lutte qui va au-delà des seules considérations environnementales: c’est un combat pour la démocratie. Ces communautés qui ont choisi de s’opposer à des projets d’extraction ou de construction de pipelines—qu’elles soient situées au Canada, en Grèce, au Nigeria, en Chine—ont en commun d’exiger d’avoir leur mot à dire sur ce qui se passe sur leur territoire, plutôt que d’assister, impuissantes, à une destruction environnementale et sociale orchestrée par des paliers administratifs supérieurs qui travaillent main dans la main avec des multinationales. Du même coup, dans cette lutte contre des entités qui ne se soucient nullement des impacts locaux de leurs projets, ces communautés ont trouvé ou retrouvé le commun si essentiel.
Depuis longtemps déjà, c’est des marges du Québec—quelles qu’elles soient—que naissent les créations, les idées et les plans improbables dont nous avons besoin.
Le Québec a déjà démontré son appartenance à Blockadia. Il y a eu l’opposition citoyenne à l’exploitation du gaz de schiste (résultat: victoire) et celle qui a mené à l’abandon du projet de port pétrolier à Cacouna. Quand Gabriel Nadeau-Dubois a demandé aux Québécois de donner pour la campagne Coule pas chez nous!, l’automne dernier, plus de 350 000$ ont été récoltés en trois jours. Et qu’était le printemps 2012, sinon une vaste barricade symbolique contre une vision du monde qui n’était pas partagée?
En voici, un vrai projet de société: se lier aux autres zones de dissidence qui, un peu partout sur la planète, commencent à s’opposer au capital tout-puissant, à la tyrannie du marché et de la peur et de la crise permanente, pour proposer, en lieu et place, un monde plus égalitaire et durable. Il y a trois ans, une première ébauche de cette vision a été esquissée. Il ne tient qu’à nous de reprendre le crayon.
Voici donc où nous en sommes, en ce printemps 2015. Quelque part entre l’Habitation de Québec et l’Athènes de 2015, entre le moyen français et le franglais, entre ce que nous avons et ce que nous voulons. Le Québec comme un grand chantier un peu à l’abandon, en -attente de travailleurs prêts à se mettre à l’ouvrage.
C’est ce que demande Yeats, à la fin du poème cité plus haut, et c’est ce que nous ne savons pas encore: la nature de la bête. Il y a des tempêtes qui ne laissent derrière elles que destruction et anarchie. Il y en a d’autres qui font du bien—qui purifient l’air, permettent de -repartir à zéro.
Malgré la grisaille actuelle, il y a plusieurs raisons d’être optimistes. Des lumières s’allument un peu partout, et des changements politiques qui semblaient impossibles il y a quelques années à peine sont en train de se produire, écrivait récemment George Montbiot dans le Guardian, en réaction à la victoire de la gauche en Grèce. «Nous savions qu’un monde différent était possible. Mais voilà qu’un monde différent est déjà là: la mort subite du consensus néolibéral. Un parti politique se présentant comme de gauche mais qui n’a pas compris cela est fini.»
Le Parti québécois est fini, nous le savons depuis longtemps, lui qui s’est lancé au cours des dernières années dans le mirage pétrolier puis dans l’électoralisme dangereux de la Charte des valeurs, avant même de vouloir se choisir comme chef un riche héritier qui méprise l’interventionnisme et le syndicalisme. Il va nous falloir un nouveau parti. Il va nous falloir de nouvelles conceptions de nos frontières et de ce que nous voulons mettre dedans.
Et donc, au milieu de ce Québec en chantier, il y a le Mile End en tant que capitale informelle, juste passée la frontière—mais pas la frontière bureaucratique et stérile des checkpoints et des terminaux d’aéroport. Une frontière sauvage et un peu bordélique, comme celles de la Nouvelle-France ou de l’Ouest nord-américain du 19e siècle.
Sur cette même rue Saint-Viateur, maintenant plongée dans un crépuscule orangé, ont été tournées plusieurs scènes de Félix & Meira, le récent long-métrage de Maxime Giroux. Dans celui-ci, un Québécois de souche et une Juive hassidique, à force de se croiser dans le quartier, en viennent à briser les frontières de leur monde respectif.
Un Québec des marges, c’est d’abord et avant tout un Québec des communautés locales, qu’elles soient au cœur de Montréal ou de la forêt boréale, au bord du fleuve ou de la track. Se souhaiter cela, ce n’est pas dire non au progrès, ce n’est pas être atteint du syndrome pas-dans-ma-cour. C’est d’abord et avant tout se dire oui à nous-mêmes et penser à long terme. Et il se trouve peut-être là, le véritable patriotisme: l’attachement à un territoire et aux gens qui y vivent, et le désir de tisser les liens qui nous permettront de partager un plan commun, les uns dans la géographie des autres.
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors que les frontières se referment et que grandissent la peur de l’autre et le désir de nous retrouver «entre nous», quel espoir y a-t-il pour l’entraide dont nous avons si cruellement besoin, en ce moment critique?
Comment notre époque peut-elle en même temps sembler aussi spectaculairement catastrophique et profondément ennuyante, par bouts?