Occupation double

Publié le :
Commentaire

Occupation double

Depuis la crise financière de 2008, nombre d’ouvrages ont été publiés pour tenter d’en expliquer les impacts sur l’ensemble du capitalisme mondial. Du lot, trois annoncent la fin du capitalisme tel qu’on l’a connu, voire son anéantissement complet.

Considéré dans ce texte

23 Things They Don’t Tell You About Capitalism, par Ha-Joon Chang. The New Capitalist Manifesto, par Umair Haque. Le capitalisme à l’agonie, par Paul Jorion. La financiarisation de l’économie. Occupy Wall Street. La Grande Dépression et la Grande Récession. Marx, Keynes et les autres. La nécessaire redéfinition radicale de l’économie en particulier et du vivre-ensemble en général.

En juin 1936, alors que l’économie américaine peine à sortir de la Grande Dépression, Franklin D. Roosevelt livre un discours célèbre devant la Convention nationale démocrate, qui a été baptisé par la suite «Un rendez-vous avec le destin». Il se félicitait, notamment, d’avoir réussi au cours de son premier mandat à réduire le rôle et le pouvoir de ce qu’il appelait les «royalistes économiques», c’est-à-dire les maitres de la finance qui avaient, selon lui, volé le rêve américain des travailleurs et des petits entrepreneurs, cause véritable de la crise économique des années 1930:

 À partir de cette civilisation moderne, les royalistes économiques ont sculpté de nouvelles dynasties. De nouveaux royaumes ont été construits sur la concentration de leur contrôle des choses matérielles (…). Il n’y avait pas de place au sein de cette royauté pour nos milliers de petits entrepreneurs et commerçants qui cherchaient à faire un usage digne du système américain d’initiative et de profit. Ils n’étaient pas plus libres que le travailleur ou l’agriculteur. Même les hommes nantis honnêtes et progressistes, conscients de leurs obligations envers leur génération, n’ont jamais pu trouver exactement leur place dans ce schéma dynastique.

C’était l’occupation, en somme, de l’économie «réelle» par le monde de la finance. Près de 75 ans plus tard, une crise que plusieurs considèrent comme la plus importante que les économies occidentales aient connue depuis la Grande Dépression a aussi été déclenchée par la mainmise de la sphère financière sur l’ensemble de l’économie et par les excès du laisser-faire. La financiarisation de l’économie mondiale aura été sans doute l’un des thèmes majeurs de l’actualité économique des dernières années. Celle-ci est d’ailleurs bien plus considérable que la réalité que connaissait Roosevelt. De fait, alors que l’économie financière représentait 2,6 fois l’économie réelle en 1990 (c’est-à-dire la proportion de la valeur des produits financiers par rapport à celle de la production mondiale de biens et de services), elle était plus de 10 fois plus grande vingt ans plus tard, en 2010. Cela démontre à quel point la sphère financière a connu une croissance incroyablement supérieure à celle de l’économie des biens et des services.

Le mouvement Occupy Wall Street de l’automne 2011 et ses nombreux rejetons dénonçaient les extraordinaires conséquences de ce phénomène. Bien plus, les indignés de Wall Street, d’Espagne, du Portugal et de la Grèce protestaient contre le pouvoir invisible et évanescent de la finance sur l’ensemble de l’économie et de la société, de même que le laisser-faire économique sous-jacent. Une révolte, en somme, contre «l’occupant» illégitime de l’économie.

Publicité

Depuis la crise financière de 2008, nombre d’ouvrages ont été publiés pour tenter d’en expliquer les impacts sur l’ensemble du capitalisme mondial. Du lot, trois annoncent la fin du capitalisme tel qu’on l’a connu, voire son anéantissement complet.

Paul Jorion, dans Le capitalisme à l’agonie, considère non seulement que le capitalisme est à l’agonie, mais il affirme dès les premières pages que la crise que nous traversons annonce sa chute pure et simple. L’analyse de ce sociologue et anthropologue, commentateur très médiatisé en Europe, est simple: près de 20 ans après l’effondrement du modèle d’économie planifiée de l’urss, c’est maintenant le capitalisme qui vit ses dernières heures. Jorion voit dans les deux phénomènes des liens de parenté: la complexification accélérée de l’organisation économique en est une importante. Mais ce qui explique fondamentalement l’effondrement actuel du capitalisme est pour lui le désordre financier mondial, la mainmise de la finance sur l’économie réelle et la transmission des turbulences de plus en plus grandes de la première sur le fonctionnement de la seconde.

L’auteur tente de démonter les mécanismes inhérents, et souvent cachés, du capitalisme contemporain. Son principal coupable: la spéculation sur les marchés financiers, qu’il associe clairement et simplement à la fraude et à la corruption. La spéculation des grands financiers mondiaux, relayée beaucoup plus facilement que cela n’était le cas dans les années 1930 grâce à la mondialisation des marchés (et à la multiplication à outrance des produits dérivés), signe l’arrêt de mort du capitalisme, en concentrant la richesse financière entre les mains d’un groupe très restreint d’organisations qui ont créé, par la spéculation, les grandes instabilités qui ont mené à la crise que l’on connait depuis 2008.

De manière similaire, Ha-Joon Chang, professeur d’économie du développement à Cambridge, affirme dès la première phrase de son ouvrage 23 Things They Don’t Tell You About Capitalism que «l’économie mondiale est en lambeaux». Sans signer l’arrêt de mort du capitalisme, contrairement à Jorion, Chang tente de démontrer que la crise actuelle est une catastrophe créée par l’idéologie du libre marché. À l’instar de Jorion, en revanche, il prétend démonter les mécanismes sous-jacents à cette crise sans précédent depuis celle de 1929. Sa stratégie rhétorique consiste également à mettre en lumière une réalité obscure, qu’«on» nous cache: le titre de son livre est, à cet égard, patent: 23 choses qu’ils ne vous disent pas sur le capitalisme. Ce «ils» accusateur est présent comme un leitmotiv tout au long de son livre, puisque chaque chapitre débute par un «Ce qu’ils vous disent», suivi d’un «Ce qu’ils ne vous disent pas.»

Chang affirme que cette pensée dominante masque les explications véritables du fonctionnement de nos économies. Il tente ainsi de démontrer qu’il est faux de croire que les gestionnaires sont trop payés («chose» numéro 14), que les politiques néolibérales ne rendent pas les pays plus riches (numéro 7) ou que, contrairement à ce qu’«on» voudrait nous faire croire, nous vivons largement dans des économies planifiées, et non de libre marché (numéro 19). Sans en faire le pivot de son explication, l’auteur laisse une grande place au rôle de la spéculation financière dans l’ensemble des causes de la crise que nous traversons (numéro 22).

  • Illustration: Gabrielle Lecomte

Chang s’identifie à ce qu’on appelle, en histoire de la pensée économique contemporaine, les économistes «hétérodoxes» (les économistes en désaccord avec le courant néolibéral dominant de la discipline). On a toutefois trop souvent l’impression que ceux-ci cherchent à tout prix à détruire les arguments de l’adversaire sans malheureusement proposer une théorie explicative de rechange. L’ouvrage de Jorion participe de la même logique. Une accumulation impressionnante de faits indiscutables ne se transformera jamais par magie en explication rigoureuse. Tout bon théoricien néo-libéral pourrait contredire l’un ou l’autre de ces auteurs en affirmant, par exemple, que l’excroissance de l’industrie financière n’est pas responsable des importantes difficultés de l’industrie et de la consommation américaines, mais que c’est, au contraire, les tentatives titanesques, et à leurs yeux injustifiées, du gouvernement central pour sauver les grandes banques de la faillite qui ont accéléré la crise depuis 2008. Que, justement, le libre marché, si on l’avait laissé faire, aurait opéré le grand ménage nécessaire dans le monde financier et bancaire sans que le monde industriel ne connût la grave crise que l’on traverse.

Ha-Joon Chang, 23 Things They Don’t Tell You About Capitalism, New York, Bloomsbury Press.  

Umair Haque, The New Capitalist Manifesto: Building a Disruptively Better Business, Boston, Harvard Business Review Press.  

Paul Jorion, Le capitalisme à l’agonie, Paris, Fayard.

Paradoxalement, c’est justement à un auteur à l’approche purement empirique que l’on doit une explication beaucoup plus convaincante et pragmatique. Le «nouveau manifeste capitaliste» (The New Capitalist Manifesto) d’Umair Haque s’appuie sur un constat simple et documenté: le citoyen ordinaire, partout dans le monde (occidental, préciserions-nous), a perdu confiance dans le monde des affaires:

Si les individus à travers le monde ont perdu la foi dans le monde des affaires, c’est parce que l’entreprise a, de plusieurs manières, trahi cette confiance. En ce sens, la menace pour le capitalisme (et pour les capitalistes) est à la fois plus prosaïque et plus profonde que celle posée par des banquiers surendettés. Plus prosaïque en ce que le danger vient non pas de théories scientifiques ésotériques, mais de la lente montée des frustrations et des angoisses des gens ordinaires. Et plus profonde en ce sens que le problème est véritablement existentiel—il reflète une divergence fondamentale des visions du monde et ne peut être ni résolu ni contre-carré par le lobbying politique et la publicité réconfortante. (notre traduction)

Haque, un économiste et consultant londonien, explique cette perte de confiance envers le capitalisme par un changement radical qui s’est opéré au tournant du 21e siècle: le passage de l’«ancien» au «nouveau» capitalisme. L’ancien capitalisme évoluait dans un monde vaste (aux ressources abondantes), vide (où la demande est faible et aisément satisfaite) et stable (où les catastrophes sont rares). À l’inverse, le monde que nous connaissons actuellement est petit, surpeuplé et fragile. C’est l’application des règles, des usages et des stratégies de l’ancien capitalisme à notre monde contemporain qui a mené, selon Haque, à la crise profonde que nous connaissons. En effet, le capitalisme vaste, vide et stable s’apparente à une «réserve faunique vaste, placide et inaltérée», alors qu’un environnement petit, surpeuplé et fragile est semblable à celui d’une arche de Noé. Les méthodes de chasse efficaces dans une réserve faunique «vaste, placide et inaltérée», appliquées dans une arche de Noé, ne peuvent mener qu’à la catastrophe.

Notre cul-de-sac actuel ne s’illustre pas tant par les écarts grandissants de richesse—qui sont réels et documentés—que par l’étiolement constant et en apparence inexorable de notre capacité à améliorer notre sort.

La concrétisation de cette catastrophe, c’est la crise que nous vivons depuis plusieurs années. Le passage de l’ancien au nouveau capitalisme s’explique pour Haque par un endettement profond qu’a contracté le capitalisme industriel: une ponction fondamentale sur l’avenir des individus, des communautés, de la société, de l’écosystème et des générations futures. Cet endettement n’est pas le fruit d’une quelconque machination: il trouve son origine dans le ressort même du capitalisme industriel, la «destruction créatrice» de Schumpeter, ce processus de mutation industrielle, fondamental au capitalisme, «qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs».

Le capitalisme industriel s’est continuellement transformé, selon cette vision des choses, d’inspiration marxienne, en créant de nouvelles technologies, de nouveaux procédés de production, de nouveaux marchés, en détruisant au passage leurs prédécesseurs, dans une espèce de fuite en avant de la croissance économique. Cette destruction créatrice peut se poursuivre tant et aussi longtemps que les bénéfices de la création excèdent les couts de la destruction. Or, soutient Haque, dans le nouvel environnement dans lequel nous évoluons, c’est l’inverse qui se produit. L’endettement profond s’accumule sans cesse et mène nos économies à un cul-de-sac.


En plein cœur de la crise financière, fin mars 2009, assis sur un banc du Quai Wilson à Genève, j’ai eu la chance d’assister à une scène tout à fait délicieuse. Un jeune homme était assis devant moi à l’ombre d’un édifice de la hsbc Private Bank. Dans la jeune trentaine, il était fort élégamment vêtu, à l’instar de tous les jeunes financiers genevois, et profitait de son heure de lunch pour lire un peu. Son livre: le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels.

Cette scène quelque peu surréaliste est anecdotique, bien sûr. En revanche, elle est également emblématique et représentative de nombreuses réflexions qui ont émergé de la crise que nous traversons depuis 2008. Marx, Keynes et plusieurs autres grands penseurs sociaux et économiques ont été convoqués afin qu’ils nous expliquent d’outre-tombe la situation dans laquelle nos économies étaient plongées, non seulement par les intellectuels mais aussi par les politiciens, les industriels et même plusieurs financiers. Pour expliquer, mais, aussi, pour offrir des pistes de solutions.

Capitalisme: la bio schématique

Du latin «caput» qui signifie «la tête» (de bétail: le cheptel) / Nait au 16e siècle avec la création des premières Bourses / Épanouissement de la spéculation sur les capitaux / Premières banqueroutes après la création, en 1554 à Lyon, du crédit public comme institution régulière / 19e et 20e siècle: expansion du commerce international / Développement de la grande industrie / Triomphe du machinisme / Grande Dépression de 1929 / Financiarisation de l’économie mondiale / Grande Récession de la fin des années 2000 / Occupy Wall Street

À la fois Paul Jorion, Ha-Joon Chang et Umair Haque expliquent que le capitalisme industriel tel que nous le connaissons depuis plus de 150 ans n’est plus viable, sinon qu’il est déjà mort de sa belle mort. Pour Haque comme pour Jorion et, dans une moindre mesure, Chang, la crise que nous traversons s’explique par une transformation radicale de l’économie capitaliste, qui ne fonctionne tout simplement plus comme avant. Ils en appellent, à leur façon, à une révolution contre l’occupant.

Car à l’instar de Roosevelt en 1936, les trois auteurs considèrent que le capitalisme véritable a été en quelque sorte envahi par des forces qui l’ont non seulement dénaturé, mais aussi détruit. Ils s’accordent pour dire que ces forces fabuleuses et inédites dans l’histoire de l’humanité sont inhérentes au processus historique du capitalisme, comme l’avait remarqué Marx bien avant eux. Mais ces forces variées et colossales ont mené, à en croire nos trois auteurs, et comme l’avait prédit Marx, à l’autodestruction du capitalisme.

Si tous les trois en appellent à un renouvèlement radical du capitalisme, aucun d’entre eux n’adhère à la nécessité historique de la révolution politique imaginée par Marx. Jorion ne fait que rédiger le constat de décès, en quelque sorte, d’un capitalisme assassiné par l’occupant spéculateur; il se contente d’en appeler à un vague retour aux idéaux humanistes et fraternels de la Révolution française. Chang propose, quant à lui, huit principes généraux pour chasser l’ennemi (l’idéologie du libre marché et de la spéculation) et pour ressusciter le capitalisme agonisant, allant d’un meilleur équilibre entre la finance et l’économie réelle à la valorisation d’activités économiques qui favorisent le meilleur chez l’être humain plutôt que le pire. Haque, quant à lui, en fait la trame essentielle de son livre; le titre de son chapitre principal étant «Un plan détaillé pour un meilleur monde des affaires» («The Blueprint of a Better Kind of Business»). Ce plan en six étapes cherche à construire une économie et une société qui ne créent pas d’endettement profond, c’est-à-dire qui ne grèvent ni l’avenir des individus ni celui des communautés, de l’écosystème ou des générations futures.

Notre cul-de-sac actuel ne s’illustre pas tant par les écarts grandissants de richesse—qui sont réels et documentés—que par l’étiolement constant et en apparence inexorable de notre capacité à améliorer notre sort.

Tous trois, donc, s’accordent avec Roosevelt, 75 ans plus tard, pour dire que l’économie capitaliste actuelle est «occupée» par des mécanismes et des logiques qui causeront inévitablement sa perte si rien n’est fait. Ils sont donc sensibles à l’autre occupation, celle des citoyens ordinaires dont la confiance envers les détenteurs du pouvoir économique, mais aussi politique, s’est profondément effritée, et qui l’ont démontré largement lors des manifestations de l’automne 2011.

Cependant, aucun de ces trois auteurs n’apporte, à mon sens, de solution véritablement concrète. Jorion y renonce en grande partie, Chang en appelle à une plus grande régulation et Haque à la bonne volonté des dirigeants d’entreprise pour créer une économie harmonieuse et respectueuse des aspirations humaines; il offre nombre d’exemples de corporations répondant déjà, au moins en partie, à ces impératifs. 

Sans en appeler à la révolution prolétarienne souhaitée par Marx, il me semble que tous les trois omettent un élément important à l’équation, que Roosevelt proposait, du moins en théorie à défaut de l’avoir réalisé avec succès: un New Deal—un nouveau pacte social qui redonnerait au politique la place qui devrait lui revenir.

Les manifestants des mouvements Occupy ne désirent qu’une chose: que la possibilité d’un monde meilleur ne soit pas qu’un slogan marketing ou politique mais une idée réalisable. Notre cul-de-sac actuel ne s’illustre pas tant par les écarts grandissants de richesse—qui sont réels et documentés—que par l’étiolement constant et en apparence inexorable de notre capacité à améliorer notre sort. La mobilité sociale (c’est-à-dire la probabilité de pouvoir passer à un niveau supérieur de revenus) n’a jamais été aussi basse aux États-Unis, depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les occupants de notre économie s’enrichissent, semblent tenir les rênes du futur de la société et de ses membres, tandis que les autres occupants, les indignés, hurlent bien confusément leur désir de retrouver un peu de contrôle sur la marche du monde et de l’Histoire. En appeler à un vague idéal humaniste, régulationniste ou encore à la bonne volonté des dirigeants économiques risquerait de nous faire tomber de Charybde en Scylla: les forces «variées et colossales» du capitalisme, Marx l’avait bien vu, n’ont que faire des bons sentiments et des idéaux humanistes; il y a fort à parier qu’elles utiliseront de toutes les façons ces idéaux à leurs seules fins en empirant encore davantage les choses. Seule une redéfinition radicale du vivre-ensemble, du politique, permettra de les mettre au bénéfice du développement humain. En ce début de 21e siècle, ce projet, toutefois, n’est pas encore entrepris. 


Ianik Marcil est un économiste spécialisé en innovation, transformations sociales et justice économique. Il s’intéresse notamment à la violence économique et technologique et aux liens entre arts, technologie et économie.

Continuez sur ce sujet

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres