On se parle plus tard

Nicolas Charette
 credit: Photo: Daria Shevtsova
Photo: Daria Shevtsova
Publié le :
Fiction

On se parle plus tard

Odeurs de litière et de marijuana se conjuguent dans l'appartement de Christian, un trentenaire qui procrastine.

Elle avait fait le tour de l’appartement en criant son nom, mais tout était silencieux. De la neige fondait sur son paletot en laine, qu’elle avait gardé sur ses épaules. Elle trouva son chum au premier étage, près des boites de déménagement, encore en robe de chambre même s’il était passé midi. Il fixait d’un œil hagard le bac à litière du chat.

—Qu’est-ce que tu fais?

Il tourna la tête vers elle en l’inclinant un peu, de manière incongrue, comme s’il faisait exprès d’avoir l’air fucké, pensait-elle souvent. Il avait sa grosse tasse de café dans la main. Déjà, elle était irritée, convaincue qu’il l’avait entendue crier son nom.

—Elle sent bizarre, la litière.

—Pourquoi tu répondais pas?

Il lui sourit bêtement.

—De la litière, ça pue, dit-elle.

—Non, je parle de la litière en soi, sans les crottes! Tsé hier, on trouvait que ça sentait… Je viens de la changer pis ça sent encore! Pas une odeur de pisse ou de marde, là. C’est autre chose: c’est la litière!

Elle roula des yeux, exaspérée, et retourna au rez-de-chaussée. Elle le trouvait différent depuis qu’il disait être dans «les derniers milles» de sa thèse. «Plus mou», avait-elle confié à Christian, son rédacteur en chef, pas plus tard que lundi. Ils avaient ricané, prudemment toutefois, ne sachant pas trop si l’autre voyait une connotation sexuelle dans le propos.

—Y’a de quoi à manger? cria-t-elle

Elle ouvrit le frigo. Quasiment vide. Des pots de sauce et de condiments, surtout. Un céleri flasque. Du lait. Elle referma la portière en soupirant.

Elle s’étendit sur le sofa du salon et le regarda descendre les marches, puis aller à la penderie. En plus de sa robe de chambre de ratine brune, il était chaussé de feutres gris de bottes d’hiver. Avant, elle trouvait ça drôle, cet accoutrement à la Big Lebowski. Il s’accroupit pour lire quelque chose sur la grosse boite de litière Arm and Hammer.

—Christian a choisi le 27 juin, finalement, dit-elle.

—Christian qui?

—Voyons! La revue!

—Han?

Il se tourna vers elle, confus.

—Mon bal pour la revue! dit-elle, énervée. T’es donc bin mêlé!

—Ok, oui.

C’était elle qui était en charge d’organiser le bal de la revue. On commençait déjà à en parler dans les soirées de lancement à Montréal, mais l’évènement allait être annoncé officiellement à la fin janvier. Elle avait pitché l’idée à Christian l’été précédent, pour financer la revue et aussi lui donner une visibilité unique. Elle y avait pensé alors qu’elle visitait l’exposition sur William Notman au musée McCord, devant la photo d’un bal de la bourgeoisie montréalaise du 19e siècle. Quel faste! Quelle grandeur!

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Un grand bal sur invitation, au sommet de la ville! Le vent doux qui fait bruisser les feuilles des chênes, les lumières suspendues au-dessus de la foule rieuse, les fleurs sur les tables dressées avec gout, les meilleurs cuisiniers de la province, les robes de gala, les complets élégants, les musiciens de l’heure, la danse, les discours intelligents, le gratin de la culture montréalaise anglophone comme francophone, tout le beau monde, le bon monde, réuni pour un bal moderne et branché. Elle y travaillait sans relâche depuis quatre mois.

Souvent, elle rêvassait d’une soirée romanesque, d’une nuit tiède chargée de langueur et de désir, peuplée de personnages originaux au caractère tranchant. Il y aurait parfois des regards soutenus et pleins de charme, parmi d’autres lancés par-dessus l’épaule çà et là. Viendrait aussi ce moment où Christian, l’œil pétillant, prendrait la parole et la féliciterait, relèverait l’audace de sa proposition, dirait devant l’intelligentsia culturelle du Québec à quel point cette soirée parfaite aurait été impossible sans elle. Et elle, magnifique dans sa robe Rush Couture, accepterait ses compliments en posant la main sur son cœur et en souriant humblement. Et il y aurait les feux d’artifice!

—C’est peut-être le scellant qui pue?

—Quoi?

—Ça dit que c’est une litière avec un «scellant», expliqua-t-il. Ça doit être ça, l’odeur!

Il ricana et renversa du café sur lui. Elle remarqua qu’il avait les yeux rougis.

—Coudonc, viens-tu de te lever?

—Non non…

Il prit une gorgée de café. Elle continuait de l’examiner.

—Écoute, je veux pas te le cacher: j’ai fumé un bout de joint, avoua-t-il, mal à l’aise.

—Comment ça?

—Les amis de Gus ont laissé un botch dans le cendrier, hier. Je me suis dit que ça gèlerait pas trop. C’était tout petit.

—Pis?

—Bin, ç’a gelé. Ça faisait un bout, quand même… Mais bon, je suis correct. Je me sens pas déconnecté… Pourquoi tu gardes ton manteau?

Elle ouvrit la bouche, mais ne dit rien. Il s’approcha d’elle et lui tendit la main, qu’elle prit brièvement pour ne pas qu’il se sente mal. Maintenant qu’il l’avait admis, elle voyait qu’il avait l’air gelé, comme s’il était pris dans sa tête.

—Je t’ai mis dix boites de côté, dit-il en les pointant du doigt.

Elle regarda les boites pliées et appuyées contre le mur. Elle commençait à avoir chaud, dans son manteau.

—J’ai presque fini de paqueter le stock du sous-sol, ajouta-t-il en détournant le regard.

Elle scrutait maintenant son visage. Il avait un œil légèrement différent de l’autre; c’était la première fois qu’elle le remarquait. Un rien plus petit, comme si la paupière était un peu affaissée. «Tout le monde est comme ça», avait noté Christian au dernier lancement de la revue, juste avant qu’elle l’accompagne fumer sa cigarette sur Saint-Laurent. Ils avaient joué à détecter «l’œil étrange» chez les passants. C’était en octobre. Aujourd’hui, elle était mal à l’aise de découvrir ça sur le visage de son chum.

Il termina son café froid en grimaçant et marcha vers la cuisine, adjacente au salon. Il y avait un gros trou dans sa robe de chambre, sur son flanc.

—Tu vas porter quoi, le 27?

Il posa sa tasse sur le comptoir et fronça les sourcils.

—Bin, mon kit! On avait décidé ça!

—Ton kit?

—Mon pantalon beige pis ma chemise bleue! Avec une cravate, peut-être?

—On n’avait rien décidé pantoute!

Sa propre irritation l’agaçait. Elle se trouvait contrôlante. Mais franchement, son «kit»… Elle l’imagina portant sa vieille paire de Dockers fade. Et cette chemise bleue en coton, trop large aux épaules, à la coupe non cintrée… Ça n’allait pas. Il aurait l’air tout droit sorti de son bal des finissants.

—Tu vas avoir l’air fou avec ton kit.

Il serra la ceinture de sa robe de chambre.

—Pff! M’en fous!

—Bin pas moi! Tu m’accompagnes pis il va y avoir beaucoup de monde! Du monde important, aussi!

—Du monde important?

Il avait un sourire malin, lui sembla-t-il. Elle se leva brusquement du sofa.

—Tu pourrais rencontrer des gens du milieu de l’édition, je sais pas, moi, trouver une petite job en attendant? Peut-être même que Christian pourrait te donner un contrat?

—En attendant quoi?

—Que tu finisses ta thèse!

—Bin justement, faut que je la finisse, ma thèse! C’est un doc que je fais, pas un article dans une petite revue, là!

Son visage s’empourpra. Elle eut l’impression qu’il voulait la diminuer.

—Tu travailles même pas dessus! Ça fait un mois que t’as rien écrit! Tu l’as dit!

—Pis ça? Je vais pas abandonner parce que le beau Christian veut que… que je pisse une copie!

Il avait dit ça sur un ton incertain, comme s’il avait découvert son insulte au fur et à mesure qu’il l’avait formulée.

—Pisse une copie? Heille, tu te prends pas pour de la marde, han? Tu sauras que la revue gagne des prix chaque année! Toi, tu fais quoi d’utile pour la société?

Il souriait encore, mais ses mâchoires étaient à cran.

—Parce que gagner des prix, c’est utile?

—Crisse que t’es méprisant. T’as trente-quatre ans, t’as deux colocs qui fument des bats, pis toi tu fumes leurs botchs! C’est ça, ta vie, à toi.

Il la fusilla du regard un instant, sans rien dire, lui tourna le dos et fit couler l’eau chaude dans l’évier en bardassant la vaisselle sale. Elle restait debout, pensant qu’elle devrait s’excuser… mais il avait ses torts, lui aussi! Elle alla au sous-sol sans dire un mot.

Assise sur la toilette, elle repassa la scène dans sa tête. «Oui, du monde important! So what?» répondit-elle en remuant les lèvres imperceptiblement. Et pourquoi avait-il mis cette emphase en nommant Christian?

Elle tira la chasse d’eau et replaça ses cheveux devant le miroir. Au même moment, Christian lui envoyait une photo. C’était une installation de lampes chinoises dans la cour intérieure d’une résidence californienne. Il avait tout à fait saisi le genre de lumière qu’elle souhaitait avoir pour le bal.

—Voilà! texta-t-elle. Superbe!

—Ce sera magnifique, répondit-il.

Il lui envoya un cœur. Elle envoya deux cœurs à son tour, s’observa dans le miroir un instant, puis supprima tous les cœurs de la conversation avant de remettre son cellulaire dans la poche de son manteau. En éteignant la lumière, elle sentit un courant d’air dans son cou. Dans la salle de lavage, la porte qui menait dehors était grande ouverte. «Le chat!» pensa-t-elle.

—La porte est ouverte en bas! cria-t-elle.

Il n’entendit pas ce qu’elle avait dit, mais s’approcha de l’escalier, un linge à vaisselle sur l’épaule. Elle jeta un coup d’œil à l’extérieur. Des traces de chat reliaient la porte à la haie de cèdres au fond de la cour.

—T’as oublié la porte! cria-t-elle, plus fort. Ponpon est sorti!

Il descendit les escaliers à la hâte. Elle l’accueillit d’un regard sévère.

—Il est peut-être encore en dedans?

—Non, regarde les traces!

—Merde… J’ai dû oublier de fermer la porte.

—Quand t’as fumé, je gage?

Il ne répondit pas et monta à la chambre pour s’habiller, pendant qu’elle criait le nom de Ponpon, agitée d’un pressentiment tragique. Laissant la porte ouverte, elle alla voir ce que faisait son chum. Elle le croisa qui descendait du premier étage. Il avait mis un pantalon de jogging noir et son t-shirt «Maurice Richard Brautigan». Il était blême.

—Il est pas en haut.

—Crisse que t’es con.

Il ne dit rien en enfilant ses bottes. Elle restait là devant lui, les mains sur les hanches.

—Il doit pas être loin, dit-il.

—Ça serait pas arrivé si t’avais pas fumé!

Il se taisait, mordait sa lèvre inférieure. Elle considéra son œil différent encore une fois puis, soudainement, trouva que son visage était laid.

—Dis quelque chose! Ça te fait rien? demanda-t-elle en montant le ton.

Il baissa la tête pour attacher ses lacets et se contenta de murmurer que c’était un chat d’intérieur, qu’il reviendrait.

—Quoi? Qu’est-ce que tu marmonnes?

Elle avait pourtant entendu.

—Il doit être caché pas loin, dit-il en se détournant d’elle.

Il descendit au sous-sol et sortit dans la cour. Elle le suivait, encore en pieds de bas, mais toujours avec son manteau sur elle. Elle s’arrêta sur le pas de la porte.

—Tu cherches pas avec moi?

—J’ai pas mes bottes, répliqua-t-elle sèchement.

Il s’approcha de la haie de cèdres en sifflotant, puis enfonça sa tête entre les branches. Il vit d’autres empreintes de chat. Lesquelles étaient celles de Ponpon? Il y avait beaucoup de chats dans le voisinage. L’angoisse s’empara de lui, comme si pour la première fois il se rendait compte qu’il ne reverrait peut-être jamais son animal. Il se tourna vers sa blonde, qui semblait le guetter, lui. Il se sentait plus gelé qu’une heure plus tôt. Il tenta de se convaincre que ce n’était pas le cas, qu’il focalisait simplement trop sur lui, qu’elle n’était pas fâchée mais inquiète. Or toutes ces idées s’accéléraient dans sa tête et sa bouche devenait pâteuse. Il revint sur ses pas.

—Qu’est-ce que tu fais? demanda-t-elle. Tu cherches plus?

—Faut que je boive de l’eau.

Elle le regarda, interloquée, puis le laissa franchir le cadre de porte. Elle pensa que sa démarche était voutée et, quand il passa la main sous son nez en reniflant, elle le trouva laid de nouveau. Elle ouvrit la bouche mais, encore une fois, ne dit rien. Il disparut dans la salle de bain. Alors qu’elle laissait son regard s’enfoncer dans la blancheur de la neige, elle crut entendre miauler en haut, sur le balcon du premier étage. Elle appela Ponpon et, cette fois-ci, l’entendit miauler distinctement.

—Je vais aller faire des boites, lança-t-elle, alors qu’il sortait de la salle de bain.

Il était confus, mais saisi d’une gêne étrange, comme si quelque chose le sommait de ne pas insister.

—Ok. Je vais le trouver. Inquiète-toi pas…

Il lui flatta l’épaule. Les deux trouvèrent le geste inconfortable.

—On se parle plus tard? ajouta-t-il.

Elle acquiesça vaguement. Il marcha vers la haie de cèdres, résolu à la traverser, pendant qu’elle montait au rez-de-chaussée. Elle attacha les lacets de ses bottes en contemplant l’idée de fumer une cigarette, même si elle ne fumait pas. Avant de sortir, elle jeta un coup d’œil vers les boites pliées contre le mur.


Nicolas Charette a publié un recueil de nouvelles (Jour de chance) et un roman (Chambres noires) aux Éditions du Boréal. Son reportage «Le picker est un animal marchand» est paru dans NP06.

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