Que reste-t-il de la «classe créative»?

Richard Shearmur
Photo: Mathieu Lavoie
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Que reste-t-il de la «classe créative»?

Montréal se targue d’être une «ville créative», Québec mise sur les arts et la culture pour dynamiser et diversifier son économie. Ces deux postures trouvent en partie leur origine dans les thèses de Richard Florida, dont le livre The Rise of the Creative Class a fait de la créativité l’un des concepts fétiches des urbanistes et des décideurs municipaux. Effet de mode ou tendance profonde? Dix ans plus tard, qu’en reste-t-il?

Considéré dans ce texte

La classe créative et les politiques locales. Le supposé pouvoir d’attraction des cirques. Michel Ange et les Médicis. La culture, l’imaginaire collectif et le sentiment d’appartenance.

Dans The Rise of the Creative Class, publié en 2002 et rapidement devenu un best-seller, Richard Florida proclame l’avènement de la «classe créative». Selon lui, la classe créative—environ 30% de la population—est constituée de «personnes dont la fonction économique est de créer de nouvelles idées, de nouvelles technologies, et/ou du contenu créatif». L’originalité de Florida par rapport aux autres théoriciens qui se sont penchés sur l’émergence d’une économie du savoir (Robert Reich, par exemple) réside dans l’idée que ces professionnels sont à séduire, à attirer et à subventionner pour le bienêtre de l’ensemble de la société.

Les thèses de Florida ont eu un impact important sur les politiques de développement urbain et régional. Il est désormais communément admis que la santé économique des villes passe par leur capacité à attirer la classe créative, c’est ni plus ni moins qu’un renversement de ce qui faisait auparavant consensus parmi les économistes régionaux: jusqu’alors, la plupart des spécialistes s’accordaient pour admettre que les villes ou régions dont l’économie est en ascendance drainaient les personnes les plus qualifiées (ou «créatives»). New York, capitale financière, attirait les génies de la finance. Hollywood, capitale du cinéma, attirait les acteurs et producteurs les plus talentueux. Montréal, siège d’entreprises aéronautiques innovantes, attirait les meilleurs ingénieurs dans ce domaine.

Or Florida prétend que le monde fonctionne maintenant différemment. Très mobiles, les personnes créatives choisiraient où vivre sur la base d’un ensemble de facteurs liés à leur mode de vie: climat, environnement naturel, tolérance envers la différence, vie culturelle. Une fois ces migrations effectuées, les industries suivraient.

C’est ici que la culture entre en jeu. En effet, si l’on accepte les arguments développés par Florida, les villes ont tout intérêt à attirer les représentants de cette fameuse classe créative. Or les municipalités n’ont pas une grande influence sur le climat ou l’environnement naturel et ne peuvent en aucun cas dicter la tolérance et l’ouverture d’esprit de leurs citoyens à coups d’interventions politiques municipales. Ces dernières résultent d’une culture profonde, quasi anthropologique, qui se construit par l’entremise de processus historiques et communautaires. Par contre, les villes et les régions sont capables—du moins en théorie—d’agir sur l’offre culturelle en subventionnant théâtres et musées, en multipliant les festivals et en aménageant des quartiers artistiques.

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D’autres arguments que ceux de -Florida ont d’ailleurs été avancés pour tenter d’établir un lien entre culture et économie. Des économistes régionaux, inspirés par -l’auteure canado-américaine Jane Jacobs, défendent ainsi l’idée selon laquelle un milieu culturel dynamique est plus qu’un simple appât pour les classes créatives: il serait la source de nouvelles idées et de façons différentes de voir le monde, et apparaitrait comme le premier chainon du processus d’innovation économique. Dans un milieu urbain, les multiples échanges entre créateurs artistiques et classe créative seraient un facteur favorisant l’innovation au sens économique du terme (c’est-à-dire la commercialisation profitable de nouveaux produits ou services).

Le deuxième argument qui lie culture et économie est simple et direct. Certaines entreprises du domaine culturel—par exemple le Cirque du Soleil, la production cinématographique hollywoodienne et les jeux vidéos—sont très rentables. Le secteur culturel peut donc contribuer à la croissance économique des villes: on s’éloigne fortement des idées de -Florida ou de Jacobs, pour revenir à des idées classiques. Dès lors qu’une région a la chance d’abriter des entreprises prospères, qu’elles soient du domaine culturel ou non, l’économie se porte mieux et les personnes talentueuses qui veulent travailler convergent vers elle.


Comment expliquer la popularité de ce discours?

Les théories érigeant le milieu culturel en pilier du développement économique des villes ont connu un grand succès. Malgré les critiques soutenues des économistes régionaux remettant en question ce lien causal d’une part et, d’autre part, des lobbys ou des individus outrés par un des indicateurs de tolérance utilisés par Florida—le nombre de gais et de lesbiennes dans une ville—, beaucoup de villes ont adopté des politiques de développement économique qui s’appuient sur ces idées. En particulier Montréal, qui se veut ville du savoir et qui cherche à talonner les métropoles nord-américaines en attirant la classe créative.

Comment expliquer la popularité de cette idée? Cela relève à mon avis de deux facteurs clés. D’abord, le discours sur la classe créative et le développement économique est élitiste, nonobstant les protestations de Florida dans la récente réédition de son livre. Pourquoi élitiste? Parce que cette fameuse classe créative est définie de façon à inclure ingénieurs, médecins, avocats, gestionnaires, professionnels des médias, professeurs d’université et ainsi de suite (elle comprend évidemment les artistes, mais ils sont en forte minorité): c’est donc une élite «large», dans laquelle se trouvent les classes moyennes élevées ainsi que le fameux 1%. Pour attirer ces personnes—parmi les mieux positionnées pour profiter de l’économie du savoir—, on propose de façonner un milieu urbain à leur image, notamment avec une offre culturelle susceptible de leur plaire. Évidemment, ces élites, considérées comme des moteurs de l’économie, ne sauraient s’opposer à un financement public qui les sert directement. Il suffit, pour justifier ces subventions, d’affirmer que l’offre culturelle locale favorise le développement économique: affirmation d’autant plus crédible qu’elle est étayée par les travaux d’un véritable gourou, Florida, et relayée par une multitude de collègues. Ce n’est pas pour rien que les travaux antérieurs de Robert Reich n’ont pas trouvé le même écho: ils décrivent les mêmes mutations économiques, mais mettent sérieusement en doute les répercussions positives qu’elles auraient sur le mieux-être de la population locale.

L’autre raison pour laquelle on croit volontiers que la culture est un moteur de développement économique est que ce message fait l’affaire du milieu culturel lui-même. Certes, ce dernier est conscient du caractère instrumental des politiques publiques, et c’est pourquoi beaucoup des créateurs (peintres, danseurs, musiciens, écrivains—que je distingue pour ma part de la classe créative) se rebellent contre l’idée de réduire la culture à un propulseur de pib. Mais on trouvera toujours des journalistes, des chefs d’entreprises culturelles et des personnalités médiatiques pour faire écho à cet argument réducteur qui valorise (littéralement) leurs travaux et leurs carrières. Par ailleurs, cet argument peut parfois être utilisé stratégiquement par les créateurs artistiques dans le but d’obtenir du financement et du soutien. Bref, sans être dupes, les acteurs du milieu culturel ne vont pas remettre en question un raisonnement qui profitent à leurs activités créatrices.


Le lien culture/économie existe-t-il?

Mais est-il seulement vrai que la présence de la classe créative garantit le développement économique pour tous et que, par ailleurs, l’offre culturelle est un bon moyen de l’attirer? Rien n’indique que les choses soient aussi simples. Si les géographes et les économistes ont appris une chose dans les 150 dernières années, c’est que les facteurs qui président au développement économique sont complexes et qu’il existe une multitude de manières différentes de le stimuler. Très concrètement—et simplement—, Calgary prospère grâce au pétrole, Ottawa grâce au gouvernement fédéral, Montréal grâce à sa base économique diversifiée et Vancouver en partie grâce à ses paysages et à sa qualité de vie. Bref, il existe parfois un lien entre offre culturelle et développement économique: par exemple, avant que la crise économique ne frappe l’Espagne, on a pu croire que Bilbao était parvenue à renaitre de ses cendres -industrielles grâce au musée Guggenheim, mais on ne peut appliquer cette équation à toutes les villes. Si une méytopole comme Montréal désire intégrer la culture à sa plateforme de développement économique, elle doit avant tout établir un diagnostic précis pour trouver les stratégies qui permettront au mieux de remplir ce mandat. Ce ne sont pas les idées générales, galvaudées et ressassées dans presque chaque métropole occidentale qui aideront les villes à revigorer leur économie, car chacune est unique de par son héritage, sa culture et son vécu.

Ces élites, considérées comme des moteurs de l’économie, ne sauraient s’opposer à un financement public qui les sert directement... Et le milieu culturel adoptera volontiers un message qui fait son affaire.

Mais il y a d’autres raisons de douter. Le lien entre culture et développement économique repose sur l’idée qu’il existe une classe créative hypermobile détenant les clés de la croissance. Les communautés pourront se développer là où celle-ci daignera se poser. La majorité des immobiles—les hommes, femmes et enfants qui vivent à Montréal ou à Québec, y travaillent et y meurent—devraient donc dérouler le tapis rouge et offrir du pain et des cirques à cette élite, afin de pouvoir profiter des miettes qu’elle leur laissera. Or la vision traditionnelle de la croissance urbaine est plus convaincante et plus proche de ce que l’on observe, du moins au Canada. La croissance des villes canadiennes repose principalement sur la nature des activités qui s’y trouvent (le legs historique), sur les marchés mondiaux (tributaires des changements technologiques et géopolitiques) et sur la capacité des entreprises et des populations locales à s’adapter aux changements et à innover. Ce sont les acteurs locaux qui réagissent, s’adaptent ou participent aux changements globaux—et non les élites provenant de l’extérieur—qui sont le moteur principal du développement de nos villes.

Bien évidemment, le Canada est un pays d’immigration et ses immigrants participent à part entière à son développement. Mais rares sont ceux qui y emménagent pour son climat ou son offre culturelle: les immigrants choisissent ce pays pour des motifs économiques ou pour fuir des systèmes répressifs. Même les élites de la classe créative—celles qui vivent dans les métropoles prospères (du moins jusqu’en 2008) comme Atlanta, Phœnix, Dubaï ou Singapour—n’ont sans doute pas été attirées par l’offre culturelle, mais bien par les occasions d’affaires que leur proposent ces villes.

Cela dit, il est probable que ce facteur joue de façon marginale: à emploi égal, peut-être New York est-elle plus attrayante que Milwaukee, grâce à son offre culturelle, à la condition que le salaire soit ajusté en fonction du cout de la vie. Mais, dans la réalité, qui aurait à choisir entre deux emplois équivalents dans deux villes aussi différentes? Les grandes métropoles sont celles vers lesquelles convergent à la fois les emplois de prestige et les activités culturelles, ces dernières ayant besoin d’un marché—quoiqu’il existe des endroits où l’on trouve des artistes sans toutefois remarquer d’effervescence économique. Pensons seulement que les Beatles ont débuté à Liverpool et Eminem à Détroit. À l’opposé, certaines villes prospères sont d’une grande pauvreté culturelle: Calgary, par exemple, il y a une quinzaine d’années.

Finalement, l’argument selon lequel la cohabitation d’artistes, d’ingénieurs, de gestionnaires et d’autres personnes créatives dans une ville serait favorable aux innovations économiques est peu convaincant: il présuppose l’interaction entre ces personnes très différentes. Or même en ville, les interactions sont fortement structurées par les réseaux sociaux et professionnels. La ville permet des collaborations commerciales et reste un point de rencontre entre les locaux et les migrants, mais ce rôle dynamique relève autant, sinon plus, de sa centralité, de ses services et de ses aéroports que de son foisonnement local. Les idées à la base des innovations économiques ne proviennent pas nécessairement—et même loin de là—des villes où se développent et se commercialisent ces innovations. Le fait qu’ils habitent à un même endroit ne garantit en rien que les gens d’affaires écouteront les chercheurs, ou que les artistes d’avant-garde influenceront les designeurs industriels. Une telle chose arrive parfois, mais il est beaucoup plus fréquent que les créateurs d’avant-garde soient appréciés lorsqu’ils s’exilent de leur ville d’origine. On ferait une erreur en postulant l’existence de processus généraux à partir de cas exceptionnels.

Une autre erreur importante plombe les analyses de Florida: le choix des échelles. En effet, personne ne peut nier que des villes comme Stratford en Ontario ont orienté leur développement économique en fonction de l’offre culturelle, ni que certains quartiers au sein de grandes villes se sont dynamisés grâce à la présence d’artistes (souvent éjectés par la suite, d’ailleurs). Certains quartiers  ou villes péri-phériques se développent comme sites clés du maillage culturel urbain: mais ce ne sont pas ces lieux qui initient le développement des métropoles. C’est, au contraire, la présence dans une agglomération d’un marché potentiel—la classe créative—qui permet à certains quartiers ou centres périphériques de se développer sur des assises culturelles. Si l’on change d’échelle et que l’on compare les grands pôles urbains les uns aux autres, l’impact de l’offre culturelle sur le développement ne s’observe plus.


La culture fondamentale pour l’économie

La culture est bien sûr un élément fondamental des activités économiques, mais son rôle est complexe et n’a rien à voir avec les politiques simplistes avancées dans le cadre du discours sur la classe créative. La clé est de bien définir ce que l’on entend par culture.

J’ai évoqué ci-dessus une culture profonde—c’est-à-dire des normes, des valeurs, des interprétations et des visions partagées—que je distingue de l’offre culturelle destinée aux élites et aux entreprises culturelles à but lucratif (bien que ces dernières s’en inspirent souvent et la façonnent parfois). Cette culture profonde est inhérente au développement des villes pour plusieurs raisons. Les activités culturelles accessibles à tous dans les quartiers animent la ville: elles conduisent les jeunes à explorer des mondes, des concepts et des idées qui leur sont souvent étrangers et participent ainsi à leur formation. Grâce à elles, dans 10 ou 20 ans, la population locale et les immigrants auront la capacité d’imaginer des mondes différents, de réagir aux changements imposés de l’extérieur et d’assurer l’avenir des entreprises qui génèrent la richesse des villes.

De plus, dans un monde de mobilité, il est parfois difficile d’identifier une «population locale». Les activités culturelles pour tous entretiennent une cohésion, c’est-à-dire un imaginaire commun qui caractérise une ville et lui confère son identité malgré les arrivées et les départs. La ville ne relève-t-elle pas davantage de cet imaginaire, plutôt que des personnes qui, au hasard de leurs migrations, s’y posent? La culture—et nous le voyons bien dans la politique culturelle de Montréal—, c’est aussi le patrimoine et l’histoire, qui participent au sentiment d’appartenance collectif.

Enfin, les entreprises du secteur culturel ont un poids économique important, parce qu’elles créent directement des richesses. Comme tout autre secteur, la culture a donc un rôle essentiel à jouer, tant au sein des entreprises que dans les réseaux et collaborations qui se nouent entre les différents domaines.


Michel-Ange et les Médicis

L’idée populaire associant la culture au développement économique des villes renvoie à un système de pensée plus large qui relie croissance économique et élite mobile: la théorie de la classe créative. Selon cette théorie, Michel-Ange et Leonardo de Vinci se seraient installés à Florence pour des motifs inconnus et leur simple présence aurait attiré les Médicis. Une fois sur place, cette richissime famille aurait créé ses banques et autres activités d’affaires favorisant le rayonnement de la ville...

L’histoire de la Renaissance indique bien le contraire: les Médicis ont construit leur empire mercantile et financier durant plusieurs centaines d’années. Cette richesse a permis à Florence de créer des écoles d’artistes dont l’offre, aussi géniale qu’elle soit, répondait à une demande.

Au fond, rien n’a changé: il est tout aussi saugrenu aujourd’hui qu’il l’était hier de supposer que l’offre culturelle est un facteur initiant la richesse des villes. Sur le plan économique, elle se développe là où se trouve la demande et réussit parfois même à s’exporter. Si l’on considère les activités culturelles comme vecteurs et reflets des valeurs fondamentales participant à l’imaginaire collectif, elles structurent à long terme la culture profonde, en particulier les comportements qui façonnent la vie économique.

Or ce n’est pas de cette culture dont parle Florida: pour lui, la culture est un appât, au même titre que le soleil, la plage, les belles avenues, voire les salaires élevés qui attireraient l’élite économique mobile afin d’augmenter le pib local. Une élite sans doute prête à partir dès que de meilleures offres lui parviendront d’ailleurs... Prétendre que cette élite se déplacerait vers des lieux sans occasions d’affaires prometteuses, qu’elle y resterait et que sa présence profiterait à la population locale reste, au mieux, douteux. 


Richard Shearmur, professeur d’économie régionale et urbaine à l’INRS, est lui-même mobile. Né an Angleterre et élevé en France, il est arrivé à Montréal en 1994 après avoir étudié à Cambridge. Ses travaux portent sur le développement économique des villes et des régions et sur la mobilité des personnes et des entreprises. Plus particulièrement, Richard Shearmur s’intéresse aux liens entre innovation et développement économique.


Pour aller plus loin

The Rise of the Creative Class, Richard Florida, Basic Books, 2002, 416 p.

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