Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Dans cette chronique aux allures de bilan, notre rédacteur en chef s’interroge sur notre insatiable besoin de renouveau.
C’est difficile à croire, comme ça, mais nous en sommes déjà à la moitié des années 10. Peut-être que c’est moi qui étais distrait ou trop occupé à lancer des projets improbables, ou peut-être que je vieillis, tout simplement, et que je n’ai pas vu les saisons défiler ou n’y ai pas consacré la même attention que, plus jeune, je portais au temps qui passe. Mais il me semble que le sentiment doit être partagé par d’autres que moi: la moitié de la décennie s’est écoulée sans que celle-ci donne l’impression d’avoir vraiment commencé.
Mais quand on y réfléchit, qu’on essaie de déterminer comment on s’est sentis, au juste, durant cette demi-décade, une image vient à l’esprit: celle d’un puits qui n’arrive pas à revenir à son niveau normal. Jusqu’à maintenant, les années 10 ont été la décennie du manque à gagner, du rattrapage toujours insuffisant, du constant besoin de régénérescence.
L’économie, bien sûr, a joué un rôle déterminant dans la cristallisation de cette impression. Après tout, la décennie s’est amorcée pendant la plus grave crise de mémoire d’homme et toutes les nations de la planète, à quelques exceptions près, tentent depuis de reprendre du poil de la bête. Malgré plusieurs signes encourageants, la reprise est encore très timide, loin de la sacrosainte croissance dont nous pensons avoir besoin.
Mais ce sentiment d’insuffisance va bien au--delà des considérations économiques. Il y a notre milieu politique à bout de souffle, par exemple, apparemment condamné à recycler des idées qu’on croyait invalidées par le 20e siècle (l’extrême droite! Le -nationalisme ethnique! Le nationalisme tout court!). Il y a nos infrastructures en état de détérioration avancée, nos déficits publics récurrents, nos régimes de retraite sous-capitalisés, le courrier qu’on ne peut juste plus livrer à la maison, nous dit-on—l’impression générale que, collectivement, nous manquons d’argent pour nous payer les choses que nous voulons nous payer. Il y a aussi, évidemment, notre environnement saigné à blanc, nos ressources en voie d’épuisement, les dommages sans doute irréparables causés par des ponctions trop importantes, pendant trop longtemps.
Et il y a nous, au milieu de tout ça, avec nos vies que nous souhaiterions à la fois bien remplies mais sereines, stimulantes mais apaisantes, éclatées et drôles et spontanées mais productives et efficaces et planifiées—nos vies au cours desquelles, la plupart du temps, nous n’arrivons à atteindre que la première partie de ces antinomies, ce qui, au final, nous laisse avec un fort besoin de régénérescence ou, à tout le moins, d’un autre café.
J’écris ceci au milieu du mois d’aout, alors qu’à Montréal il reste encore un gros mois de chaleur, de terrasses et de folies dans les grands parcs, la nuit. Mais ici, à 1 800 pieds d’altitude dans les montagnes, l’été a déjà entrepris de laisser place à l’automne. Même si, par les belles journées, la cigale—avec son sens bien connu du déni—continue de chanter, il y a des signes qui ne trompent pas: les branches dont les feuilles ont commencé à changer de couleur, la forêt étrangement tranquille à l’heure du crépuscule, les graminées qui ont séché et ne repousseront plus.
La nature s’apprête à tomber dans une dormance de plusieurs mois qui lui permettra, au printemps -prochain, de produire à nouveau, pour reprendre l’étymologie de régénérer.
Pendant des dizaines de milliers d’années, l’homme a suivi les rythmes de la nature et ses cycles de croissance, déclin, mort, renaissance. Les saisons. Le jour et la nuit. Les évènements naturels qui permettent de tout effacer et de repartir à zéro: feux de forêt, inondations, moussons. Et quand la nature ne suffisait pas à la tâche, nos ancêtres ajoutaient leurs propres rituels de régénération: un territoire de chasse ou une terre agricole étaient par exemple abandonnés lorsqu’ils ne produisaient plus assez, le temps de les laisser refaire leurs forces.
Et il y a nous, au milieu de tout ça, avec nos vies que nous souhaiterions à la fois bien remplies mais sereines, stimulantes mais apaisantes, éclatées et drôles et spontanées mais productives et efficaces et planifiées.
Les individus se reconstituaient en même temps que la nature. Aussi récemment qu’au milieu du 19e siècle, par exemple, on ne faisait pas grand-chose dans les campagnes québécoises, entre les Fêtes et le printemps. C’était le temps de réparer les outils abimés et les cœurs fatigués. «Nous n’avons donc plus jusqu’au 1er mai qu’à nous chauffer, faire notre train et peloter des pipes, nos filles bredassent ou se lissent les cheveux, nos garçons se promènent», raconte un témoin du temps cité par l’historien Jean Provencher dans Les quatre saisons dans la vallée du Saint-Laurent.
Et la nuit, on dormait. Pas de lampes allumées jusqu’à minuit, pas de Breaking Bad au lit, pas de téléphones qu’on active «juste pour voir l’heure». La tombée de la nuit représentait la fin de la journée, il y avait quelque chose qui se mettait sur pause jusqu’au matin. Et quand il arrivait qu’on se réveille au milieu de la nuit (après, cela dit, plus d’heures de sommeil que beaucoup n’en ont maintenant dans une nuit «complète»), on en profitait pour faire un peu de renouvèlement personnel: on lisait, priait, écrivait son journal, analysait ses rêves.
Notre puits existentiel se remplissait à nouveau, on retrouvait quatre barres sur notre batterie intérieure.
La modernité est venue perturber tout ça, bien sûr. Le temps de la nature a été remplacé par celui des horloges, des machines, des quarts de travail, des vols intercontinentaux, des chaines de nouvelles, des réseaux sociaux. Si bien qu’il est devenu possible de garder le même rythme 365 jours par an, le jour comme la nuit. «Ainsi ont été troublés tous les besoins simples et profonds par lesquels la vie se renouvèle», pour le dire avec Rilke [«Lettres à un jeune poète»]. Les fraises sont sur le marché toute l’année—et nous, chaque minute de la journée.
Ou, du moins, en apparence. Dans la réalité de nos jours et de nos nuits, dans notre quotidien go-go-go, dans notre mode production où la switch est mise à off seulement le temps d’une semaine à Cuba ou d’un après-midi dans un spa des Cantons de l’Est, on sent bien qu’il y a quelque chose qui cloche.
Nous avons trop de choses à faire, pas assez de temps pour les faire, ni d’énergie physique et mentale, et tout cela ne nous fait pas nous sentir super bien, vraiment.
Les coupables de ce triste état de fait, selon Marx et Engels, ce sont les capitaux et ceux qui les détiennent. «La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Ce -bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et -vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané», écrivaient-ils dans Le manifeste communiste.
«Disrupt ou be disrupted»: c’est le mantra des années 10. Alors nous rompons comme si notre vie en dépendait—avec le passé, avec les traditions, avec «tout ce qui avait solidité et permanence»—, même si, à la fin de la journée, c’est nous qui sommes les premiers à l’être, rompus.
À l’ère de Tinder [«Enjeu de séduction»], de Bret Easton Ellis [«L’écrivain des générations Asperger»] et des vidéos d’assassinats en direct [«L’horreur virale du nouveau siècle»], il ne reste effectivement plus grand-chose de sacré à profaner.
Et dans le monde plus bourgeois que jamais dans lequel nous vivons aujourd’hui, de Berlin à Shanghai à Luanda, ce constant impératif de renouvèlement est, lui aussi, plus prononcé que jamais.
Nul domaine ne symbolise aussi bien cette nécessité que celui des technologies de communication. Un complexe écosystème d’entrepreneurs, de start-ups, d’investisseurs en capital de risque, de journalistes et de petits actionnaires reste à l’affut du Next Big Thing, du nouveau produit miracle, du prochain marché qui permettra une croissance, quelle qu’elle soit. Qu’importe si ces innovations viennent tout balayer. Qu’importe, même, si nous avons besoin ou non de ces innovations. L’ère est à la «disruption», à la rupture. «Disrupt ou be disrupted», répète-t-on dans les magazines économiques, les écoles de gestion, les présentations de conférenciers à la mode. C’est le mantra des années 10. Alors nous rompons comme si notre vie en dépendait—avec le passé, avec les traditions, avec «tout ce qui avait solidité et permanence»—, même si, à la fin de la journée, c’est nous qui sommes les premiers à l’être, rompus.
À bien des égards, notre existence est devenue une quête permanente de changement, de renouveau. À la manière de nos fils de réseaux sociaux, nous cherchons constamment à rafraichir notre quotidien, à le rendre plus plein de vie. C’est une sorte d’impératif. Le phénomène est symbolisé par notre -attitude devant la création: un artiste—un -musicien, un cinéaste, un écrivain, un artiste -visuel—qui ne se réinvente pas d’œuvre en œuvre est considéré comme stagnant, c’est-à-dire inintéressant. L’approfondissement dans la durée, la patiente -exploration d’un même sillon n’a pas beaucoup de valeur, de nos jours. Et c’est pareil dans nos vies à nous: nous ne voulons pas stagner! Alors nous changeons d’amour tous les deux ans, d’emploi tous les trois ans et de coupe de cheveux tous les six mois. Et comme le cycle des nouvelles, toujours plus rapide, nos cycles existentiels sont de plus en plus courts, nous imposant une pression que ne connaissaient pas nos prédécesseurs.
Paradoxalement—ou sans doute logiquement—, nous sommes devenus obsédés par la régénérescence au moment même où la véritable régénérescence —celle qui s’enracine dans les cycles de la nature et nos rythmes physiologiques—était évacuée de notre vie.
Nous cherchons des trucs, des aides, des expédients pour nous permettre de soutenir la cadence, de continuer à produire et à ne pas stagner, et ce, le plus facilement possible. On dit qu’en l’espace de sept ans, chaque cellule de notre corps se régénère—nous sommes bien décidés à faire le maximum pour chacune d’elles.
C’est vrai pour notre monde comme pour nous-mêmes: il ne restera pas grand-chose à sauver, si nous perdons le présent combat.
Alors on boit de l’eau vitaminée et des smoothies au kale et du bourbon artisanal. On fait des cures, des jeûnes, des séances de formation. On lit Matthieu Ricard et Alain de Botton et Gwyneth Paltrow, on met La méditation pour les nuls sur la table de chevet et une application de biohacking sur notre téléphone. On réfléchit aux neurosciences et on envisage les smart drugs. On rêve à une année sabbatique, mais ce ne sera pas vraiment possible dans cette vie-ci, alors peut-être qu’une fin de semaine dans le Maine pourrait faire l’affaire? On expérimente avec les power naps et l’eau de coco.
Mais ça ne marche pas vraiment, bien sûr. Le puits à sec est toujours là. Alors nous nous disons que le problème doit bien venir de nous, et nous nous entrainons plus fort ou moins fort, nous continuons à taponner avec notre alimentation, à chercher la séquence optimale de nos activités quotidiennes (le yoga avant ou après le déjeuner?). Nous laissons une place importante au quinoa.
Sur le plan collectif, c’est encore moins simple. Oh, nous les voyons bien, les signes qui démontrent la nécessité d’une régénération sociale. Nous voyons l’état de l’environnement, de la vie politique, du discours médiatique. Nous voyons la pollution, la collusion, la corruption (définition de régénération: «Renaissance de ce qui était corrompu, affaibli»). Nous voyons tout cela, oui, plus que jamais, mais nous ne savons pas trop ce qu’il faut faire pour mettre en place un véritable renouveau.
«À la fin tu es las de ce monde ancien», écrivait Guillaume Apollinaire il y a 100 ans, dans un appel à tourner la page sur une époque au bout de ses ressources. Et las, nous le sommes. Mais nous avons vu le 20e siècle, nous avons vu les campagnes ukrainiennes des années 1930 et la révolution culturelle et la lente mise à mort de la social-démocratie, et nous savons qu’en 2014 on ne peut plus penser refaire le monde de fond en comble comme on pensait pouvoir le faire en 1919 ou en 1949, alors que les plus grands esprits de ces générations croyaient possible de créer un nouvel environnement d’immeubles, de villes, d’images et d’outils, qui permettrait assurément de créer une meilleure société.
L’utopie n’est pas très tentante, quand elle s’est avérée aussi utopique. Et après avoir vu les ravages de la modernité, il peut être difficile de penser que ce qu’il nous faut, c’est encore plus de modernité.
Malgré tout reste la certitude que les choses doivent changer, si elles veulent continuer à être, tout simplement. C’est vrai pour notre monde comme pour nous-mêmes: il ne restera pas grand-chose à sauver, si nous perdons le présent combat.
Et certaines choses se régénèrent effectivement. Par exemple, ce magazine a déjà consacré beaucoup d’espace, depuis sa naissance, au présent renouveau des villes et à la nécessité de poursuivre dans cette voie. Le monde serait assurément meilleur si les paliers administratifs supérieurs se réformaient comme ont pu le faire d’innombrables villes à travers le monde.
Il y a de l’espoir, c’est certain.
Mais de manière générale, la régénérescence est un processus difficile, qui va à l’encontre de l’ordre établi, de l’inertie naturelle des organisations, des structures et des gens. Il faut beaucoup d’énergie, pour changer le cours des choses—et de l’énergie, nous semblons justement en manquer un peu, par les temps qui courent. Il va falloir trouver en nous de nouvelles réserves.
Dans ce sixième numéro de Nouveau Projet, les textes de notre dossier abordent tous, de manière plus ou moins directe, cette question de la régénérescence. Comme à notre habitude, nous n’avons pas cherché à traiter le sujet de manière exhaustive, mais plutôt à l’examiner par la bande, à travers des angles et des tons différents.
L’auteur Nicolas Charette [«Le picker est un animal marchand»] nous présente un reportage dans lequel les objets, tout autant que les humains, entreprennent une deuxième (et troisième, et quatrième) vie.
Rémy Bourdillon et Pierre-Yves Cezard signent un très beau bédéreportage [«La pointe des utopies»] sur la renaissance, bénéfique à toute une communauté, d’un bâtiment industriel.
Dans un essai lyrique à la fois drôle et touchant, Rafaële Germain [«Plage Laval»] nous raconte comment son quartier d’adoption, en apparence imperméable à toute évolution, a paradoxalement provoqué en elle de profonds changements.
Et finalement, le philosophe et auteur français Philippe Nassif a écrit, à notre demande, un essai sur la nécessité de faire le vide pour mieux s’emplir des choses importantes [«Le passage au vide»].
Alors en attendant la régénérescence profonde dont nous avons besoin, il y a ça: le bruissement des feuilles de peupliers, le soleil oblique de l’automne, déjà, l’hémisphère Nord sur le point de basculer dans le froid qui engourdit et permet de refaire ses forces.
Et, au-delà, il y a la deuxième moitié des années 10 qui s’étend devant nos yeux fatigués par trop d’écrans et d’images et de nuits tronquées, cinq années qui pourront permettre de faire plein de choses, à condition de prendre conscience du fait que le temps passe vite et que le moment d’agir, c’est maintenant, si on veut faire quelque chose de mieux de cette décennie déjà bien entamée, la décennie du renouveau plutôt que celle du manque, celle où la résurgence de nos corps, de nos esprits et de nos communautés se sera confirmée.
Lantier, Québec—Aout 2014
Parlant de régénérescence, on peut dire que Nouveau Projet en a vécu toute une, ces derniers mois. Au début de l’été, la faillite de notre distributeur nous a placés dans une situation financière difficile, alors que nous avons perdu plus de 60 000$, une somme très substantielle pour nous. Après avoir épuisé toutes les autres solutions, nous avons fait appel à vous, et les résultats ont été extraordinaires. Nous avons été profondément touchés de vous voir si nombreux à nos côtés. La liste du millier de contributeurs à notre campagne de soutien se trouve dans les pages suivantes. Merci du fond du cœur pour le support, les dollars et les mots d’amour régénérants. NL
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors que les frontières se referment et que grandissent la peur de l’autre et le désir de nous retrouver «entre nous», quel espoir y a-t-il pour l’entraide dont nous avons si cruellement besoin, en ce moment critique?
Comment notre époque peut-elle en même temps sembler aussi spectaculairement catastrophique et profondément ennuyante, par bouts?