Solidarité organique: j’ai donné mon rein à un·e inconnu·e
Solidarité organique: j’ai donné mon rein à un·e inconnu·e
Le récit d’une collaboratrice qui a entrepris de faire un don d’organe non dirigé de son vivant. Un acte de bienveillance presque radical.
Les dons d’organes non dirigés. Les transplantations rénales. Le réveil après une anesthésie générale. Tina Turner et Stevie Wonder. Le pouvoir de sauver une vie.
«Vous êtes madame?»
Pour la cinquième fois en autant de minutes, je donne mon nom, ma date de naissance et la raison de ma visite à une personne masquée qui hoche la tête. J’ai réussi, la nervosité ne m’aura pas fait oublier mon identité.
Tout en replaçant des papiers dans un cartable, elle ajoute: «Est-ce indiscret de demander si vous le faites pour quelqu’un que vous connaissez?
— Non, pas du tout. Je ne sais rien du receveur. Juste qu’il va sans doute avoir un nouveau rein aujourd’hui.»
L’anesthésiste nous rejoint. Elle me demande de m’identifier (sixième fois!), et si j’ai mal au cœur en auto. Je cherche la bonne réponse, je m’efforce d’être précise: pas tant, mais quand même un peu. Cela lui semble suffisant. Elle me donne quelques instructions, puis m’invite à rentrer dans une salle d’opération du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM).
Jusqu’à présent, j’étais couchée dans le lit roulant qui devait m’amener au bloc opératoire. Comme une personne malade. Sauf que moi, je suis en pleine forme. La veille, j’avais battu un record de puissance—et plein de gars—à vélo sur Zwift. Les quelques pas qui me séparaient de la salle d’opération étaient les derniers que j’allais faire avec mes deux reins. Avec mes pantoufles en filet bleues aussi.
«Je peux y aller à pied?
— Oui oui, pas de problème.»
La salle n’avait rien d’extraordinaire. Plutôt petite, bien éclairée. Quelques écrans, des instruments et des photos qui montrent comment les disposer. Au centre, une table étroite, surmontée de deux accoudoirs qui lui donnaient une forme de croix. J’ai immédiatement pensé aux tables d’exécution, avant de chasser cette idée glauque. À l’invitation du personnel, je me suis couchée sur le dos et j’ai allongé les bras. C’était franchement inconfortable, et dur, comme de s’étendre sur une planche de bois. Mais c’était mon choix, j’avais clairement exprimé mon consentement. J’allais donner un rein à un·e inconnu·e.
La dialyse ou la greffe
«Madame Desaulniers, il faut vous réveiller.» Je me souviens d’avoir songé à ma mère, comme chaque fois qu’on m’appelle Madame Desaulniers. Puis j’ai remis mes idées en ordre: l’opération avait eu lieu. J’allais bien. Que s’était-il passé exactement? Tout semblait flou à ma mémoire grugée par l’anesthésie.
Plus tard, j’ai retrouvé un selfie sur mon téléphone. J’ai l’air drogué, avec de l’oxygène plein le nez. J'avais au moins eu la présence d’esprit de ne pas publier ça sur Instagram. En fin d’après-midi, le médecin m’a libérée de mes dernières inquiétudes. La chirurgie du receveur ou de la receveuse s’était, elle aussi, bien déroulée.
Pas grand-chose ne me prédestinait à donner un rein. Enfant, je voulais devenir infirmière. J’avais le kit Fisher-Price avec stéthoscope, seringue et tensiomètre pour prodiguer de bons soins à mes poupées. Mon intérêt pour la santé humaine n’a pas fait long feu le jour où, accompagnant mon père donner du sang, je constatais que la simple présence d’une aiguille non certifiée Fisher-Price me faisait voir des picots noirs. Je n’ai jamais suivi de série médicale ni été proche d’une personne malade. À l’âge adulte, ma seule visite à l’hôpital remonte au cégep, parce que je m’étais évanouie dans les toilettes d’un bar trifluvien. J’avais dû quitter le party de fin de session en ambulance (la honte).
Vous comprendrez donc que mes connaissances du don d’organes et de la santé en général étaient très limitées lorsque j’ai envoyé un courriel à l’équipe de transplantation du CHUM.
Je voulais savoir si je pouvais donner sur une base anonyme.
Je savais vaguement que la majorité des organes transplantés proviennent de donneur·euse·s décédé·e·s. Mais je n’étais pas trop au courant des enjeux derrière tout ça, et c’est par hasard seulement que j’ai entendu parler du don vivant. Une quinzaine d’années plus tôt, des collègues m’avaient en effet raconté que notre programme d’assurances collectives avait refusé d’indemniser un employé du bureau de Toronto qui avait donné un rein. La raison invoquée? La chirurgie était volontaire. Si l’assureur payait ses prestations d’invalidité, il allait devoir le faire pour tout le monde. On avait rigolé autour de la machine à café. Voyons voir, comme si tout le monde allait vouloir offrir un rein à un·e inconnu·e. Il fallait quand même être un peu toqué·e pour faire une chose pareille…
Il y a quelques mois, si on m’avait demandé où se situent les reins, j’aurais sans doute pointé le creux au-dessus des fesses et fait rire de moi: en fait, ils sont plus haut, dans la partie arrière de l’abdomen, au niveau des deux dernières côtes, séparés par la colonne vertébrale.
Ma chatte Souzex est décédée le printemps dernier après avoir souffert d’insuffisance rénale, comme tant de vieux félins. Je l’ai vue lentement perdre son intérêt pour tout, même pour la bouffe molle, et s’effondrer. Son départ m’a donné une raison de lire sur la fonction des reins. Ces petits organes d’environ quatre centimètres de long pour le chat, douze chez l’humain, ont une forme de haricot rouge (ce n’est pas pour rien qu’ils s’appellent kidney beans en anglais). Ils ajustent la quantité d’eau et de minéraux dans le corps, et éliminent déchets, surplus et toxines. Les reins fabriquent aussi les hormones qui contribuent à réguler la tension artérielle, à produire des globules rouges et à maitriser le taux de calcium dans le sang. Quand ils lâchent, c’est fini: le corps se remplit des substances que les reins auraient dû rejeter. C’est peu dire, les chirurgien·ne·s aiment rappeler que «le rein le plus bête est plus intelligent que le médecin le plus intelligent».
Chez les humain·e·s, l’insuffisance rénale est fréquente. Au Canada, une personne sur dix en est atteinte. Les causes sont nombreuses: diabète, hypertension, hérédité, infections, interactions avec certains médicaments, etc. Les groupes qui sont victimes d’inégalités systémiques (sexisme, racisme, classisme) sont touchés de façon disproportionnée. Une personne peut aussi voir ses reins flancher à la suite d’un accident ou même après avoir ingéré certains champignons (notamment le cortinaire roux, googlez!).
Et comme j’ai pu le constater avec Souzex, ça ne se soigne pas. Lorsque les reins ne suffisent plus à la tâche, deux options sont possibles: la dialyse ou la greffe.
Les patient·e·s en dialyse sont connecté·e·s de longues heures, plusieurs fois par semaine, à une machine qui filtre leur sang. Un traitement qui n’est pas sans hypothéquer leur quotidien ni réduire drastiquement leur espérance de vie: moins d’une personne en dialyse sur deux est encore en vie cinq ans après le début de l’intervention.
L’autre option est la greffe. Un greffon qui provient d’un·e défunt·e (on parle de don cadavérique) permet une survie dans plus de 80% des cas après cinq ans, et est toléré par le corps une douzaine d’années en moyenne, après quoi une autre greffe est possible. Lorsque le don provient d’une personne vivante, le taux de survie après cinq ans frôle les 90%, et le greffon demeure fonctionnel pendant 15 à 20 ans.
D’un point de vue strictement financier, l’État a tout intérêt à encourager les greffes. En effet, selon l’Institut canadien d’information sur la santé (ICS), une dialyse coute 60 000$ par an par patient·e. Par comparaison, une greffe rénale ne coute que 23 000$, auxquels on ajoute quelque 6 000$ annuellement pour les médicaments antirejets. Une transplantation permet donc à l’État d’économiser 250 000$ par personne, par période de cinq ans.
Sauf que la demande est beaucoup plus importante que l’offre. Les patient·e·s passent en moyenne quatre années en dialyse avant d’obtenir une greffe cadavérique. Les personnes qui obtiennent un rein d’un·e donneur·euse vivant·e attendent beaucoup moins longtemps (18 mois), car le don provient généralement d’une connaissance. Mais le don vivant reste minoritaire au Canada, comptant pour moins de 30% des greffes.
Et si je pouvais sauver une vie
C’est facile d’ignorer la réalité des personnes qui sont atteintes de maladies chroniques. Leur souffrance est souvent invisible. J’ai moi-même vécu une grande partie de ma vie sans m’en soucier. Jusqu’au jour où, au milieu de pubs de chars, de statuts trop longs, de photos de pain et de chialage contre les mesures sanitaires, l’algorithme de Facebook m’a montré le message d’un homme qui avait besoin d’une greffe de rein.
Le lien a été instantané. Mon corps de quadragénaire pouvait sauver une vie. J’ai cherché «don de rein» sur Google, je suis tombée sur des sites web construits au début des années 2000, remplis de PDF pas éditables. Tout semblait compliqué. Je ne voulais pas donner à une personne précise. Je ne voulais pas que le·la receveur·euse se sente redevable. Le don me paraitrait plus complet si je m’effaçais... Je voulais suivre l’exemple de mon collègue une décennie plus tôt, et donner anonymement.
Les documents de Transplant Québec m’ont d’abord laissé croire que ce ne serait pas possible. On ne parlait que de parents et d’ami·e·s. Mais un petit paragraphe au bas d’une longue page sur le site du gouvernement du Québec m’a rassurée: «[l]e donneur peut aussi ne pas connaitre de receveur et décider de donner un rein. Le rein est alors transplanté à une personne en attente d’une greffe, qui est inconnue du donneur».
Dans les mois qui ont suivi, j’ai eu des dizaines de discussions avec l’infirmière du centre de transplantation et j’ai subi une batterie de tests. J’ai arrêté de compter les prises de sang, et j’ai cessé de voir des picots noirs. J’ai collecté mon urine pendant 24 heures, dans un beau bidon orange que j’ai gardé au frigo (ce jour-là, j’ai fait du télétravail). J’ai eu des scans, des rayons X; on a pris ma tension pendant une journée complète, on m’a fait passer une mammographie, on m’a fait rencontrer une travailleuse sociale, une psychologue, le chirurgien. J’ai reçu des tonnes d’appels de numéros masqués. Je buvais deux litres d’eau par jour et je continuais de courir chaque matin, parfois même après un rendez-vous à l’hôpital.
Je savais que je pouvais me retirer à n’importe quel moment. Mais plus j’avançais dans le processus, plus j’étais certaine de moi. J’avais maintenant un but, une motivation encore plus grande qu’une course et des kudos sur Strava. Mon corps avait le potentiel de sauver une vie.
Tous ces tests m’angoissaient un peu; je craignais d’ouvrir une boite de Pandore. C’est ce qui me faisait le plus peur: apprendre que je souffrais d’une maladie. Autour de moi, plein d’amies avaient appris qu’elles étaient atteintes de cancer alors qu’elles se sentaient en bonne santé. Des diagnostics fortuits la plupart du temps. La probabilité de découvrir quelque chose d’anormal chez moi me semblait importante. Ça voudrait dire davantage de tests, de l’attente, des traitements—et oublier le don, du moins temporairement.
Changer de couloir aussi. Plutôt qu’être la donneuse, je deviendrais la patiente. Étais-je prête?
Lors de notre première rencontre, le néphrologue (le médecin spécialiste des reins qui allait s’occuper de moi) m’a dessiné un beau graphique. Il l’a même fait à l’envers, pour que je puisse le lire sans qu’il ait à tourner la feuille. Après 40 ans, on perd environ 6% de nos fonctions rénales par décennie. En enlevant un rein, le second travaille un peu plus; j’allais ainsi reprendre la moitié de ce que j’avais perdu. Deux mois après ma sortie de l’hôpital, j’aurais un peu moins de 75% de ma capacité rénale.
En maintenant un mode de vie équilibré, je pourrais donc vivre en bonne santé très longtemps. Rien de bien sorcier: continuer de pratiquer un sport, avoir une alimentation saine, éviter de fumer, faire attention aux infections urinaires, visiter ma médecin chaque année et préférer le Tylenol aux Advil. J’ai toujours acheté des Advil, essentiellement pour une question de branding, mais j’étais prête à révolutionner mes habitudes (oui, oui).
Et les dangers de la chirurgie elle-même? Quand j’ai posé la question, le médecin a ouvert un PowerPoint, exposant une diapo au titre sobre. On y comparait le risque d’un don de rein avec d’autres procédures (manifestement, mes questions manquaient d’originalité).
La nerd en moi n’a pas pu s’empêcher de prendre l’écran en photo.
J’ai compris que la chirurgie était un peu plus risquée qu’un accouchement vaginal, mais pas plus qu’une césarienne, et sans doute pas mal moins qu’une liposuccion. Des complications pouvaient bien sûr survenir, mais la grande majorité étaient relativement mineures, comme une infection des voies urinaires ou une fièvre.
Lorsque je parlais de mon projet autour de moi, une question revenait souvent. Et si j’avais un jour besoin d’un rein? Ou un·e proche? Certes, la probabilité est faible. Mais l’équipe médicale m’a rassurée: je serais tout en haut de la liste d’attente. Un programme était même en cours de développement à l’échelle nationale pour que les donneur·euse·s puissent identifier des personnes de leur entourage qui pourraient avoir besoin d’une greffe. Si l’une d’entre elles devait recevoir une transplantation, elle serait prioritaire.
J’ai aussi découvert un groupe de soutien en ligne, Kidney Donors Athletes (KDA), et rencontré une jumelle de don avec la même date de chirurgie que moi. Nous avons échangé quelques mots d’encouragement et des photos de nos perfusions. C’était rassurant de voir le nombre de donneur·euse·s en pleine forme. Les semaines qui suivraient la chirurgie seraient sans doute difficiles, mais j’avais la preuve que je pourrais continuer à ramasser des kudos sur Strava, et peut-être viser un demi-marathon en portant un T-shirt KDA.
Une saison d’inconfort, c’était quoi pour redonner un peu de liberté à quelqu’un·e?
Une brève histoire des dons d'organes
Jusque dans les années 1950, les gens qui souffraient d’insuffisance rénale étaient condamnés à mort. La dialyse venait à peine d’être découverte, et l’idée de transplanter un organe d’une personne à l’autre relevait de la science-fiction. Dix ans plus tard, plusieurs organes avaient été transplantés. Mais ce n’est que dans les années 1980, avec l’approbation de la ciclosporine (un agent immunosuppresseur qui sert à inhiber l’activité du système immunitaire, donc à éviter le rejet), que la greffe a réellement pris son envol.
Bref, si j’étais née quelques décennies plus tôt, j’aurais peut-être pu investir dans l’immobilier, mais je n’aurais pas pu donner un rein.
En décembre 1954, Richard Herrick fut le premier patient à obtenir une greffe de rein. Âgé d’à peine 23 ans, il souffrait d’une grave maladie rénale et ses jours étaient comptés. Son frère, Ronald, était prêt à tout pour le sauver. Même lui donner un rein, supplia-t-il son médecin. Ça ne s’était jamais fait: la transplantation ne fonctionnerait pas, le corps de Richard rejetterait l’organe. À moins qu’il y ait une petite chance… Après tout, Richard et Ronald étaient des jumeaux identiques. Est-ce que ça pouvait faire une différence?
Les deux frères ont été confiés à une équipe dirigée par le docteur Joseph E. Murray à Harvard, lauréat du Nobel de médecine en 1990. Murray avait commencé sa pratique en chirurgie plastique dans les années 1940. C’est en reconstruisant les mains et visages des blessés de la Seconde Guerre mondiale qu’il avait expérimenté ses premières greffes: de la peau, prélevée sur des soldats décédés, apposée temporairement sur les grands brulés en attendant que la leur se régénère. Après la guerre, il a rejoint un groupe de chercheurs qui travaillait sur l’insuffisance rénale.
En voyant arriver les frères Herrick, le chirurgien se montra d’abord hésitant. Ronald comprenait-il vraiment ce que ce don impliquait? Il en doutait, car si de premières données semblaient montrer que vivre avec un seul rein ne comportait aucun danger, les études manquaient. C’était sans parler des risques liés à la chirurgie, difficiles à évaluer. Murray et son équipe consultèrent de nombreux collègues, des avocats et des membres du clergé (on n’est jamais trop prudent).
La veille de la chirurgie, Richard envoya un mot urgent à la chambre de son frère: «Sors et rentre chez toi!» La réponse de Ronald fut sans équivoque: «Je suis ici, et je vais rester.»
La chirurgie a été couronnée de succès. Le rein de Ronald fut transplanté dans la fosse iliaque (le bas de l’abdomen) de Richard, comme ça se fait encore aujourd’hui. La convalescence des frères fut rapide. Richard quitta l’hôpital après deux semaines, et profita de son séjour pour faire la cour à l’infirmière qui avait pris soin de lui à son réveil. Ils se marièrent et eurent deux enfants. La greffe lui permit de vivre encore huit ans, jusqu’à ce que la maladie s’attaque à son nouveau rein. Ronald, quant à lui, est décédé à l’âge vénérable de 79 ans.
On continua à pratiquer des greffes entre jumeaux et jumelles jusqu’au début des années 1960. Au Québec, la première transplantation de ce genre a été réalisée en 1958, à l’hôpital Royal Victoria. Les progrès des immunosuppresseurs ont ensuite rendu possibles les dons cadavériques et de donneur·euse·s vivant·e·s autres que gémellaires. C’est en 1962 que Murray a réussi sa première transplantation rénale à partir d’un donneur sans lien de parenté.
Malgré ces avancées, le corps médical a longtemps cru que les dons de personnes liées par le sang étaient préférables aux autres. Il faut dire que l’ablation d’un rein était plus douloureuse et invasive qu’elle ne l’est aujourd’hui: jusqu’au milieu des années 1990, il était nécessaire de casser la côte du·de la donneur·euse, ce qui laissait une importante cicatrice. Aujourd’hui, avec la laparoscopie, on pratique quatre petites entailles sur l’abdomen, par lesquelles on insère instruments et caméras, ainsi qu’une ouverture semblable à celle d’une césarienne au-dessus du pubis.
S’il est dorénavant théoriquement possible d’offrir des perspectives de vie à peu près normale aux personnes souffrant d’insuffisance rénale, un problème demeure: le manque de reins disponibles.
Folie, altruisme et superpouvoirs
À ma grande surprise, j’ai découvert qu’il était interdit d’offrir son organe à quelqu’un·e qu’on ne connait pas (comme moi l’hiver dernier) jusqu’au début des années 2000 en Amérique du Nord. Selon un article publié dans Seminars in Psychiatry en 1971, le don de rein non dirigé était considéré comme «impulsif, suspect et répugnant». Pour le personnel soignant, l’opération n’était justifiable que si les donneur·euse·s en tiraient un véritable bénéfice. Comme une mère qui évite à sa fille d’interminables séances de dialyse, et qui s’épargne le chagrin de la voir souffrir, ou de la perdre. Mais sans intérêt personnel en jeu, ce geste ne faisait aucun sens.
Le premier cas documenté de don de rein à un·e inconnu·e est celui de Sunyana Graef en 1999. C’est son chirurgien, le docteur Reginald Gohh, qui a raconté son histoire dans un article du Nephrology Dialysis Transplantation. Lorsque la fondatrice du Vermont Zen Center, en banlieue de Burlington, a communiqué avec un hôpital du Massachusetts pour donner un rein, elle n’avait jamais entendu parler de don anonyme. Elle s’était toutefois renseignée sur les risques de l’opération, et son projet lui paraissait conforme au vœu bouddhiste d’aider tous les êtres vivants.
Elle était prête. Mais ce n’était pas possible. L’hôpital a décliné son offre.
Graef s’est alors tournée vers l’Université Brown à Rhode Island où on l’a laissé préciser ses motivations à l’équipe de transplantation. Non, elle n’était pas folle. Oui, la générosité constituait une raison légitime de procéder. Les spécialistes se sont alors rendu·e·s à l’évidence.
De nos jours, la plupart des centres nord-américains acceptent les dons non dirigés. Bien que ceux-ci ne soient pas très nombreux, on en voit de plus en plus chaque année. Aux États-Unis, de cinq en 2000, on est passés à près de 340 en 2020. Un nombre important (mais difficile à estimer) de personnes en attente d’une greffe rencontrent aussi leur donneur ou donneuse sur les réseaux sociaux ou dans des forums spécialisés.
En Europe, la situation est complètement différente. Le don altruiste y est encore illégal dans de nombreux pays. Là-bas, enlever un rein à une personne en bonne santé est vu comme une violation du principe antique Primum non nocere, «d’abord, ne pas nuire». Pire, pour le docteur Emmanuel Morelon, chef du Service de transplantation, néphrologie et immunologie clinique de l’hôpital Edouard Herriot à Lyon, le don altruiste demeure tout simplement suspect, synonyme d’un problème psychiatrique1«Vous allez peut-être dire que je suis un peu cynique, mais tout le monde ne s’appelle pas Jésus-Christ. J’aurais tendance à tenir la générosité pour suspecte. Il me semble difficile de comprendre ce qui peut motiver une personne à vouloir donner un rein à un inconnu sans rien attendre en retour, à moins de se sentir investie d’une mission de sauvetage. On peut faire beaucoup de bonnes choses dans ce monde pour aider les autres, sans aller jusqu’à donner un rein. D’autant qu’on ne meurt pas d’une insuffisance rénale. Donc, il y a dans le don altruiste quelque chose de presque malsain, à la limite du champ de la psychiatrie», a-t-il confié avec mépris à Francesca Sacco dans Qui veut mon rein? (2022)..
Heureusement, le Canada respecte l’autonomie des patient·e·s, et le don non dirigé fait partie intégrante de ses programmes de don vivant. On estime que les candidat·e·s n’ont pas besoin d’être protégé·e·s d’elleux-mêmes. Mais il n’y en a qu’une trentaine chaque année, dont une poignée au Québec. Pas étonnant que ma décision, bien qu’accueillie favorablement, ait surpris plusieurs soignant·e·s.
Assez tôt dans mes démarches, le néphrologue m’a posé une question insolite. Préférais-je donner à quelqu’un·e sur la liste de Transplant Québec, ou via le Programme de don croisé de la Société canadienne du sang? J’ai tendance à fuir la prise de décision autant que possible: comme végane, je suis habituée à ne pas avoir beaucoup de choix au restaurant. Je laisse ma coiffeuse faire ce qu’elle veut avec mes cheveux, et je me fie à Netflix pour me recommander une nouvelle série. Mais là, je devais prendre une décision.
Transplant Québec gère la liste de toutes les personnes en attente d’une greffe d’organe au Québec. À l’heure actuelle, elle compte 544 noms. Dès qu’un rein devient disponible, soit parce qu’une personne décède ou qu’un·e donneur·euse anonyme se manifeste, l’organe est attribué sur la base de différents critères: la durée de la dialyse, la compatibilité des tissus, le taux d’anticorps (les patient·e·s qui ont un taux d’anticorps élevé sont prioritaires, car il est plus difficile de leur trouver des organes), l’âge du·de la patient·e, etc. Il existe aussi des grilles pour traiter les urgences.
Depuis 2009, la Société canadienne du sang administre le Programme de don croisé à l’échelle du pays. Ce programme repose sur le fait que certaines personnes en attente d’une greffe sont biologiquement incompatibles avec la personne qui souhaite leur donner un rein. Supposons que votre amie ait besoin d’un rein, mais que les tests montrent que son corps rejetterait le vôtre. Grâce au Programme, vous pourriez être jumelé·e avec un autre duo, qui se trouve dans la même situation.
Dans le schéma le plus simple, le·la donneur·euse de la paire A offre son rein au·à la receveur·euse de la paire B et vice-versa.
- Figure: Andrés Quijano
Un autre scénario géré par la Société canadienne du sang, plus fréquent (65% des cas), est la chaine en domino, dans lequel un·e donneur·euse sans receveur·euse désigné·e donne un organe à la personne de la paire A—admettons votre amie. Vous donnez alors votre rein au·à la receveur·euse du couple B, et ainsi de suite. Le dernier rein à la fin de la chaine va à une personne sur la liste d’attente de la province d’origine de la donneuse qui l’a amorcée. Si je donnais à travers ce programme, un rein reviendrait quand même sur la liste de Transplant Québec.
- Figure: Andrés Quijano
Mon choix était évident: plutôt que sauver une vie, mon rein allait contribuer à en sauver plusieurs via le Programme de don croisé. Il gagnait des superpouvoirs et allait partir quelque part au pays, poursuivre sa vie, s’inscrire dans une chaine de solidarité.
Comment surmonter la pénurie?
De nombreuses vedettes comme Tina Turner, Stevie Wonder et Selena Gomez doivent leur vie à une transplantation rénale. Mais tous les gens qui souffrent d’insuffisance rénale n’ont pas eu cette chance. En 2020, au Canada seulement, 110 personnes sont décédées avant d’obtenir la greffe qu’elles attendaient.
À peu près partout, les listes d’attente ne cessent de s’allonger, et le Canada ne fait pas exception. À l’heure actuelle, ce sont 3 300 concitoyen·ne·s qui espèrent recevoir un nouveau rein, alors que 1 800 chirurgies sont pratiquées chaque année. Bref, des milliers de personnes souffrent dans l’attente de retrouver une vie normale.
Pendant ce temps, les médias traitent de la pénurie d’organes comme des changements climatiques: la question est complexe, déprimante, on la maitrise mal, et elle n’arrive pas à susciter les passions. Évidemment, on nous répète qu’on peut faire la différence en signant notre carte d’assurance maladie, et en parlant à nos proches. Mais les chances que nos organes soient prélevés au moment de notre décès sont en réalité très minces. En 2012, sur les 156 000 personnes décédées dans un centre hospitalier au pays, 3 088 ont été identifiées par l’Institut canadien pour la santé (ICIS) comme des candidat·e·s au don d’organes (leur consentement était explicite et leurs organes n’étaient pas trop endommagés). Selon le même Institut, on en a seulement retenu 540.
Ce qu’on comprend en lisant ses chiffres, c’est qu’une multitude de facteurs limitent actuellement le nombre de donneur·euse·s décédé·e·s: mauvaise identification des organes par le personnel médical, manque d’équipes de prélèvement ou de ressources hospitalières, désaccord des familles, etc.
Fin 2021, on annonce qu’un premier rein de porc génétiquement modifié a été transplanté sur un humain. Quelques semaines plus tard, un second cas, publié dans l’American Journal of Transplantation, est rapporté par l’Université de l’Alabama.
Ces premières histoires d’organes animaux transplantés chez des humain·e·s frappent l’imaginaire, mais de nombreuses questions restent sans réponse quant à la faisabilité et aux conséquences à long terme de telles opérations. Les greffes ont été pratiquées sur des patient·e·s en état de mort cérébrale, et n’ont été monitorées que pendant quelques heures. Oui, les reins transplantés ont été capables de fabriquer de l’urine. Mais les reins sont des machines complexes (plus intelligentes que le médecin le plus intelligent!). Un rein de porc peut-il accomplir toutes ses fonctions dans un corps humain (production d’hormones, de globules rouges, régulation du calcium, de la tension artérielle, etc.)? À qui iraient ces organes? À quel prix? Risque-t-on de creuser les inégalités, de créer une nouvelle classe de malades?
Qui plus est, on est en droit de se demander si cette histoire, largement relayée par les médias, relève véritablement de la science ou s’il s’agit d’une opération marketing. Les porcs ont été fournis par Revivicor, une entreprise dérivée de PPL Therapeutics qui a fait les manchettes en 1996 pour avoir créé la brebis Dolly, le premier mammifère cloné de l’histoire. Revivicor est aujourd’hui une filiale de la United Therapeutics Corporation, une entreprise pharmaceutique cotée en bourse qui a largement participé au financement des transplantations. Son action se négocie à près de 205$, après avoir gagné plus de 20% l’année dernière.
Ces récentes tentatives de xénotransplantations nous rappellent par ailleurs que les humain·e·s exploitent depuis longtemps les groupes considérés comme étant inférieurs—pour leurs reins, leur foie, leur cœur, leurs poumons et leurs yeux. En Inde, par exemple, les femmes ne comptent que pour 18% des greffé·e·s, mais constituent 74% des donneur·euse·s vivant·e·s. Dans cette société fortement inégalitaire, il est attendu qu’elles donnent un organe qu’elles ne sont pas dignes de recevoir. On raconte même que des hommes se marient simplement pour recevoir un rein de leur épouse.
Des millions de personnes ont été témoins des horreurs du trafic humain dans la série à succès Squid Game, où les organes des participant·e·s décédé·e·s sont prélevés pour être vendus. Ce n’est malheureusement pas que de la fiction. L’an dernier, un groupe d’expert·e·s indépendant·e·s des Nations unies a fait part de ses préoccupations concernant les allégations de prélèvements d’organes sur des personnes issues de groupes minoritaires en détention en Chine, en particulier des pratiquant·e·s de Falun Gong, des Ouïgours, des Tibétains et des chrétiens emprisonnés. Résultat: les délais d’attente pour obtenir une greffe d’organe en Chine sont parmi les plus courts au monde—souvent quelques semaines, ce qui fait de ce pays une destination prisée du tourisme de transplantation.
La situation chinoise n’est pas unique. À l’heure actuelle, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 10% des organes transplantés à l’échelle de la planète proviendraient du marché noir.
Selon toute vraisemblance, les inégalités sociales ne disparaissent pas subitement lorsqu’il est question d’accès à la santé.
Après avoir «fait mes recherches», j’ai compris que la pénurie d’organes n’est pas une fatalité.
On peut augmenter le nombre d’organes disponibles, mais on peut aussi diminuer le nombre de personnes en attente d’une transplantation. Comment? En abaissant la prévalence du diabète et de l’hypertension, les principales causes d’insuffisance rénale chronique. Ces deux maladies endommagent les vaisseaux sanguins qui amènent le sang vers les cellules rénales. Privées d’oxygène, ces cellules meurent, leur nombre diminue progressivement, jusqu’à réduire la capacité de filtration des reins.
Il serait également souhaitable de réduire l’attente et de faciliter l’accès aux soins pour les personnes à risque. Avec des suivis médicaux rapprochés et de bons traitements, l’insuffisance rénale pourrait souvent être prévenue ou retardée.
Reste qu’on aura toujours besoin de reins, et qu’il faut encourager le don vivant et non dirigé de donneur·euse·s solidaires.
Vers une société de donneur·euse·s
Selon les chiffres de l’International Registry in Organ Donation and Transplantation, le Canada comptait dix donneur·euse·s vivant·e·s par million d’habitant·e·s en 2020, alors que d’autres pays, comme la Nouvelle-Zélande et Israël, font beaucoup mieux, avec des taux respectifs de 18 et 30. Quelle est leur recette?
En Nouvelle-Zélande, les donneur·euse·s peuvent être dédommagé·e·s à 100% de leurs pertes financières, contre un montant maximal remboursable de 5 715$ au Québec. Je suis privilégiée. J’habite près du CHUM, et j’ai une bonne assurance invalidité (qui a accepté de payer mon congé de maladie!). Mais la plupart des gens ne peuvent se permettre de ne pas travailler pendant plusieurs semaines.
En Israël, près de 70% des transplantations sont le fruit de dons vivants, une situation unique au monde, en grande partie attribuable à un seul organisme, Matnat Chaim (littéralement «Cadeau de la vie»). Le groupe recrute des donneur·euse·s dans la communauté orthodoxe, créant un effet d’entrainement: il est sans doute beaucoup plus facile de donner après avoir vu sa voisine ou un ami passer par là. Un article paru dans BMC Nephrology attribuait le succès de Matnat Chaim à ses racines religieuses (un passage du Talmud dit «celui qui sauve une vie est comme s’il avait sauvé le monde entier»), mais je suis d’avis que certains aspects du programme peuvent être imités dans le monde séculier: le partage d’expérience sur la dialyse, les séances d’information et la présence de champion·ne·s, ces personnes qui ont déjà donné et qui peuvent témoigner, comme mes Kidney Donors Athletes.
Avec le recul, je constate que beaucoup reste à faire dans la promotion du don vivant au Québec. Sans l’histoire de mon collègue ontarien, je n’aurais jamais su que ce geste était possible. Un nouveau programme lancé avant la pandémie espère justement doubler le nombre de donneur·euses·s vivant·e·s dans la province. Pour le moment, cependant, la très grande majorité des greffes de donneur·euse·s vivant·e·s sont des dons dirigés: les personnes qui souffrent d’insuffisance rénale sont invitées à chercher une solution dans leur entourage. Les forums sont remplis de messages déchirants de gens qui cherchent un rein. Si plusieurs réussissent à trouver leur «bon Samaritain», on imagine sans mal que demander un rein n’est pas quelque chose d’anodin. Déjà qu’il peut être embarrassant de demander à un·e ami·e de garder son chat pendant un voyage…
Les patient·e·s en attente de greffe ont besoin d’options supplémentaires. L’accès à un rein de donneur·euse vivant·e ne doit pas être réservé à ceux et celles qui ont une histoire touchante, ou qui peuvent compter sur un large réseau social.
En 2013, un sondage révélait que 49% des Américain·e·s étaient «très» ou «assez» susceptibles de donner un rein à une personne qu’elles n’auraient jamais rencontrée. À ma connaissance, la population du Québec n’a jamais été sondée sur ce sujet, mais il n’y a pas de raison pour que nos compatriotes soient moins solidaires que nos voisin·e·s du Sud. Il y a certainement des dizaines de Québécois·es prêt·e·s à relever leurs manches (ou leurs chandails) pour offrir un rein à un·e concitoyen·ne dans le besoin.
La recette est connue pour leur en donner les moyens.
J’ai donné mon rein gauche il y a bientôt un mois. Le lendemain de la chirurgie, je marchais déjà dans les couloirs de l’hôpital, mon soluté à la main, pour admirer le lever du soleil sur le pont Jacques-Cartier. Je suis rentrée chez moi deux jours plus tard, et j’ai rapidement pris du mieux. La douleur n’a jamais été trop intense, les Tylenol font des miracles. Mes dernières analyses sanguines montrent que mon rein droit fonctionne parfaitement, et mes plaies sont déjà cicatrisées.
Je me fatigue un peu plus vite qu’avant; je ne suis pas prête à aller courir, mais je peux lire pendant des heures et marcher dans la neige et la slush. Plus que jamais, je me dis que c’est un bien maigre sacrifice pour permettre à mon inconnu·e de retrouver sa vie.
Dans tout ça, j’ai l’impression d’avoir donné un semblant de sens à la mienne. Mon quotidien est le même, mais on dirait qu’avoir pris un petit pas de recul me permet de voir le monde différemment. Ma vie ne se limite plus à planifier un prochain voyage, à faire des Zoom et à commander du vin nature à la SAQ. J’ai l’impression d’avoir touché à quelque chose de plus grand que moi. J’ai pu enfin aider, pour vrai.
Lorsque je parle de ce rein qui filtre maintenant le sang d’une autre personne, on me demande où j’ai trouvé le courage de faire ça. Ce n’est pas si clair pour moi, mais je ne me sens pas courageuse. J’ai plutôt le sentiment que c’était la bonne chose à faire.
Les malades souffrent seuls, ils subissent des procédures et des opérations chirurgicales seuls. À la fin, ils meurent seuls.
La transplantation est différente. Avec la transplantation, quelqu’un d’autre vous accompagne dans votre maladie.
Élise Desaulniers est directrice générale de la SPCA de Montréal. Elle a publié Je mange avec ma tête (Stanké, 2011), Vache à lait (Stanké, 2013) et Le défi végane 21 jours (Trécarré, 2016). Elle a aussi collaboré au collectif Plaidoyer pour une viande sans animal (PUF, 2021). «Avoir son steak sans l'animal mort» est paru dans Nouveau Projet 21.
Pour aller plus loin
Je donne un rein: https://www.jedonneunrein.ca
Kidney Donor Athlete: https://kidneydonorathlete.org/
Wency Leung, «I Donated My Kidney to Help a Stranger. But What About the Person I Couldn't Help?», The Globe and Mail, 27 juin 2020.
Abigail Marsh, Altruistes et psychopathes: leur cerveau est-il différent du nôtre?, Paris, humenSciences, 2019.
Dylan Matthews, «Why I Gave My Kidney to a Stranger—and Why You Should Consider Doing It Too», Vox, 11 avril 2017.
Joshua D. Mezrich, When Death Becomes Life. Notes from a Transplant Surgeon, New York, HarperCollins Publishers, 2020.
Ian Parker, «The Gift: Zell Kravinsky Gave Away Millions. But Somehow It Wasn’t Enough», New Yorker, 25 juillet 2004.
Transplant Québec, «Don vivant».
Société canadienne du sang, «Le don croisé de rein».
Claire Wilson, «Why You Give One of Your Kidneys to a Stranger», NewScientist, 21 juin 2017.