Tricofil: la couture sans patron

Marc-André Cyr
Compagnie Tricofil. Saint-Jérôme. credit: Photo: Adrien Hubert, Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
Compagnie Tricofil. Saint-Jérôme.
Photo: Adrien Hubert, Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
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Histoire des mouvements sociaux

Tricofil: la couture sans patron

Écrire l’histoire, plutôt que de la subir: c’est ce qu’ont fait les travailleurs de Tricofil en prenant le contrôle de leur usine, qui menaçait de fermer. Retour sur l’une des plus importantes expériences d’autogestion ouvrière au Québec.

On s’est découvert des talents qu’on ne pensait pas avoir parce qu’on nous disait auparavant «Fais ci, fais ça», et c’était point final. Mais là, il fallait aussi créer les choses nous-mêmes.

Denise Lavoie, travailleuse de Tricofil, 1976

Étrangement, il n’existe aucune synthèse historique au sujet des coopératives au Québec. Pourtant, si notre passé possède une singularité, c’est bien au sein de ces expériences collectivistes qu’elle se trouve. L’histoire de Tricofil en est un bon exemple.

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En juillet 1972, la direction de la compagnie de textiles Regent Knitting Mills Ltd. formule ainsi les choses: elle fermera ses portes ou mettra 310 personnes à pied (sur un total de 530). Le syndicat réplique illico avec un appel à occuper l’usine. C’est qu’il n’en est pas à ses premiers combats: chacune des mesures visant à faire respecter la dignité des travailleuses et des travailleurs a été gagnée de haute lutte, par exemple à l’issue d’une grève de 5 mois en 1963 pour l’obtention de meilleurs salaires. Ici comme ailleurs, le secteur du textile—avec ses payes de misère, son sexisme, ses horaires atypiques, notamment—n’est pas réputé pour l’excellence de ses conditions de travail.

L’occupation dure trois semaines. Pour ceux qui y ont participé, elle a été un moment charnière, le «déclic le plus fort chez les travailleurs», affirme Paul-André Boucher, qui sera de tous les combats de l’entreprise. Les ouvrières et les ouvriers découvrent leur propre usine et font la connaissance de leurs collègues—une solidarité que le «taylorisme», idéologie du travail à la chaine, tente précisément de prévenir en segmentant les tâches au maximum. L’occupation met fin à cet isolement, en plus d’éviter la fermeture immédiate de l’usine…qui sera toutefois annoncée à peine deux ans plus tard. Là encore, les travailleuses et les travailleurs ne se laissent pas abattre. Ils décident de repartir les machines, sans patron.

Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres. Lorsqu’il s’agit d’émettre des prêts à des travailleurs, les institutions financières et les gouvernements sont hésitants. L’argent est toujours insuffisant, mais la solidarité populaire est au rendez-vous. Les communautés religieuses donnent beaucoup, de même que la population, directement sollicitée par une intense campagne de porte-à-porte qui amasse à elle seule quelque 260000$.

L’usine peut donc rouvrir. Les travailleuses et les travailleurs sont désormais les locataires de l’usine, qu’ils louent à la compagnie. Les débuts sont loin d’être faciles, mais l’engagement de la communauté est réel. Paul-André Boucher raconte: «Certaines personnes venaient à l’usine, le soir, après leur travail, en même temps que les travailleurs qui étaient aussi bénévoles, pour teindre le tissu ou préparer nos première fiches techniques de couleur.» Jamais démentie, cette solidarité permettra d’ailleurs aux travailleuses et aux travailleurs d’acheter l’usine en 1976.

Si les actions de la compagnie sont réparties entre l’État, le public et la Société de développement économique, le pouvoir reste entre les mains des travailleuses et des travailleurs, puisqu’ils possèdent à eux seuls le droit de vote aux assemblées d’actionnaires.

Les cadres et les contremaitres sont élus par l’assemblée générale, qui détermine les grandes orientations de la compagnie et choisit les membres du conseil d’administration. Ce dernier doit compter un nombre minimum de femmes. La direction générale, elle aussi élue, veille à la bonne marche de l’entreprise. Tout comme le ca, elle est surveillée par le conseil des travailleurs, qui s’assure que les mandats établis au cours des assemblées générales soient respectés et que tous les membres soient informés des décisions courantes. Ce conseil veille même à former les travailleuses et les travailleurs désireux de participer à la gestion de la compagnie.

Les équipes de travail sont quant à elles chapeautées par les «premières femmes» et les «premiers hommes» de chacun des départements. Ces personnes--ressources sont élues et révocables. Elles ont pour fonction de régler les problèmes et les conflits et de maintenir le lien entre les différents comités de gestion.

Le fonctionnement démocratique de l’entreprise ne la soustrait évidemment pas aux aléas de l’économie mondiale. L’aventure de Tricofil débute précisément au moment où les «Trente Glorieuses», caractérisées par une croissance économique importante, prennent fin. La mondialisation provoque une relocalisation massive du travail «non spécialisé» vers les pays les plus pauvres. En Occident, les belles heures du textile sont révolues.

Après plusieurs plans de relance, Tricofil ferme en 1982. Une campagne de presse particulièrement malhonnête et l’absence de volonté politique réelle auront eu raison du projet.

Dans le contexte de l’époque, il fallait un sacré culot pour relancer une grande entreprise de textile sur le modèle de l’autogestion. Tricofil aura finalement été une bouée de sauvetage permettant à quelque 400 travailleuses et travailleurs de garder leur emploi alors que l’industrie coulait à pic. Et de vivre une expérience unique: dans une économie où régnait la hiérarchie, ils auront fait naitre, pendant quelques années, un peu d’égalité et de créativité. 


Historien des mouvements sociaux, enseignant et chroniqueur à Ricochet, Marc-André Cyr s’intéresse plus particulièrement à l’histoire de la révolte et de la philosophie autochtone au Québec.

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