Un trajet sans histoire

Rodolphe Lasnes
Au coeur de la vallée du Grand Rift, traversée d’un village de Massaï. credit: Photo: Rodolphe Lasnes
Au coeur de la vallée du Grand Rift, traversée d’un village de Massaï.
Photo: Rodolphe Lasnes
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Récit de voyage

Un trajet sans histoire

En traversant le nord de la Tanzanie à bord d’un bus, un voyageur observe le mélange de modernité et de tradition qui caractérise cette société. Nous vous présentons ici le texte gagnant de notre concours de récits de voyage 2023.

Considéré dans ce texte

Une rencontre. Les paroles d’une chanson de Diamond Platnumz. L’argent de l’extractivisme. Les sorcières dont on ne parle plus. L’omniprésence de la religion. Les hôtels cinq étoiles et les bidonvilles.

Arusha avant l’aube. Je suis assis dans un bus de luxe au moteur rugissant, vrombissant en cadence avec des dizaines d’autres véhicules serrés, gueulant, fumant et klaxonnant, avançant par à-coups, parechoc contre parechoc, une course au ralenti vers la sortie du stationnement à travers la foule des porteurs, vendeurs, rabatteurs, mendiants et passagers en retard. Le chaos habituel d’une gare routière dans une ville ­d’Afrique de l’Est.

Destination Mwanza. Quatorze heures de route.

Mon voisin de siège s’appelle Isaac, et il n’a pas plus envie de dormir que moi. Pantalon noir, chemise grise élimée bien repassée, cheveux courts, il étudie en tourisme à Moshi, une petite ville au pied du Kilimandjaro. Je lui propose un café, qu’il déguste du bout des lèvres, chaque gorgée comme un silence entre ses phrases. Sa famille vit dans un village près de Mwanza, sur le bord du lac Victoria. Des parents agriculteurs: douze vaches, un troupeau de chèvres, de quoi nourrir cinq enfants. Isaac est le plus jeune, le seul garçon, il vient de fêter ses 22 ans et veut devenir guide de safari.

Il m’invite à partager son ugali, une pâte consistante qu’il confectionne chaque jour avec de la farine de maïs brute, le féculent de base du pays, et qu’il accompagne de sauce tomate et de petits poissons séchés, suivant la tradition de Mwanza. «L’ugali rend fort, l’ugali est bon pour la santé», affirme-t-il comme pour m’encourager, des étincelles de fierté dans les yeux.

Par la fenêtre panoramique, les phares percent la nuit d’instantanés: façades de béton aux couleurs défraichies, cargaisons de tomates, d’oranges, de bananes déchargées sur les étals du marché Kilombero, stations d’essence, jacarandas en fleurs, villas entourées de pelouse à l’approche de l’aéroport ­d’Arusha. Puis, à la seconde où surgit le soleil: le désert.

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Isaac me raconte qu’il habite un deux-pièces avec d’autres étudiants, dans le sud de Moshi, près des rizières. Trois de ses sœurs vivent à Mwanza, mais l’ainée, qui a fait des études, est restée à Arusha après avoir été virée de l’école quand elle est tombée enceinte. Ça fait trois ans qu’Isaac n’est pas rentré chez lui. La dernière fois, le trajet a pris deux jours. Aujourd’hui, la route est bitumée, l’air du bus est climatisé, et la musique crachée par la télé est plus forte que le bruit du moteur. À l’écran, Diamond Platnumz chante en kiswahili:

Oooh hizo ni zama za kale

Oooh Sangulo na pepe kale

Zilipendwa… Zilipendwa

«Zilipendwa: ceux qui étaient aimés», traduit Isaac, tout en balayant l’air d’un revers de la main pour préciser que cela signifie «ça fait partie du passé».

L’époque ancienne, Zilipendwa!

L’amour sincère, Zilipendwa!

Idi Amin Dada, Zilipendwa!

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    À chaque arrêt, des marchands ambulants proposent des produits frais et locaux.
    Photo: Rodolphe Lasnes

Des brochettes de poisson frit cachent la télévision. Des marchands ambulants se faufilent entre les sièges et les tabourets en plastique de l’allée centrale où s’entassent les voyageurs excédentaires. Une femme, un seau en équilibre sur la tête, propose du manioc bouilli. Un trentenaire en costume croisé vante les bienfaits de ses médicaments, des billets de banque soigneusement pliés entre les doigts.

Je repense au récit que fait l’auteur Paul Theroux de son passage à Mwanza en 2001, dans Dark Star Safari. À peine débarqué de sa traversée du lac Victoria à bord d’un rafiot rouillé, il s’est rué dans un taxi en direction de la gare, puis a sauté dans un train vers Dar es Salam. Devant la pauvreté des lieux, il n’a eu qu’une envie: quitter cette ville triste à mourir au plus vite. Juste le temps de noter l’état de la rue principale avec la chaussée défoncée, les bâtiments en ruine, les magasins vides, la population en guenilles, les enfants jouant au soccer avec une boule de tissus scotchés. Isaac éclate de rire. En ruine, Mwanza? Zilipendwa! Depuis l’exploitation industrielle des mines d’or de la région, la ville est constellée d’immeubles étincelants, des grues crèvent le ciel, le plus gros centre commercial du pays y a ouvert ses portes, des Mercedes roulent de banques en hôtels cinq étoiles dans des avenues lisses comme des tables de billard, et l’aéroport accueille des vols internationaux. C’est maintenant la deuxième plus grande ville du pays.

Le bus roule au ralenti, pris dans un long bouchon de circulation en plein milieu de la vallée du Grand Rift. La plaine à perte de vue, le cratère du Ngorongoro à l’horizon, le soleil au zénith. Au milieu d’un tourbillon de poussière rouge, une vingtaine de vaches maigres, un Massaï appuyé sur un grand bâton, jeune homme filiforme de l’âge des layoks, les gardiens de troupeau, enroulé dans un shuka bleu quadrillé, un téléphone intelligent collé à l’oreille. Des femmes assises sur le bas-côté de la route, cheveux, bouche et nez couverts d’un voile coloré, travaillent à la réfection de la chaussée: à coups de marteau, elles transforment des pierres en cailloux, les cailloux en gravillons.

Il y a beaucoup de sorcières à Mwanza. «Tout le monde le sait, mais personne n’en parle», me confie Isaac, avec un sourire en coin. Certaines peuvent te rendre invisible, d’autres peuvent te faire voyager instantanément d’un lieu à un autre en prononçant une simple incantation. Un homme d’affaires a même tenté de mettre en place une compagnie «aérienne» offrant le service pour les personnes pressées et argentées. Mais le gouvernement a refusé son appui au projet, n’ayant pas envie de faire passer la Tanzanie pour un pays arriéré, alors qu’il regarde résolument vers l’avant. Zilipendwa, la sorcellerie!

Depuis l’exploitation industrielle des mines d’or de la région, la ville est constellée d’immeubles étincelants.

Isaac me dit qu’il pense rejoindre les témoins de Jéhovah. Il n’est pas encore fermement décidé. Ses parents n’approuvent pas son choix, ils sont pentecôtistes. Mais depuis plusieurs mois, il passe la plupart de ses dimanches à la salle du Royaume, séduit par la simplicité des principes, par l’approche qui se contente de suivre littéralement les écrits bibliques. Il aime cette humilité et le fait qu’ils ne croient pas à l’enfer. Il apprécie également la tolérance de la communauté vis-à-vis de la consommation d’alcool. Lui en boit, régulièrement. Du Konyagi. Le tord-boyau national, aussi populaire que Coca-Cola sur les panneaux publicitaires. Il me dévoile la petite bouteille en verre qu’il a cachée sous sa chemise, en avale une rasade et me passe le flacon discrètement. Il me raconte à voix basse qu’il s’en enfilait déjà sur le chemin de l’école. À l’époque, il achetait une dose emballée en sachet plastique pour le prix d’un paquet de bonbons. Le gouvernement a sévi: Zilipendwa, les sacs en plastique et la vente d’alcool aux mineurs.

Pause express au milieu de nulle part. Sur le bas-côté poussiéreux de la route, un barbecue massaï, 3 000 shillings la portion de viande grillée, du mouton ou de la chèvre, d’après les carcasses qui gisent derrière les fourrés. Un festin carnivore pour éponger l’alcool, et le bus repart aussitôt. Isaac est bien conscient des implications liées au fait d’être témoin de Jéhovah. Même en cas de mort certaine et imminente, il devra refuser toute transfusion sanguine sans hésiter. Il me dit: «C’est fort, la foi, tu sais.» Oui, je sais. Dans ce pays, j’ai visité un village sans électricité où les femmes et les filles marchent une heure tous les jours pour collecter de l’eau alourdie de bactéries dans un lac où parfois des hippopotames les attaquent. Mais avant de creuser un puits ou de financer une partie de la ligne électrique, on préfère construire une grande église pour ne plus avoir à faire la messe sous le manguier centenaire. J’ai aussi rencontré un prêtre luthérien qui vivote, tenant à bout de bras une église sans toit, sans murs, quelques bancs branlants, des bâches en plastique et une belle croix en bois devant laquelle on chante divinement tous les dimanches.

Soleil sur l’horizon. D’énormes roches arrondies apparaissent dans le paysage. Blocs de granit aux formes extravagantes qui s’embrasent le temps d’une allumette. L’instant d’après: le rideau noir de la nuit.

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    Mwanza et une partie de son port, l’un des principaux du lac Victoria.
    Photo: Rodolphe Lasnes

On approche de Mwanza, Isaac reconnait le coin, il nomme des lieux invisibles dans l’obscurité. Il sonne nostalgique, mais n’a aucune envie de revenir vivre dans la région. Malgré les salaires élevés, Zilipendwa, la mine. Et la pêche, ce n’est pas fait pour lui. Il me parle d’une petite ile à quatre heures de bateau de Mwanza, Liegoba, à peine un kilomètre carré, où des milliers d’hommes et quelques femmes campent pour pêcher des tonnes de perches du Nil. Une communauté éphémère qui vit des mois durant dans un bidonville parfaitement organisé où tout est hors de prix, avec ses rues, son église, ses chambres crasseuses, ses  toilettes publiques infectes, ses magasins, ses bars en plein air où les hommes boivent fort et dansent le soir avec des filles pour 10 000 shillings, l’équivalent d’un salaire journalier moyen ailleurs au pays claqué le temps d’une chanson. À Liegoba, ils en gagnent dix fois plus chaque jour. J’imagine un coupe-gorge. Isaac me regarde, étonné d’une telle pensée. Non, les bagarres sont rares. Et l’argent peut bien y couler à flots, lui, il est terrien.

Il y a beaucoup de sorcières à Mwanza. Tout le monde le sait, mais personne n’en parle.

La circulation s’intensifie. Isaac est lui-même surpris par les derniers développements apparus en seulement trois ans. Theroux en serait malade. Mais finalement, certaines choses n’ont pas changé: sous les lampadaires brulent toujours les braséros des vendeurs de maïs. Dans un terrain vague, des enfants courent après une balle de chiffon. Des mototaxis pétaradantes nous escortent. La gare est proche et tout le monde se lève. Des femmes ajustent sur leur dos leur bébé enroulé dans un tissu, des ballots passent de mains en mains à la hauteur du plafond dans une chorégraphie calme et efficace. Isaac ne voyage qu’avec un petit sac, à moitié rempli de thé et de sucre, un présent pour ses parents. On s’échange nos numéros WhatsApp, une poignée de main, et il s’immisce dans la vague qui sort du bus.

Dans la foule sur le quai, il retrouve une de ses sœurs, un bambin sur la hanche. Sourires sans accolade ni effusion. Isaac prend le gamin dans un bras, fait signe à un boda-boda. Ils grimpent tous les trois sur le siège arrière de la moto, et disparaissent dans la nuit de Mwanza. 


Rodolphe Lasnes est l’auteur de trois romans publiés aux éditions Leméac et d’un récit de voyage, J’habite une île (2022), qui relate son tour de l’ile de Montréal à pied. Il écrit aussi des reportages et des guides de voyage. Il séjournait en Tanzanie dans le cadre d’une mission de soutien au développement touristique durable organisée en collaboration avec le CECI et Village Monde.

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