Comment rester romantique à propos du baseball

Pierre-Yves Néron
 credit: Illustration: Pierre-Antoine Robitaille
Illustration: Pierre-Antoine Robitaille
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Commentaire

Comment rester romantique à propos du baseball

Depuis une vingtaine d’années, les «statistiques avancées» ont complètement modifié notre compréhension du baseball et, inévitablement, la perception que nous en avons. Pour le meilleur ou pour le pire?

Considéré dans ce texte

L’injustice. Moneyball et la sabermétrie. What Money Can’t Buy, de Michael J. Sandel. La poésie de la moyenne au bâton. Les Lumières, Kant et la mort des Expos. La marchandisation et le désenchantement du monde.

Pour tout amateur des Expos de Montréal, l’été 1994 a été une cruelle leçon d’injustice.

La puissante formation montréalaise dominait alors joyeusement ses adversaires et se dirigeait tout droit vers le titre de la division Est de la Ligue nationale de baseball. Une équipe de rêve. Pas une équipe dont on avait eu le temps de se tanner, comme une certaine équipe d’un sport sur glace. Pas comme les maudits Braves -d’Atlanta, qui s’écroulaient chaque année durant les séries.

Impossible, cet été-là, de ne pas avoir été emballé par ce qui s’en venait, par le potentiel de ce groupe de jeunes vedettes montantes. Larry Walker, si intimidant au bâton comme au champ droit. Marquis Grissom, qui aurait pu couvrir tout le champ extérieur à lui seul. Pedro Martínez, l’air d’avoir huit ans et demi, qui dominait tous les frappeurs avec une balle rapide irréelle. John Wetteland, si confiant en fin de match, et dont les fesses bombées ont sans doute suscité mes premières réflexions sur la binarité du genre et l’hétéronormativité. Moisés Alou, qui terminera la saison avec une formidable moyenne au bâton de .339, tout juste un an après avoir subi l’une des pires blessures de l’histoire du sport.

Et puis le 11 aout, à l’aube des séries éliminatoires, les joueurs du baseball majeur ont décidé de faire la grève. La saison a pris fin prématurément et il a fallu tout arrêter. Cesser de penser à ce qui s’en venait. De rêver aux Séries mondiales. D’écouter Rodger Brulotte décrivant—que dis-je, hurlant—les exploits de Nos Amours. D’espérer que le Québec pourrait un jour être moins obsédé par le hockey.

L’année suivante, la grève terminée, les vedettes des Expos étaient presque toutes parties gagner d’immenses salaires chez -l’Ennemi. Une grande blessure pour le garçon fou de baseball que j’étais. Le genre de blessure qu’on ne pense pas si profonde, mais qui nous façonne.

J’enseigne désormais la philosophie politique à l’université. Rousseau, Rawls, les théories de la justice sociale, pourquoi vit-on dans un monde aussi injuste?, ce genre de choses. Mes étudiants me demandent souvent, l’air d’avoir trouvé la question qui pourrait détruire l’ensemble de ma carrière: «Mais Monsieur, qu’est-ce que c’est exactement, l’injustice? Comment la définir? C’est pas subjectif, tout ça?» Avant de répondre, il m’arrive parfois de penser aux Expos. L’injustice, c’est 1994.

Comment, en effet, ne pas en arriver à cette conclusion devant cette grève de millionnaires? Comment ne pas voir qu’elle a privé Alou d’une douce vengeance sur la vie? Comment prononcer la phrase «Pedro Martínez jouait pour les Expos» sans ressentir cette étrange impression d’avoir cerné l’essence même du concept d’iniquité? Les Expos m’ont confirmé que la vie était profondément injuste.

Bien sûr, je ne fais qu’y penser, je n’en parle pas. D’abord parce que ce n’est pas vrai: l’injustice, c’est nos structures sociales qui désavantagent des individus pour des raisons arbitraires, et qui en récompensent d’autres juste parce qu’ils sont nés dans la bonne famille. Et ensuite parce que j’enseigne en France, et que mes étudiants sont donc majoritairement Français. Ils ne comprendraient pas du tout. Pour eux, la blessure équivalente, c’est 2016 et le but d’Eder ou 2006 et l’expulsion de Zidane, qui défendait pourtant sa mère. Ils n’ont pas connu Larry Walker.

«Comment ne pas être romantique à propos du baseball?», demande Billy Beane, interprété magnifiquement par Brad Pitt dans le film Moneyball. Eh bien, je ne le sais pas. Je ne vois pas pourquoi on devrait cesser de l’être.


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Baseball, Moneyball?

Beane est connu parce qu’il a été le premier à diriger une équipe de baseball en prenant très au sérieux le mouvement sabermétrique, dont l’objectif est de repenser notre conception du sport à partir des statistiques dites «avancées».

Apparue dans les années 1960, la sabermétrie est l’analyse empirique d’un paquet de données, visant à déterminer le plus scientifiquement et le plus objectivement possible l’alignement susceptible de remporter des victoires. Fini le règne de l’entraineur qui pense avec ses tripes, vive celui du jeune économiste, MBA d’Harvard en poche, qui pense avec des algorithmes. Exit la simple moyenne au bâton, voici le Win Above Replacement («victoires après remplacement», ou WAR), qui prétend calculer le nombre de victoires sup-plémentaires qu’une équipe obtiendra avec un joueur donné.

Les implications sont radicales. Vous pensiez que Rickey Henderson était un grand? Pensez-y à nouveau: ses vols de buts n’ont pas apporté grand-chose à son équipe. Votre modèle du joueur parfait est Derek Jeter? Trouvez-en vite un autre: ses statistiques défensives démontrent qu’il était trop lent. Vous pensez que certains joueurs sont meilleurs sous pression, plus clutch que d’autres, que certains sont dans une bonne séquence au bon moment? De la psycho pop. C’est ainsi, à grands déboulon-nages de mythes, que les sabers nous ont invités à cesser d’entretenir un rapport romantique au baseball. Il fallait dorénavant le penser autrement, en mode «stats avancées». Et il faudrait faire de même avec les autres sports: hockey, soccer, basketball, etc.

L’amoureux de baseball ne pouvait que s’en réjouir, n’est-ce pas? Ce sport est déjà le plus intellectuellement raffiné de la planète, en raison de la complexité de ses stratégies, de son bouleversement des catégories de la défensive et de l’offensive (c’est le seul sport dans lequel l’équipe défensive est en possession de la balle) et de son rapport au temps (aucun chronomètre, ici). L’idée de jeter un regard nouveau, plus complexe, enrichi par la science et les statistiques, semblait aller de soi.

Et elle avait de quoi séduire les amateurs de plusieurs sports, cette idée, étant donné la qualité des débats et des conversations dont ils étaient et sont encore l’objet. C’est d’ailleurs l’un des grands paradoxes du sport contemporain. D’un côté, il passionne les foules. De l’autre, on lui réserve peut-être la pire forme de journalisme qui existe. Si le sport tient une place aussi importante dans la vie de millions de gens, il est traité avec une étonnante négligence discursive.

Dans un tel contexte, le partisan des «stats avancées» ressemble à un penseur des Lumières. Il a les allures de ceux qui nous donnent nos premiers frissons intellectuels, ceux qui luttent désespérément contre l’obscurantisme. On dirait Voltaire nous invitant à combattre le règne du préjugé qui caractérise l’ère du joueurnaliste. Défendre l’importance des chiffres dans le sport, c’est comme imaginer Kant crier son «Ose penser!» sur le plateau d’une émission comme L’antichambre.

Tout cela devrait me plaire. Je suis amoureux de baseball, mais aussi de philo, d’analyse, de réflexion, de vie contemplative. Mais quelque chose me dérange, une forme de malaise moral à l’égard du mouvement. Comment l’expliquer? Comment donner un sens au fait que, malgré tout, je veux rester romantique à propos du baseball?

L’explication la plus simple est personnelle: les sabers ont détruit le genre de joueur que j’étais. J’adorais voler des buts et j’avais une bonne moyenne, mais j’étais loin du bedonnant frappeur de puissance. L’amorti me semblait une action d’une finesse inouïe; le monde du sport étant si souvent rempli de brutes, il me donnait l’impression d’une pause, d’un petit geste doux et espiègle.

Mais il y a plus. Au-delà de cette petite vexation personnelle, le malaise persiste. C’est peut-être parce que la théorie Moneyball est manifestement fausse, ou à tout le moins remplie de trous. Dans son analyse du fameux parcours des A’s -d’Oakland de 2002, qui est à l’origine du livre puis du film, l’auteur Michael Lewis aurait par exemple sous-estimé le rôle joué par certaines superstars (notamment Miguel Tejada et Barry Zito), tandis qu’il aurait surestimé le rôle joué par les buts sur balles.

Alors, c’est donc ça, les sabers seraient dans l’erreur? En fait, cela n’est pas très important. Le malaise demeure et je le ressentirais même si la théorie s’avérait totalement fondée.


L’amour d’un sport correspond à un sérieux engagement esthétique. Et la beauté du jeu, c’est peut-être ce que vient miner la sabermétrie

Une autre piste pour expliquer ce malaise est la suivante: l’amour d’un sport correspond à un sérieux engagement esthétique. Nous le trouvons beau. Et la beauté du jeu, c’est peut-être ce que vient miner la sabermétrie. Elle a par exemple jeté le doute sur la pertinence d’une des plus belles choses du baseball: le vol de but.

Lorsqu’il ne parlait pas de justice sociale, Rawls a aussi suggéré l’idée selon laquelle le baseball, en raison notamment de son organisation spatiale, avait atteint un stade de perfection. Mais Rawls n’avait pas uniquement en tête une thèse fonctionnelle sur l’efficacité des règles du jeu. C’était une thèse esthétique. Si le baseball est parfait, c’est qu’il peut régulièrement produire de la beauté. Par exemple, étant donné la vitesse de course des êtres humains et le positionnement des joueurs d’avant-champ, les buts sont situés à une telle distance du marbre que presque chaque retrait à l’avant-champ devient d’une grande élégance. Voler un but devient ainsi un geste beau, car très difficile, réalisable mais néanmoins osé, attendu mais surprenant. Et un vol de but réalisé contre un receveur comme Yadier Molina devrait être célébré comme une action dotée d’un certain panache. La réaction du saber? *bâillement*. Un tel larcin est pour lui une distraction, un geste irritant qui nous éloigne du jugement objectif des algorithmes.

Même chose pour l’amorti sacrifice, qui entraine pour celui qui l’exécute un retrait quasi automatique, mais qui a pour finalité de faire avancer un coéquipier sur les sentiers. Que penser de cette abnégation en vue du bien collectif? Que dire de cet acte qui mélange éthique et esthétique dans une seule petite disruption du jeu? Irrationnel, nous dit la sabermétrie. Statistiquement inutile.

C’est pour des raisons de cet ordre que le philosophe américain Michael J. Sandel a soutenu que le baseball était devenu moins intéressant avec la montée en flèche de l’idéologie Moneyball. Dans son essai What Money Can’t Buy, où il développe une puissante critique morale de la marchandisation du monde, Sandel nous dit qu’en raison de l’importation de la logique marchande qu’il voit à l’œuvre dans Moneyball, le jeu est en quelque sorte devenu objectivement laid, ou moins beau. Mais son analyse n’est que partiellement correcte. La beauté d’un sport est plus complexe à saisir. Il ne s’agit pas seulement de considérer ce qui est objectivement beau pour ensuite regretter que cela le soit de moins en moins. Ce qui compte vraiment, c’est notre rapport au jeu. Aimer un sport signifie en grande partie décider de trouver un certain nombre de choses esthétiques. D’où l’idée d’engagement. Un double jeu 6-4-3 exécuté à la perfection. L’élan de Ken Griffey Jr., ou celui, si particulier, de Moisés Alou. Les bas à l’ancienne. La balle courbe de Clayton Kershaw. Rickey Henderson volant un but. Le relais au troisième but -d’Ichiro en 2001. L’ensemble de la carrière de Derek Jeter, marquée par le sceau de l’élégance. Que de la beauté, pour celui qui veut bien le décider, pour qui s’engage esthétiquement.

L’idéologie Moneyball fait voler en éclat cet engagement esthétique.

Ce qui devient aussi ridicule, c’est tout ce que nous nous racontons sur le baseball. Des histoires remplies de drames, de héros, d’échecs, de courageux vols de buts. Des histoires qui deviennent ridicules dans un monde de sabermétrie. Mais il s’agit pourtant de l’une des grandes raisons pour lesquelles nous aimons tant le sport: la narrativité, la mise en récit d’évènements pour expliquer, comprendre, interpréter. Et se réconforter. Sur le flip de Derek Jeter. Sur les performances de Kershaw en séries. Ou sur ce qui aurait pu se passer en 1994, si…

C’est aussi cela que vient saper Moneyball. Le saber est celui qui nous dit que le flip de Jeter n’a rien changé à la série. Qui veut montrer, statistiques à l’appui, que non, Jeter n’était pas vraiment Mr. November, et qu’il était d’ailleurs un piètre arrêt-court. Le saber, c’est celui qui te dit, à grands coups de complexes algorithmes, que de toute façon, les Expos de 1994 se seraient écroulés fin-aout, début-septembre. L’automne 1994 n’aurait rien été de plus qu’un autre automne sans baseball à Montréal.


Un sport néolibéral?

Bien sûr, le malaise dont je parle est aussi politique. Car même si on se plait à nous dire que le sport n’est pas politique, il l’est, évidemment. Et il faut bien l’avouer, l’idéologie Moneyball s’inscrit dans une dynamique sociale plus vaste, celle du néolibéralisme, de la marchandisation du monde. La dynamique d’une société où il semble n’y avoir aucune limite aux tendances colonisatrices de la logique marchande, comme le disait Habermas. Si les sabers nous proposent un nouveau récit sur le baseball, c’en est un qui est certes raffiné et sophistiqué, mais en partie néolibéral.

Michael Sandel fait partie de ceux qui en sont conscients. Pour lui, ce qui cloche avec l’idéologie Moneyball, c’est qu’elle accompagne la marchandisation du sport. Elle ne la crée pas, mais elle y participe.

Rappelons que la critique de Sandel repose sur l’idée de corruption. Pas au sens de pots-de-vin, mais au sens des Anciens. Au sens de la déliquescence d’une chose, de sa dégénération. Selon lui, la logique marchande dénature ce qu’elle assujettit: elle «corrompt». L’amitié en est un exemple. Si on l’achète, elle est détournée de sa nature propre. Elle est, d’une certaine façon, corrompue.

Or, il y a ce genre de corruption dans l’idéologie Moneyball. On sait bien que le baseball a suivi le mouvement de tous les sports professionnels. Mais avec la sabermétrie, un certain nombre de choses se dégradent. Pour Sandel, qui est empreint de nostalgie, c’est la qualité du jeu dans son ensemble. C’est aussi plus globalement ce dont j’ai parlé: l’engagement esthétique, les plaisirs de la narrativité. Et c’est enfin un rappel que le néolibéralisme est un tueur en série de la beauté.


Même si on se plait à nous dire que le sport n’est pas politique, il l’est, évidemment. Et il faut bien l’avouer, l’idéologie Moneyball s’inscrit dans une dynamique sociale plus vaste: celle du néolibéralisme.

Pour Sandel, cette marchandisation du baseball est exemplifiée par l’engagement enthousiaste en faveur de Moneyball de Larry Summers, ex--président -d’Harvard, ancien secrétaire du Trésor sous Bill Clinton et ex-économiste en chef de la Banque mondiale. Pour Summers, nous devons nous inspirer de la sagesse de Beane et autres sabers, car leurs leçons peuvent être appliquées à toute une gamme d’activités humaines. Il nous faudrait moins d’environnementalistes, et plus de spécialistes de l’analyse couts--bénéfices. Moins de défense passionnée du système public de santé, et plus d’analyse actuarielle du risque. Moins de militants politiques enflammés, et plus d’économistes «sagaces et titulaires d’un MBA». Voilà le problème, semble nous dire Sandel: le baseball, un sport lent, réflexif, contemplatif, devient le moteur de la machine infernale du néolibéralisme.

Encore une fois, il n’a que partiellement raison. Moneyball, c’est moins la marchandisation du monde que sa managérialisation. La managérialisation du monde, c’est l’émergence de ce qu’Alain Supiot appelle la «gouvernance par les nombres», la réalisation efficace d’objectifs mesurables qui supplante toute autre valeur [voir «Qualité de vieMD»]. C’est la montée en puissance d’une classe professionnelle dominante qui manage, qui conseille, qui innove. C’est une armée de petits gestionnaires aux titres douteux, aux fonctions obscures. C’est les bullshit jobs, dont l’émergence est analysée par le sociologue David Graeber. C’est la Startup Nation de Macron. C’est le jargon de Silicon Valley.

C’est ce qui cloche, avec Moneyball. Les gestionnaires-statisticiens-MBA qui accaparent le sport. Moins de tripes, plus de startupers diplômés de Yale (et, il faut bien l’avouer, plus de petits mecs blancs dans un sport qui fait face à un problème racial). Moins de moyennes au bâton, qui nous rappellent pourtant la vulnérabilité et la fragilité des meilleurs d’entre nous, plus de statistiques «innovantes».

Et peut-être moins de petits garçons qui voient le baseball comme une métaphore de la vie, et qui continuent à penser aux Expos de 1994. Quand on prend le baseball, cette poésie sur gazon, et qu’on le trempe dans les eaux froides du calcul managérial, on risque de perdre au change.

Je veux rester romantique à propos du baseball.


Moneyball, par Michael Lewis (W. W. Norton & Company, 2003), adapté au cinéma en 2011 (Bennet Miller)

What Money Can’t Buy, par Michael J. Sandel (Mcmillan, 2013)


Pierre-Yves Néron est maitre de conférences en philosophie politique et sociale à la European School of Political and Social Sciences, de -l’Université catholique de Lille, en France, où il mène des recherches sur les inégalités économiques. Il aurait préféré être lanceur partant pour les Yankees de New York. Son essai «Qu’est-ce qu’un trou d’cul?» a été publié dans Nouveau Projet 04.

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