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Depuis une vingtaine d’années, les «statistiques avancées» ont complètement modifié notre compréhension du baseball et, inévitablement, la perception que nous en avons. Pour le meilleur ou pour le pire?
L’injustice. Moneyball et la sabermétrie. What Money Can’t Buy, de Michael J. Sandel. La poésie de la moyenne au bâton. Les Lumières, Kant et la mort des Expos. La marchandisation et le désenchantement du monde.
Pour tout amateur des Expos de Montréal, l’été 1994 a été une cruelle leçon d’injustice.
La puissante formation montréalaise dominait alors joyeusement ses adversaires et se dirigeait tout droit vers le titre de la division Est de la Ligue nationale de baseball. Une équipe de rêve. Pas une équipe dont on avait eu le temps de se tanner, comme une certaine équipe d’un sport sur glace. Pas comme les maudits Braves -d’Atlanta, qui s’écroulaient chaque année durant les séries.
Impossible, cet été-là, de ne pas avoir été emballé par ce qui s’en venait, par le potentiel de ce groupe de jeunes vedettes montantes. Larry Walker, si intimidant au bâton comme au champ droit. Marquis Grissom, qui aurait pu couvrir tout le champ extérieur à lui seul. Pedro Martínez, l’air d’avoir huit ans et demi, qui dominait tous les frappeurs avec une balle rapide irréelle. John Wetteland, si confiant en fin de match, et dont les fesses bombées ont sans doute suscité mes premières réflexions sur la binarité du genre et l’hétéronormativité. Moisés Alou, qui terminera la saison avec une formidable moyenne au bâton de .339, tout juste un an après avoir subi l’une des pires blessures de l’histoire du sport.
Et puis le 11 aout, à l’aube des séries éliminatoires, les joueurs du baseball majeur ont décidé de faire la grève. La saison a pris fin prématurément et il a fallu tout arrêter. Cesser de penser à ce qui s’en venait. De rêver aux Séries mondiales. D’écouter Rodger Brulotte décrivant—que dis-je, hurlant—les exploits de Nos Amours. D’espérer que le Québec pourrait un jour être moins obsédé par le hockey.
L’année suivante, la grève terminée, les vedettes des Expos étaient presque toutes parties gagner d’immenses salaires chez -l’Ennemi. Une grande blessure pour le garçon fou de baseball que j’étais. Le genre de blessure qu’on ne pense pas si profonde, mais qui nous façonne.
J’enseigne désormais la philosophie politique à l’université. Rousseau, Rawls, les théories de la justice sociale, pourquoi vit-on dans un monde aussi injuste?, ce genre de choses. Mes étudiants me demandent souvent, l’air d’avoir trouvé la question qui pourrait détruire l’ensemble de ma carrière: «Mais Monsieur, qu’est-ce que c’est exactement, l’injustice? Comment la définir? C’est pas subjectif, tout ça?» Avant de répondre, il m’arrive parfois de penser aux Expos. L’injustice, c’est 1994.
Comment, en effet, ne pas en arriver à cette conclusion devant cette grève de millionnaires? Comment ne pas voir qu’elle a privé Alou d’une douce vengeance sur la vie? Comment prononcer la phrase «Pedro Martínez jouait pour les Expos» sans ressentir cette étrange impression d’avoir cerné l’essence même du concept d’iniquité? Les Expos m’ont confirmé que la vie était profondément injuste.
Bien sûr, je ne fais qu’y penser, je n’en parle pas. D’abord parce que ce n’est pas vrai: l’injustice, c’est nos structures sociales qui désavantagent des individus pour des raisons arbitraires, et qui en récompensent d’autres juste parce qu’ils sont nés dans la bonne famille. Et ensuite parce que j’enseigne en France, et que mes étudiants sont donc majoritairement Français. Ils ne comprendraient pas du tout. Pour eux, la blessure équivalente, c’est 2016 et le but d’Eder ou 2006 et l’expulsion de Zidane, qui défendait pourtant sa mère. Ils n’ont pas connu Larry Walker.
«Comment ne pas être romantique à propos du baseball?», demande Billy Beane, interprété magnifiquement par Brad Pitt dans le film Moneyball. Eh bien, je ne le sais pas. Je ne vois pas pourquoi on devrait cesser de l’être.
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