De l’ampleur de nos échecs amoureux

Monia Chokri
Photo: Xavier Dolan
Publié le :
Essai

De l’ampleur de nos échecs amoureux

Et si la cause de notre incapacité chronique à aimer correctement se trouvait quelque part entre Le petit chaperon rouge et nos égos surdimensionnés?

Considéré dans ce texte

L’influence des contes de fées sur l’imaginaire amoureux. Le romantisme. La nature de l’amour entre deux adultes. Roy Dupuis en tant qu’Ulysse moderne. Simone de Beauvoir et les jeux éducatifs unisexes. Saint Augustin. L’épineuse question de la fidélité. Les pratiques sexuelles des anciens Égyptiens. La révolution féministe. La possibilité que l’amour, ce soit surfait.

Je suis née en 1982, en Occident, de l’amour profond de parents qui m’ont donné toutes les clés pour affronter le monde. Non seulement je n’ai manqué de rien, j’ai même eu plus que ce que je désirais vraiment. J’ai été adorée, chérie, valorisée. Je n’ai pas eu à partager l’espace et l’attention avec quatre, cinq, huit frères et soeurs.

Pourtant, une chose m’échappe: je ne sais pas aimer correctement. J’ai le sentiment constant de rater la recette qu’on m’a transmise. Comme si cette dernière avait toujours un goût plus délicat en tant que concept qu’au contact de la réalité. 


La nouvelle tendance, dans les années 1980, c’était le partage des tâches dans le couple. C’est donc mon père qui, à l’heure du coucher, me racontait des histoires. Ma préférée était celle du chaperon rouge, cette jeune fille qui doit se méfier d’un loup qui veut la dévorer (les psychanalystes disent du loup qu’il représente l’homme menteur, infidèle, sauvage). Comme pour bien des jeunes filles, Charles Perrault et les frères Grimm ont forgé une grande partie de mon imaginaire. Outre Le petit chaperon rouge, j’ai entendu et vu des centaines de fois Cendrillon, La Belle au bois dormant, Blanche-Neige, Peau d’âne, Barbe bleue. Le concept est simple: de belles princesses victimes de leur condition s’exilent dans les bois dans l’attente d’être délivrées par le prince, le grand amour. 

Un peu plus tard, la télévision a pris le relais, et j’en ai consommé comme de l’oxygène. J’estime qu’à peu près 50% de mes valeurs et de mon imaginaire ont été forgés par le puissant petit écran. La télévision est notre mythologie contemporaine, où Roy Dupuis serait Ulysse et Marina Orsini sa Pénélope. Comme la mythologie, la télé est obsédée par l’amour, et puisque toute histoire d’amour qui se respecte exige du trouble, l’amour que j’ai vu et appris était fait de passions brulantes et de déchirements. 

Les contes de fées, la littérature, le cinéma et la télévision ont profondément imprégné dans notre imaginaire amoureux actuel les idées et idéaux du romantisme, ce courant artistique du 19e siècle. Les romantiques entretenaient l’idée que l’amour est un sentiment si puissant et profond, un tel absolu, qu’il se destine immanquablement à l’échec. Cette conception, qui pourrait sembler excessive, est pourtant l’une des plus répandues dans toutes les formes de fiction moderne. À force de conceptualiser cette manière d’aimer, à force de se faire raconter des histoires enlevantes de passions qui tournent mal mais qui nous font sentir «vivant», à force d’entendre les mots de Musset dans la voix du souffrant Perdican («J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé»), on finit par se dire qu’il n’y a pas d’autre manière d’aimer qu’avec une vive douleur au coeur. 

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