De la mont­réali­sation du migrant français

Emmanuelle Walter
Illustration: Laurianne Poirier
Publié le :
Essai

De la mont­réali­sation du migrant français

Il y aurait maintenant 100 000 Français à Montréal. Comment la ville les transforme-t-elle, sur le plan des valeurs, de la vie sociale, familiale, professionnelle? Parce qu’elle-même s’est vue changer (et parfois de façon radicale), l’auteure du livre-enquête Sœurs volées a eu envie de questionner d’autres expatriés à ce sujet.

Considéré dans ce texte

L’acculturation, ou comment les Français deviennent mutants. Le mélange d’arrogance et de détestation de soi. La joie de ne plus faire la file au toboggan. Les conversations-fleuves. Le formatage de l’épanouissement personnel. Les nuances de gris. 

Je nous détecte en un temps record. Quelques secondes me suffisent pour identifier nos visages tendus, nos gestes rapides, notre débit de mitraillette ou notre impatience à l’égard de notre progéniture. Dans la langueur de Montréal, je distingue presque les trainées de stress que nous laissons derrière nous. À mon radar échappent sans doute celles et ceux qui ont oublié jusqu’à l’existence de la mère patrie, tant leur montréalisation est ancienne. Et encore: de leurs années en France, il leur reste fatalement une légère mise à distance des émotions, des relents d’insatisfaction chronique, une pointe d’angoisse de la performance. Nous venons d’un pays dense où il faut lutter pour une place assise dans le métro ou pour un boulot décent. «À Paris, il faut faire la file, même au toboggan», se remémore sans nostalgie Amicie Gardy, mère de trois enfants, à Montréal depuis trois ans.

Montréal: une grande métropole sans promiscuité, dynamique sans hystérie, créative sans prétention. Le rêve. Entre 2009 et 2013, 68,5% des Français admis au Québec ont choisi d’y vivre. Le Consulat général de France estime leur nombre à 100 000; ils sont deux fois plus nombreux qu’il y a dix ans.

Peut-on pour autant parler de communauté française? Bien sûr, il y a ce que Laure, à Montréal depuis six ans, nomme «le communautarisme dominateur des expatriés», qu’elle observe à l’œil nu dans le parc Laurier dès les premières chaleurs de juin. Les rues d’Outremont ne sont pas en reste. Mais elle ajoute: «Quand deux Français de Montréal se rencontrent, ils s’empressent d’échanger sur leur degré d’ancienneté dans la métropole, et sur le fait qu’ils comprennent tellement mieux le Québec que les petits nouveaux débarqués il y a peu. On est toujours agacé par le migrant français plus récent que soi. On le toise, on le snobe.» Il y a deux raisons à cela. La première, c’est la nature complexe de l’âme française, un mélange d’arrogance et de détestation de soi. La deuxième, c’est que le migrant français est un mutant. Il se transforme, année après année, oubliant celui qu’il était en arrivant, résolument sans égard pour ceux qui lui succèdent.

Les débuts ne sont pas toujours évidents. Je me souviens, pour ma part, d’une sensation de brouillard linguistique et relationnel (en plus, c’était en février, et il neigeait). À l’arrivée, la familiarité de la langue est si trompeuse que le choc culturel est peut-être plus important que si on avait débarqué à New York, ou à Mexico. Mais après le choc vient la métamorphose et, pour beaucoup, des prises de conscience libératrices, reliées les unes aux autres, que la sociologue d’origine française Valérie Amiraux, spécialiste du pluralisme religieux à l’Université de Montréal, décompose ainsi: «Je dirais que la sensation d’être d’abord perçu par les autres en fonction de ce qu’on fait plutôt qu’en fonction de son origine (sociale ou culturelle) est forcément libératrice. Les mécanismes de la reproduction sociale sont très différents au Québec et en France. La centralité moindre, dans les relations sociales, de la maitrise de la langue, du vocabulaire, de la sacrosainte “culture générale républicaine”, de l’accès aux codes culturels des classes dominantes est certainement décomplexante pour beaucoup. On découvre avec surprise qu’un enfant reconnu comme dyslexique n’est pas systématiquement en échec scolaire, qu’on peut aller travailler en s’habillant comme on veut (et comme on peut), qu’il est possible de confesser son ignorance de certaines choses, que l’origine ethnique peut être un facteur de fierté revendiqué. Dans un premier temps, c’est très rassérénant, ce qui ne signifie pas que tout est rose par la suite! Un autre élément est la conscience plus forte du droit dans les relations sociales. Dans certaines situations, l’idée que les comportements des individus soient encadrés par des règles dont chacun a conscience peut être un soulagement.»

Parce que je me suis vue changer, parfois de façon radicale, sur les questions de féminisme, de parentalité, de multiculturalisme, j’ai eu envie de questionner d’autres Français de Montréal sur cette acculturation à l’œuvre. Mon échantillon n’est certainement pas représentatif. Mais il est vibrant. Ma question, aux apparences anodines («Quels changements observes-tu en toi depuis que tu as immigré à Montréal?»), a déclenché des conversations-fleuves, des états d’âme identitaires (Laure: «Ça me pèse d’être Française. Je n’aime pas les Français. Je quitte le Plateau pour ne pas être associée à eux.»), d’intéressants blocages (Katell, traductrice: «Je t’avoue que ce que tu me demandes pour Nouveau Projet m’embarrasse énormément, car te répondre sur ce sujet France-Québec me met très mal à l’aise.»)

Nos interviewés ne sont pas sans réserves à l’égard du Québec et de Montréal: certains critiquent l’indifférence pour la culture, l’obsession de l’enrichissement, la volatilité des amitiés, le formatage de «l’épanouissement personnel». Mais ils mutent, et le racontent ici. 


Militer pour les autres

Judith Rouan, organisatrice communautaire dans Saint-Laurent et Montréal-Nord, n’en revient toujours pas: «On me paye non pas pour expliquer aux gens comment s’en sortir dans la vie, mais pour les soutenir dans leur capacité à se mobiliser. L’empowerment, c’est une pratique impossible en France, où on ne pense pas que le vécu des gens puisse fonder une pensée politique, où on lutte à leur place... J’ai toujours cru à l’idée de communautés qui s’auto-organisent, et c’est ce qui se passe ici.» Judith apprécie de militer avec les activistes anglophones, et se délecte du féminisme nord-américain. «L’intersectionnalité, le mouvement queer, les gender studies... Militer à Montréal m’a donné le vocabulaire pour exprimer ma façon de voir la vie. C’est une libération.»


Diriger sans humilier

Sylvain Lumbroso dirige dans le Mile-End une start-up de jeux vidéos éducatifs. «Ce matin, mon directeur technique m’a dit: “Je sais que tu as déjà fait beaucoup d’efforts diplomatiques, mais il faut que tu continues.” Voilà... J’apprends à ne pas formuler un reproche de manière trop abrupte. C’est un exercice langagier et comportemental à l’opposé du management sanguin que je pratiquais à Marseille. Ça m’a apaisé. Je ne pourrais plus revenir en arrière.» Amicie évoque la méthode du sandwich: «Écraser la critique entre deux tranches de compliments. Je la pratique aussi avec mes collaborateurs restés en France. Et ça marche.»


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Sortir de l’élitisme

Karine Gentelet, sociologue spécialisée en questions autochtones, s’est libérée avec soulagement du poids des hiérarchies françaises. «En France, il y a toujours quelqu’un qui se sent socialement au-dessus de toi et qui trouve légitime de mal te parler. Au Québec, les différences de classes semblent bien moins présentes dans les interactions sociales. C’est immense! Tout est perméable, souple. Pas d’architecture sublime et écrasante, pas d’Histoire qui pèse dix tonnes, pas de suprématie intellectuelle. On est libre, on innove plus vite.»


Élargir le champ des possibles

Nathalie Collet était comédienne. «Je rêvais secrètement de retaper des vieux meubles et de concevoir des luminaires. J’ai découvert ici ma propre liberté, j’ai fait tomber mes barrières mentales. Et je me lance! En France, on n’ose pas sortir des rails. Ici, les gens reprennent des études quand ça leur chante...» Comme Laure, cette autre amie qui entreprend, à 33 ans, des études de psychologie à l’UQAM: «Je suis entourée de gens sans barrières. C’est un climat émancipateur. J’ai gagné en pouvoir, en capacité d’agir.» Emmanuel Césario, stratège en marketing, parle joliment d’une «mentalité du possible. Ce n’est pas que tout est facile, mais il y a dans l’air quelque chose qui te tire vers le haut». 


Mettre fin à son ethnocentrisme

Karine se souvient avoir découvert que «la Révolution française n’est pas si centrale que ça. C’est au Québec que j’ai mis de côté l’européanocentrisme. Tous nos mythes tombent. J’ai réalisé que le modèle républicain français est écrasant. Mes frontières mentales se sont élargies. Être ici, où les gens affirment leur culture et leur identité, nous fait progresser comme citoyens du monde». Richard Montoux, un opticien venu de Lyon, a l’impression de «vivre librement, de côtoyer toutes sortes de gens, de tous âges, de toutes cultures».


S’assumer féministe all the way

Montréal libère les Françaises. Le postulat est indiscutable. Adieu (ou presque), harcèlement de rue et dictat des apparences. Aurélie Arnaud, relationniste, est intarissable sur le sujet. «La première fois que je suis rentrée chez moi seule à pied, à 4h du matin, je n’ai senti aucune menace autour de moi... Quel changement! À Montréal, je me suis libérée de la peur, puis du jugement des autres sur mon look, puis de l’obligation de séduire les hommes. Aujourd’hui, je suis éperdue d’admiration devant la force des femmes québécoises. Il y a ici une puissance féminine, sexuelle autant que sociale, qui continue de me transformer.» Laure ajoute: «Si j’entends des propos machos dans une soirée, je vais dire mon point de vue haut et fort, et je me sentirai non pas comme une grande gueule marginale, mais comme étant parfaitement dans mon droit.»


Vivre gai sans entraves

Richard a immigré à Montréal avec son amoureux Fabien. «Dans l’administration, le personnel te dit le plus naturellement du monde “Quand vous aurez des enfants...” On ne parle même pas du “mariage gai”, c’est complètement intégré. Mon propre regard à moi sur ces questions a changé.» Laure, venue à Montréal pour rejoindre sa blonde québécoise: «Je n’ai pas à éduquer qui que ce soit sur la question. Ça coule de source. C’est énorme! Le fait d’être en couple homo ne génère aucune restriction dans mes choix. On se frenche en terrasse. Le bitume des rues m’appartient. Évidemment, ce n’est pas tout à fait pareil à Baie-Saint-Paul.» Ni, ne nous mentons pas, dans certains milieux ou quartiers plus conservateurs.


Assouplir le carcan

En France, la famille nucléaire demeure une injonction implicite. «À Montréal, observe Laure, le couple est une sorte de contrat de gré à gré qui peut ne pas tenir. La décision de faire un enfant n’est pas reliée à la nécessité de fonder une famille “à la vie à la mort”. Il y a moins de solidarité intergénérationnelle, mais pas de modèle familial écrasant. La séparation n’est pas un cataclysme.»


Immigrer pour grandir

Katell doute de tout, et notamment du dyptique «Québécois sereins et gentils, Français pénibles et tourmentés». «Retirer aux Québécois la noirceur, l’égo et la violence, c’est les disneylandiser! Avec l’émigration, j’ai accédé davantage au gris, au complexe, au nuancé chez les autres et chez moi. Et dans ce flou et cette tiédeur, je trouve bien plus de richesses, de pulsions de vie, que dans la binarité. Je me sens guérie de toute colère. Je trouve que l’émigration m’a assoupli le cuir, m’a rendue plus indulgente, envers les Français, envers les Québécois, et au bout du compte, envers moi-même.» 


Emmanuelle Walter est journaliste indépendante et travaille notamment sur les enjeux autochtones et les questions environnementales. Elle collabore au Nouvel Observateur, à Châtelaine, à Terra eco, et développe des projets documentaires. Sœurs volées, enquête sur un féminicide au Canada (Lux éditeur) est son dernier livre.

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