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Blasée: c’est le mot qui décrit le mieux mon sentiment quand je pense aujourd’hui à l’industrie de la mode, qui a pourtant été au centre de ma vie. Pour me comprendre, il faut faire un bond dans le passé et me rejoindre en octobre 2010, alors que je commençais tout juste à travailler pour une grosse agence montréalaise, où j’organisais l’agenda des mannequins et gérais leurs portfolios. Dans la pièce adjacente au bureau où tous les bookers s’affairaient autour d’une grande table, un homme en talons hauts apprenait à marcher à six adolescentes. Normalement, rien de plus simple: on met un pied devant l’autre, on avance et on n’en parle plus. Mais dans ce cas, la marche en talons hauts était un entrainement nécessaire, un savoir qui dépassait la simple fonction utilitaire. L’un de mes collègues disait à la blague que notre sélection de mannequins devrait être fondée sur leur habileté à chausser la paire de plateformes vertigineuses qui était remisée dans la garde-robe du bureau, celle que nous gardions pour les urgences; un casting est si vite arrivé. Je pense à Cendrillon et à sa pantoufle de vair et je me dis que nous, les agents et les agentes, étions des belles-mères payées pour être acariâtres.
Belle-mère ou princesse, le rôle importait peu à l’époque. La mode était mon conte de fées depuis longtemps. Dans les années 1990 et 2000, je me suis nourrie d’images léchées dans les magazines ou à la télévision. Les yeux ronds devant les publications avec Shalom Harlow, Elle MacPherson, Karen Elson et Tyra Banks, j’étais aussi tout ouïe devant des émissions comme FashionTelevision avec Jeanne Beker, ou, plus près de nous, Diva: l’autre côté du rêve. Cette télésérie nous montrait l’envers du décor, nous faisait ressentir de la pitié ou du dégout pour ces jeunes femmes dont les souffrances devaient forcément être superficielles. De 1998 à 2001, j’étais obsédée par ces cas romancés de mannequins fictives évoluant dans un Vieux-Port encore inaccessible pour moi, enfant de la banlieue. Les corps de ces filles se pliaient devant la caméra, leurs bouches crachaient des insultes à leurs rivales récalcitrantes, une musique jazzée accompagnait les longues séquences de défilé pour des designers créés de toutes pièces. Leurs drames étaient les miens. J’étais tellement plongée dans le rêve que je signais mes entrées de journal intime d’un nom appartenant à un univers inventé où j’évoluais moi aussi devant les photographes.
Mon histoire à la Disney s’est obscurcie rapidement, au fil des années d’études, de stages et d’emplois. En fait, elle s’est ternie dès que j’ai mis les pieds dans le vrai monde de la mode, celui où la performance et l’argent sont reine et roi. La voix de la narratrice intérieure de mon rêve de jeune fille s’est tue peu à peu, comme un bruit de talons aiguilles qui s’éloignent sur le pavé de la rue de la Commune.
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