Frontière Québec-États-Unis: deux questions à Élisabeth Vallet

Élisabeth Vallet
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L’entrevue

Frontière Québec-États-Unis: deux questions à Élisabeth Vallet

La frontière avec le Labrador n’est pas la seule au Québec à poser un certain nombre de problèmes sociaux, économiques, culturels ou infrastructurels. Élisabeth Vallet, directrice scientifique à la Chaire Raoul-Dandurand et professeure associée à l'UQAM, s’intéresse notamment à la frontière avec les États-Unis.

Propos recueillis par Judith Oliver 


 Pour beaucoup d’entre nous, la frontière avec les États-Unis apparait comme une évidence: pacifique, clairement délimitée, séparant deux démocraties alliées sur le plan diplomatique. On se trompe?

Pendant longtemps, elle n’a pas posé problème. Elle était effacée, pour ne pas dire inexistante à certains endroits. En tout cas, elle était indolore pour les habitants des zones frontalières qui la voyaient traverser les villes, les édifices publics et les maisons. Le cas de la bibliothèque de Stanstead et de l’Opéra Haskell, réunis dans un même bâtiment volontairement construit sur la frontière, est sans doute le plus connu; le comptoir du prêt de la bibliothèque ainsi que la scène de l’opéra se trouvent au Canada, alors que les étagères chargées de livres et la majorité des sièges des spectateurs se situent aux États-Unis.

Historiquement, le besoin de s’entendre sur le tracé précis de la frontière ne faisait pas partie des priorités, sauf dans de rares contextes. Le reportage de Pierrick Blin, Antoine Dion-Ortega et Valérian Mazataud [voir «Et au milieu coule une frontière», p. 56] pointe un exemple: c’est quand on a découvert l’intérêt stratégique et la richesse des sous-sols situés entre le Québec et le Labrador qu’on a ressenti le besoin d’arrêter une démarcation claire. Au sud-est du Québec, ce n’est que ponctuellement, lorsque les tensions avec la province limitrophe ou le pays voisin le justifiaient, que la démarcation retrouvait son sens. En dehors de ces périodes-là, elle existait sans que personne ne s’en soucie, ni ne sache forcément la situer de façon précise.

Il est intéressant de voir que dans tous ces villages et ces petites villes à cheval entre l’Estrie et le Vermont (Saint-Régis, Stanstead, Beecher Falls, Saint-Pamphile et Pohénégamook), la frontière était même instrumentalisée par les habitants qui voulaient éviter les forces de l’ordre ou pratiquer l’évasion fiscale—notamment par les maisons qui étaient construites sur la frontière. Pendant la prohibition, par exemple, on pouvait ainsi faci-lement contourner la loi américaine, pour ne pas dire faire fortune. Un hangar aux murs creux et au plafond amovible qui servait à stocker de l’alcool, à Estcourt, ou encore le Queen Lil’s Palace—un bordel équipé de deux entrées et de deux bars permettant de desservir à la fois le Québec et le Vermont—font partie des exemples que l’histoire a su garder des astucieuses utilisations de la frontière. Pour donner un exemple plus récent, les jeunes Américains qui fuyaient au Canada pour échapper à la conscription durant la guerre du Viet Nam avaient pour habitude de rencontrer leurs familles dans la bibliothèque de Stanstead.

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Sur le plan organisationnel, on constatait aussi des arrangements à l’amiable: l’eau potable à Stanstead et à Derby Line était pompée dans des puits au Canada, puis acheminée dans un réservoir de l’autre côté de la frontière grâce à un réseau d’aqueducs entretenu par les Canadiens. De la même manière, les incendies ont toujours été combattus collectivement. Ce n’est que tardivement qu’il a fallu des ententes formelles pour encadrer ce qui relevait de la pratique établie.

2. Depuis quand la frontière est-elle devenue problématique?

Depuis le 11-Septembre. Comme toutes les frontières des États-Unis, la frontière québécoise a connu un processus de «sécuritisation». Le terme est un barbarisme qui définit, en relations internationales, la requalification d’un espace ou d’un phénomène en matière de sécurité nationale. On ne parle pas de la protection classique des biens et des personnes, mais bien de l’État qui voit dans l’espace ou le phénomène en question—en l’espèce: la ligne frontalière—une menace potentielle à la sécurité du pays. Cela a au moins trois conséquences, à commencer par la militarisation officielle et officieuse de la frontière sur le plan de l’équipement, du personnel et des mentalités: avec près de 50% de vétérans parmi les forces douanières américaines, les drones, les véhicules blindés, la surveillance électronique, la rotation du personnel et l’existence des minutemen, la frontière n’est plus seulement une ligne à surveiller, mais un espace que certains qualifient même de «zone de guerre». On constate également un épaississement de la limite territoriale: papiers ou autorisations à obtenir avant d’arriver aux États-Unis, zone de précontrôle, programme Nexus qui permet de collecter des données bien avant le franchissement de la frontière, entre autres. Enfin, le troisième symptôme notoire est son externalisation—il existe des postes de douane loin de la ligne frontalière, hors du pays, par exemple dans les ports ou les aéroports.


La frontière, qui est d’abord un lieu d’interaction entre deux citoyennetés, un point de passage, est devenue un obstacle et un facteur d’insécurité—réelle ou perçue.

Les conséquences de cette «sécuritisation» sont nombreuses et parfois très surprenantes. Dans le cadre de la frontière avec le Québec, par exemple, elle est venue réactiver un vieux règlement du département américain de la Justice, qui amassait la poussière depuis 1953. Il établissait une zone d’exception de 160 km le long de la frontière, en territoire américain, dans laquelle les douaniers pouvaient disposer de pouvoirs exorbitants du droit commun. Si le texte n’a jamais eu beaucoup de sens auparavant pour la frontière nord des États-Unis, il est devenu applicable—et appliqué—dans la foulée du 11-Septembre. On vit depuis avec la possibilité que s’exerce un arbitraire inédit, une preuve que la frontière a pris une dimension nouvelle.

Avec la crispation sécuritaire du 11-Septembre, la frontière est également devenue une source de stress pour tous ceux qui la franchissent au quotidien. Par exemple, les conducteurs de chasse-neige québécois de Pohénégamook hésitaient à déneiger le côté américain de la rue d’Escourt Station de peur de se faire prendre par les forces policières de l’autre côté de la frontière. Ainsi, l’épaississement de la frontière a entrainé une certaine déstructuration du tissu social local. On a pu lire en 2003 l’histoire d’un garde-forestier québécois à la retraite dont les amis, vivant aux États-Unis, refusaient de venir jouer aux cartes chez lui lorsque le poste frontalier était fermé. La frontière, qui est d’abord une interface, un lieu d’interaction entre deux citoyennetés, un point de passage, est ainsi devenue un obstacle et un facteur d’insécurité—réelle ou perçue.

Il y a enfin une conséquence sociale et culturelle qui, personnellement, me préoccupe. Le pouvoir arbitraire du douanier, exacerbé avec le durcissement de la frontière Québec–États-Unis, est à ce point intégré de nos jours qu’un constructeur automobile en a fait le sujet d’une campagne publicitaire. On y voit une douanière qui arrête un conducteur sans raison valable, juste pour admirer sa voiture. Lorsque l’arbitraire collabore à un argu-ment de vente, on a peut-être un problème. Dans ce contexte, qui tentera de faire valoir ses droits, qui prendra le risque de dire à un douanier américain qu’il se comporte mal, qu’il est agressif, qu’il agit de façon arbitraire? À l’heure où les pays s’emmurent toujours plus derrière leurs frontières [voir «Le monde au pied du mur», p. 48), il est plus que jamais nécessaire de se pencher sur cette question. Le mouvement est peut-être aussi réversible que celui qui consacrait la fin des frontières au lendemain de la guerre froide.


Élisabeth Vallet est directrice scientifique à la Chaire Raoul-Dandurand et professeure associée au département de géographie de l’UQAM. Elle est également cochercheure dans le projet Borders in Globalization—et chargée à ce titre de mener l’équipe qui étudie les frontières du Québec. Elle vient de publier Borders, Fences and Walls (Ashgate, 2014).

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