L’art du décloisonnement à l’ère du projet

Patrice Létourneau
Illustration: Martin Gagnon
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L’art du décloisonnement à l’ère du projet

Dans le monde du travail, les barrières traditionnelles tombent une à une: hiérarchie, disciplines, lieux et temps de travail... Ce décloisonnement fait éclater plusieurs pratiques anciennes, non sans créer son lot de tourments et d’angoisses. Comment aborder les profondes mutations du travail au 21e siècle?

Bien des choses ont changé dans l’univers du travail, depuis l’époque où l’on s’affairait à dénoncer l’aliénation du travail à la chaine: délocalisation, travail autonome, entreprises en réseau, instabilité des carrières, empiètement de la vie professionnelle sur la vie personnelle, mais aussi épanouissement personnel par le travail sur de multiples projets. C’est un grand décloisonnement qui s’opère actuellement: dans le rapport contreculture/capitalisme, dans les hiérarchies, dans les anciennes cloisons disciplinaires, dans les lieux et temps de travail, dans les anciens rapports entre gestion et créativité, et tant d’autres choses. Un décloisonnement qui brise bon nombre d’anciens schèmes de pensée.

Dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello analysent en détail les mutations du capitalisme, éclairant par là les perspectives du travail en ces premières décennies du 21e siècle. Pour les auteurs, le premier esprit du capitalisme s’est répandu au 19e siècle, dans un contexte où la famille revêtait une grande importance et où les employés pouvaient connaitre en personne les propriétaires. Puis, à partir de 1930, s’est développé un second esprit du capitalisme, émanant du gigantisme des entreprises, avec tout ce que cela implique de centralisation et de bureaucratisation. Ce n’était alors plus le petit entrepreneur individuel qui en était la figure emblématique, mais plutôt les directeurs et les cadres de ces très grandes entreprises. Mais cette phase a perdu son état d’équilibre dans les dernières décennies du 20e siècle, et nous sommes entrés dans une troisième mutation de l’esprit du capitalisme, où la flexibilité remplace la rigidité des hiérarchies et de la bureaucratie.

Que s’est-il passé? Pour que le capitalisme se maintienne, il faut que les individus qui y jouent un rôle névralgique intériorisent les motivations à y participer. Dans le second esprit du capitalisme, les cadres et les ingénieurs représentaient bien une telle position: à la jointure des tensions entre le haut et le bas de la hiérarchie, ils pouvaient avoir le sentiment d’œuvrer pour le bien social en étant vecteurs de progrès (ou de ce que l’on considérait comme tel), de même qu’ils pouvaient trouver une motivation individuelle dans les perspectives d’avancement de leur carrière. Ainsi, en termes de carrière et même de progrès social, on pouvait alors croire que bigger is better

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Or, le contexte a muté. Un courant de fond marque l’évolution du troisième esprit du capitalisme: la récupération des discours de la contreculture et des idéaux de Mai 68. La culture économique contemporaine a intégré l’essentiel des critiques qui décapaient le capitalisme dans son second esprit. Pensons par exemple à Steve Jobs, devenu l’un des hommes les plus riches sur Terre tout en ayant été imprégné des idéaux de la contreculture californienne. Ou à tous les développements de projets en open source, tels que WordPress, le serveur Apache (le plus populaire du web), le navigateur Firefox, la suite OpenOffice.org, Wikipedia, etc. Ces projets sont conçus sous un mode collaboratif décentralisé, avec des idéaux d’ouverture et de flexibilité—ce qui n’est pas très loin du Do It Yourself d’une certaine contreculture. Et du côté des grandes corporations, pensons au géant Google, qui offre à ses employés d’utiliser 20% de leur temps rémunéré sur des travaux personnels (afin de favoriser l’innovation), qui divise le travail entre des équipes restreintes pour favoriser les apprentissages tout en réduisant les couts de gestion, qui s’allie des communautés de pratique en lançant certaines applications sous forme de work in progress tout en tirant profit du crowdsourcing, qui offre des massages et spas aux employés (intégrant par là l’idée qu’un esprit sain réfléchit bien mieux dans un corps sain), etc. 

Et il semble que cette mutation se produit aussi sur le plan de la consommation. Dans The Rebel Sell (2004), Joseph Heath et Andrew Potter remarquaient ainsi à quel point le désir contreculturel de se différencier de la masse favorise la consommation et la croissance économique. Pensons par exemple aux Doc Martens, ces bottes symbolisant la contre-culture punk dans les années 1970-1980, mais qui se vendaient néanmoins très cher. Ou à l’économie qui se développe actuellement autour de la nourriture biologique et des produits du terroir—sorte de retour à la terre par procuration. Ou encore aux produits Apple, qui bénéficient d’une aura cool et anti-conformiste malgré leur prix élevé. 

Autant sur le plan du travail que de la consommation, ce serait donc se tromper que de penser que les idéaux de la contreculture constituent une critique profonde du capitalisme. Au contraire, ces discours collaborent au renforcement du nouvel esprit du capitalisme, pour le meilleur et pour le pire. 

Ce serait se tromper que de penser que les idéaux de la contreculture constituent une critique profonde du capitalisme. Ils collaborent au contraire au renforcement du nouvel esprit du capitalisme, pour le meilleur et pour le pire. 

Et pour ce qui est de l’intériorisation des motivations à participer au capitalisme, des mutations similaires ont eu lieu. S’il y avait autrefois une confiance dans le progrès et un attrait pour la sécurité des carrières, ces éléments sont maintenant plus évanescents. Dans l’actuelle phase du capitalisme, la mobilisation surgit de l’épanouissement personnel—valeur dont il n’est pas difficile de retrouver les racines dans les années 1960 et 1970. Un épanouissement qui passe dorénavant par la multiplicité de nos projets.


Analysant l’évolution des ouvrages de gestion depuis les années 1970, Boltanski et Chiapello ont constaté que la hiérarchie, autrefois fort présente, avait été remplacée par l’idée de projet. En même temps, le modèle des cadres, au sens du second esprit du capitalisme, a laissé place à celui des coordonnateurs et des coachs. Plutôt que de faire preuve d’une froide rationalité, on attend dorénavant de ces gens qu’ils soient «intuitifs», «humanistes», «inspirés», «visionnaires», «généralistes», «créatifs». Les carrières se construisant aujourd’hui en passant de projet en projet, avec l’épanouissement personnel comme facteur de motivation, ceux et celles qui coordonnent ces projets doivent avoir des qualités humaines fortes et inspirantes pour partager des «rêves», attirer et mobiliser les forces vives autour des projets. Les coordonnateurs de projets doivent aussi cultiver des réseaux, et donc avoir les qualités nécessaires pour dépasser les frontières hiérarchiques, professionnelles, disciplinaires, géographiques et culturelles.

On a beau ne pas avoir parcouru d’ouvrages de gestion, on reconnait notre environnement professionnel dans cette analyse. Prenez soin de remarquer la récurrence de l’idée de projet dans nos réflexes de pensée: projets professionnels, pédagogie par projets, projets de vie, projets de couple... Le nom même du magazine que vous tenez entre vos mains est en soi une référence un peu ironique à ce phénomène.


Ces mutations du nouvel esprit du capitalisme ont leurs vices et leurs vertus. 

Ce nouvel esprit a fait voler en éclats bien des carcans: il y a une liberté retrouvée, y compris dans les choses les plus quotidiennes. Vous pouvez par exemple exercer un relatif contrôle sur votre horaire de travail; vous ne travaillez pas moins, mais vous y gagnez un certain confort et une certaine souplesse. Imaginez cette simple banalité: en revenant chez vous en après-midi, vous pouvez aller faire votre épicerie alors que le supermarché est presque désert. Vous gagnez du temps, et vous vous sentez plus libre. Sans être l’Eldorado, c’est fort précieux. En revanche, vous «reperdez» amplement ce temps au profit du travail étant donné la dématérialisation d’une partie de vos tâches, qui vous suivent jusque dans votre foyer. 

Une autonomie regagnée à laquelle se joint donc de facto une nécessaire disponibilité de tous les instants. Vous êtes en train de prendre votre café du matin—ou vous visionnez un film, visitez un musée, regardez l’enfant d’une amie jouer dans le parc, contemplez un paysage—et en même temps, vous cogitez sur un projet que vous voulez/devez faire avancer. S’agit-il d’un moment de votre vie privée, ou d’un moment à comptabiliser dans votre travail?

On comprend l’idée: vous êtes libre, mais aussi lié(e) à votre travail qui vous suit partout. Débarrassé(e) des carcans du second esprit du capitalisme, vous pouvez être fier(fière) de votre petit côté électron libre, mais vous devez vivre avec l’anxiété de performance même lorsque vous n’êtes pas au travail.


Cette mutation du marché du travail s’accompagne d’une reconfiguration des lieux de travail eux-mêmes. En ce sens, il vaut la peine de revenir brièvement sur les idées de Richard Florida, aujourd’hui professeur de «Business and Creativity» à l’Université de Toronto. C’est lui qui est à l’origine de «l’indice bohémien» et du concept de «classe créative», que l’on retrouve dans son ouvrage The Rise of the Creative Class (2002). Aux États-Unis, c’est environ 30% de la population active qui s’inscrirait dans l’économie créative—mais, donnée non négligeable pour les politiques de développement économique, cette classe de travailleurs représenterait autour de 70% du pouvoir d’achat. Fait notable, la «classe créative» inclut autant les scientifiques que les professeurs des institutions post-secondaires, les poètes et écrivains, les artistes, les ingénieurs, les designers et architectes, les chroniqueurs et autres faiseurs d’opinions, de même que les professionnels des entreprises de hautes technologies, des services financiers, ainsi que des domaines du droit et de la santé, comme ceux de la gestion d’affaires. Si cette classe sociale peut être considérée comme étant très (trop?) large, il faut dire que c’est l’une des intuitions originales de Florida que de voir les artistes, les intellectuels et les geeks comme faisant partie d’une même classe sociale—un rapprochement qui n’avait pas été fait de façon aussi explicite par les théoriciens de la société du savoir.

Puisque rien ne se crée ex nihilo, on peut penser qu’une économie créative ne peut émerger sans une certaine infrastructure. Richard Florida a donc examiné ce que les villes devaient offrir pour attirer les membres de ladite classe créative. 

Le quartier Saint-Roch, à Québec, est un bel exemple de quartier dont l’aménagement favorise la créativité, selon les principes de Florida. Le printemps approche, prenez un jour ou deux pour le visiter à pied: la tour Beenox qui avoisine à la fois la Maison des métiers d’art de Québec et l’École des arts visuels de l’Université Laval, des centres d’artistes comme la coopérative Méduse (L’Œil de Poisson, Avatar, Engramme, etc.), l’École nationale d’administration publique, la place de l’Université du Québec, une multitude d’entreprises de nouvelles technologies, des activités littéraires lors du festival Québec en toutes lettres, un restaurant au nom douteux de Wok’n Roll à proximité de restaurants de fine cuisine, l’accès sans fil dans les lieux publics grâce à Zap Québec, des soirées «Pecha Kucha» au Cercle, des hipsters et des clochards qui se mêlent aux gens en complet-cravate... 

Mais si, en théorie, le modèle de Florida peut sembler séduisant pour les artistes et les geeks, il faut être conscient que son calcul de la créativité des villes (et de leur attrait pour les «classes créatives») est très controversé. Il ne faut pas négliger la logique financière à l’œuvre: si les artistes sont utilisés pour revivifier des quartiers, tôt ou tard le prix des loyers augmente et ces mêmes artistes, n’ayant plus les moyens d’y rester, doivent migrer, tout en laissant les gains financiers aux investisseurs immobiliers. C’est le phénomène de la gentrification, qui tue la diversité qui a mené à l’accroissement de la valeur immobilière—et qui peut avoir des effets bien concrets sur la vie de gens travaillant dans le milieu culturel. Le quartier du Mile End, à Montréal, connait actuellement des tensions semblables.


Cela dit, les reconfigurations du nouvel esprit du capitalisme et des lieux de travail, si elles donnent des indications, ne disent pas pour autant tout ce que l’on peut attendre de vous, dans la société du savoir.

Les employeurs se montreront-ils ouverts à votre dit savoir dans les champs des sciences humaines, des arts et des civilisations, ou aura-t-on simplement besoin de techniciens pour faire passer du «contenu», quel qu’il soit? Dans bien des milieux subissant le dictat de la recherche effrénée de clientèle, il faut sortir des sentiers battus tout en prenant le risque que l’employeur décide que votre savoir n’est pas susceptible d’intéresser une masse critique de gens. 

Une «économie créative», pour être conséquente avec l’audace entrepreneuriale qu’elle nécessite, devrait accorder beaucoup plus de place au «droit à l’échec» que nous ne le faisons actuellement. Mais c’est un des grands tabous de notre époque: malgré le nombre de livres populaires nous expliquant comment «réussir» (sa vie, sa carrière, son couple, etc.), il n’est à peu près pas question de l’échec. On peut pourtant se demander jusqu’à quel point il est possible de «croitre» sans celui-ci. 

Ce tabou contemporain autour de l’échec met indéniablement une pression supplémentaire sur les individus. Car le déclin des «voies toutes tracées» du cheminement des carrières n’implique pas seulement une liberté retrouvée, mais aussi une insécurité croissante face aux risques qui doivent être pris ou non, ce qui peut être source de tourments intérieurs.

Tel un individu avançant dans la jungle à coups de machette, il nous faut donc défricher notre voie. C’est ainsi qu’apparait cet autre mot clé des discours de la gestion: le branding personnel. Il ne s’agit plus de simplement vendre son travail, mais aussi de se vendre soi-même. Ce qui faisait déjà partie des conditions de travail des artistes et des scientifiques a été élargi à l’ensemble des travailleurs du savoir. 

En un autre temps, le philosophe Épicure mettait en garde contre la mise en scène publique de soi. Il considérait que pour vivre heureux, il fallait vivre «caché», c’est-à-dire en préservant l’intimité de notre vie—d’où le fait qu’il considérait le désir de popularité comme un désir paradoxal de devenir

l’esclave du regard des autres. Si dans notre nouveau contexte nous avons besoin de nous vendre nous-mêmes, on peut se demander jusqu’à quel point on doit se dévoiler publiquement. En ce sens, les médias sociaux sont à double tranchant: d’un côté, ils peuvent être fort utiles pour garder vivants des réseaux de contacts, mais d’un autre côté, ils peuvent contribuer à brouiller les pistes entre vie personnelle et vie professionnelle, entre vie privée et vie publique.


Albert Camus, constatant les chocs culturels de son temps, concluait qu’en dépit de tout, «cette époque est la nôtre et nous ne pouvons vivre en nous haïssant». Il y a lieu d’adopter une attitude similaire envers l’époque qui est la nôtre. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille accepter tout ce que le nouvel esprit du capitalisme mettra sur notre route.

Dans ce nouveau contexte du travail au 21e siècle, décloisonné mais aussi mobile et morcelé, il reste à voir si peuvent se développer de nouvelles alliances pour défendre les intérêts et la qualité de vie des travailleurs, y compris les travailleurs autonomes. Une nouvelle solidarité peut-elle se développer dans un tel contexte d’individualisation du travail? Les syndicats -peuvent-ils s’ajuster à ce contexte? Les ordres professionnels peuvent-ils y tenir un rôle? Installés confortablement dans notre cocon d’individualisation professionnelle, serons-nous assez solidaires pour viser le bien commun?

Il reste à voir, autrement dit, si nos projets seront autre chose que personnels.


Né en 1975, Patrice Létourneau a vivoté un temps comme travailleur autonome, avant de devenir professeur et coordonnateur au Département de philosophie du Cégep de Trois-Rivières.

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