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On tapote l’écran de nos cellulaires pour faire défiler la vie des autres sur les réseaux sociaux. Que ce soit pour procrastiner ou pour tuer le temps, le geste reste le même. Spontané, machinal. Mais ce réflexe exacerbe notre fatigue numérique, selon Véronique Grenier, l’autrice de À boutte, notre Document 22. En voici un extrait.
Je parcours mon fil d’actualité. J’y lis des décès, des naissances, des traumavertissements et ce qui les suit, des blagues de tous les gouts, des appels à l’aide, des remerciements. Quelqu’un est malade. Il y a 11 anniversaires aujourd’hui. Des enfants retournent à l’école. Les mêmes enfants sont dans un champ de pommes. Ils se déguisent pour Halloween. Jouent dans la neige. Noël. Une levée de fonds. Un couple s’annonce. Voici des choses à vendre. Plusieurs évènements ce soir. Des notifications. Un article à propos d’une crise politique. Un livre à lire. Une vidéo. Un nouveau balado. Une chronique fâchée. La fin du monde semble un peu plus proche qu’hier.
Je passe à un autre fil d’actualité. Un corps plus beau que le mien. Une citation qui me rappelle de m’aimer telle que je suis. Une maison plus chaleureuse et mieux rangée que la mienne. Une famille heureuse. Tellement de gens photographiés dans l’heure dorée. Je me demande pourquoi il y a autant de personnes qui marchent dans des champs. Des suggestions de livres. Aime, aime, aime. Petit cœur, sourire. Mon pouce distribue machinalement ses appréciations.
Un troisième. Des vidéos, les unes à la suite des autres. Les mêmes danses à répétition. Vers d’oreille. Des personnes se livrent, commentent les commentaires, se répondent. Une autre danse. Quelqu’un range son garde-manger, puis remplit son frigo. Plus tard, j’irai acheter une série de contenants pour faire la même chose. J’éprouverai du plaisir à transvider la farine, le café, les pochettes de savon pour le lave-vaisselle dans des bocaux transparents, mais pour l’instant j’écoute avec tristesse les confidences d’une personne trahie par son meilleur ami. Je vais espérer une vidéo de chat, après.
Tout ça, en moins de dix minutes.
Je ne sais combien de fois par jour.
Scroller
Sans doute n’est-ce pas seulement par fear of missing out que nos doigts, inlassablement, pendant des heures, font glisser un contenu multiple et infini qui s’arrime à nos intérêts en nous donnant l’impression d’être compris·e par les algorithmes. L’activité nous occupe, meuble le vide entre nos autres tâches, nous conduit au sommeil et nous happe dès qu’on en sort. Elle nous divertit, nous donne la possibilité de nous plonger dans autre chose que notre propre vie. Scroller est une manière d’effleurer l’existence fragmentée d’autrui sans véritablement s’y engager, sans rien devoir, sans qu’aucune attente n’entre en jeu, tout en en retirant des bénéfices. Ça nous donne l’impression d’être en action (l’index bouge, il répond à des stimulations et notre intérêt peut être vraiment capté par moment), tout en étant un peu sur pause, engourdi·e. C’est une sorte de ponctuation, pour ne pas dire une compulsion, de l’existence.
Je passe à un autre fil d’actualité. Un corps plus beau que le mien. Une citation qui me rappelle de m’aimer telle que je suis. Une maison plus chaleureuse et mieux rangée que la mienne.
Je mentirais si je disais que je ne m’y adonne pas quelques heures par jour, moi aussi. Je pourrais lire, écrire, corriger, faire le ménage, me mettre en mouvement, mais l’appel du fil d’actualité est plus fort que le reste. C’est que c’est moins demandant que le reste. À quelque part, la fatigue me motive à vivre des vies par procuration: incapable de me lever de mon lit ou de mon divan, je regarde ce que font, disent et vivent des centaines de personnes que je ne connais pas. Et ça me suffit. Ça me contente, même. À défaut de pouvoir agir sur mon existence comme je le souhaiterais, je glisse sur celle des autres—qu’elles soient fictives ou bien réelles—et j’oublie la mienne et ce qu’elle exige de moi. Je la mets en suspens, pour être plus précise. C’est pour cela que j’aime scroller même si, je le sais, le faire contribue à mon épuisement.
Véronique Grenier enseigne la philosophie au collégial. Elle est l’autrice du récit Hiroshimoi (2016) et des recueils de poésie Chenous (2017) et Carnet de parc (2019) aux Éditions de Ta Mère et de Colle-moi (2020) à la Courte échelle. Elle a également collaboré à plusieurs projets, revues et collectifs (Nouveau Projet, Ce qu’un jeune mari devrait savoir, Clairvoyantes, Elle Québec, Le Devoir, etc.). Il lui arrive de parler à la radio et de boire trop de café.
Pour aller plus loin
À boutte est le 22 titre paru dans la collection Documents.
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