La laideur

Véronique Côté
Photo: Wilfredo Rafael Rodriguez Hernandez
Publié le :
Ailleurs à Atelier 10

La laideur

Les gens qui ont voyagé le savent: s’il y a bien quelque chose d’universel, en ce bas monde, c’est la laideur des chemins qui mènent des aéroports aux centres des villes. Dans La vie habitable, notre Document 06, la femme de théâtre Véronique Côté s’intéresse au morne décor des banlieues.

La vie habitable

Véronique Côté

Il y a, partout dans le monde, des entrées de villes (c’est une locution verbale que j’emprunte aux Français, parce que c’est la manière la plus claire que j’ai trouvée pour désigner ces espaces un peu flous par lesquels s’amorcent les villes, sans pour autant commencer pour de bon). Ces entrées de villes s’étendent de plus en plus, inconsistantes, encombrées et moches. Partout dans le monde s’amoncèlent des panneaux publicitaires, des fast-foods, des hangars: constructions basses, plates, mornes, sans beauté—sans pensée. Des autoroutes strient les paysages. Dans un mépris remarquable de la qualité de l’environnement et de l’architecture, des maisons aux revêtements en vinyle, préfabriquées, génériques, liées à rien, sont implantées sur des rues à la géométrie incompréhensible et artificielle, tournant en rond autour de centres commerciaux, de magasins à grande surface, de supermarchés. Une sorte de ville sans cœur, sans centre, une ville qui n’en est pas vraiment une s’étale, grignotant sans vergogne (et sans grande planification) la campagne.

Impossible d’y habiter sans posséder une voiture. Pour la banlieue, même proche, les statistiques nous apprennent que la moyenne d’achat est actuellement d’une voiture par adulte. Alors que tout nous indique qu’il faudra le plus tôt possible sortir de notre dépendance aux combustibles fossiles, nous continuons à construire de petits paquets de maisons toutes pareilles qui ne peuvent être occupées sans que leurs propriétaires brulent de l’essence matin et soir pour les quitter puis les retrouver, au bout du jour, chargés d’une épicerie géante et de la fatigue ramassée sur les ponts, les boulevards et les viaducs.

Le Québec n’y échappe pas. Alors que les terres dont nous disposons sont naturellement harmonieuses, nous construisons sans jamais nous arrêter pour réfléchir l’espace, sabotant la beauté des lieux à grands coups de développements résidentiels inconsidérés—balafres irrémédiables dans le paysage, justifiées et portées, elles aussi, par une logique exclusivement marchande.

C’est une laideur qui n’est pas anodine: elle sape les esprits. On se met à penser bas. On se met à colporter partout une petite déprime sans nom pendant nos heures perdues dans le trafic.

Le manque flagrant d’une réflexion collective, d’une vision d’ensemble dans notre façon de penser et d’occuper le territoire nous condamne à la morosité générale.

Nous ne pouvons pas faire comme si ce n’était rien. Nous ne pouvons pas faire comme si ça ne nous concernait pas.

C’est une laideur qui n’est pas anodine: elle sape les esprits.

Le fait est que l’organisation de nos lieux de vie fonde notre façon de réfléchir à nos manières de vivre ensemble. Si nous ne les pensons pas nous-mêmes, si nous renonçons, si nous cédons à l’anarchie commerciale, à la surenchère publicitaire, à l’aveuglement des promoteurs, nous nous retrouverons seuls, chacun dans sa voiture, uniquement réunis par nos visites dans ces magasins qui gangrènent le panorama de nos vies.

La face des villes se formate, s’écrase, s’enlaidit. Nous devons déployer de plus en plus d’énergie pour permettre à nos imaginaires de s’élever au-dessus de tout ça, d’inventer de meilleures façons de cohabiter. L’envol se complexifie, la pensée devient lourde, les sourcils restent froncés. Et tout ça manque de beauté. De douceur. De savoir-vivre. Et, à nous tous en file pendant des heures derrière nos parebrises, ou éveillés trop tôt le matin dans l’aigreur d’une insomnie inexplicable, ou solitaires devant nos écrans, la poésie manque cruellement. Nous ne savons plus où rejoindre les autres. Et nous ne savons plus comment continuer à vivre avec eux.


Véronique Côté est comédienne, metteure en scène et autrice. Elle a joué dans plus d'une vingtaine de productions théâtrales sur les scènes du Québec et d'Europe, dont Forêts de Wajdi Mouawad. Pour Atelier 10, elle a signé plusieurs ouvrages dont La vie habitable, Faire corps (écrit avec Martine B. Côté) et La paix des femmes.


Pour aller plus loin

La vie habitable, le 6e titre de notre collection Documents

Continuez sur ce sujet

  • Culture

    Denis Côté: le cinéaste affranchi

    Le réalisateur de Curling et Répertoire des villes disparues revient de loin, et c’est précisément ce qu’il raconte dans son essai à paraitre dans «Nouveau Projet 28.» En voici un avant-gout.

  • Fiction+poésie

    «Tabarnak, que je me sens seul!»

    Avec un humour mordant et une grande liberté de ton, Camille Giguère-Côté nous invite à lutter contre les mille nuances de beige qui envahissent notre existence. Extrait du «Show beige», prochain titre à paraitre dans notre collection «Pièces».

  • Société

    Un sociologue en centre jeunesse

    À Montréal, c’est à Cité-des-Prairies que sont exécutées les peines les plus sévères prévues par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Avec la complicité de l’illustratrice Alexandra Dion-Fortin, le sociologue Nicolas Sallée dévoile l’équilibre fragile d’un lieu dont la structure carcérale contredit constamment les visées de réhabilitation.

  • Société

    À la recherche d’une autre justice

    Dans «Personne ne s’excusera», Aurélie Lanctôt aborde de front une contradiction profonde dans notre conception de la justice: que pour prévenir la violence, nous acceptions de l’exercer à notre tour par l’intermédiaire du système pénal de l’État, et d’ainsi participer à sa reproduction dans notre société.

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres