La langue comme champ de bataille
La langue doit-elle régler toutes les injustices? Une linguiste, lexicographe et professeure en communication se pose la question.
En dépit de notre obsession pour le libre arbitre, il est de ces données, comme la détérioration du climat, avec lesquelles il nous faut désormais composer.
L’empreinte irréversible de l’être humain sur son environnement. Les manipulations génétiques et la transformation du vivant. L’illusion du choix perpétuel. La théorie politique, Hannah Arendt et la force des choses.
La modernité occidentale a dressé ses sujets à choisir. Et cette injonction n’est pas le moindre de ses paradoxes. Depuis la fin du 18e siècle, la fondation de la République française et sa déclaration des droits du citoyen à la suite et à la source de toute une série de traités définissant la souveraineté politique comme l’aptitude à décider, ont fini de hisser le choix, le libre choix, au rang de chose sacrée. Notre devise: choisir en tout, n’en avoir plus le choix.
Aussi hétérogènes soient-ils, tous les auteurs modernes ayant pensé l’institutionnalisation de la politique, Thomas Hobbes comme Murray Bookchin, en passant par Spinoza, Rousseau et Saint-Just, y ont vu la marque d’un progrès. Non seulement l’institution publique—qu’elle prenne la forme de monumentales républiques ou de laboratoires en démocratie directe—vise à favoriser la prise de décision, mais la structure même y concourant est désormais le fruit de résolutions politiques sans cesse débattues. D’où les révolutions, les renversements constitutionnels, les changements de régimes. On choisit en Occident jusqu’à la forme par laquelle on en vient à faire des choix. Délibérer est le terme qui prévaut pour saisir cette propension civilisationnelle à discuter et à réfléchir pour trancher, le tout conçu comme un seul et même acte. Nous délibérons au carré, de manière infiniment spéculaire.
Qu’elle semble en effet lointaine, l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et son analyse de la délibération comme d’une disposition nécessairement contenue dans certaines limites. Ce qu’il appelait «l’ordre du monde», mais aussi les fondamentaux de la géométrie, la météorologie ou encore les phénomènes culturels étrangers à ceux de sa cité: bien des enjeux ne supposent nullement qu’on puisse en délibérer. L’esprit acceptait alors de buter sur des thèmes réfractaires à l’acte de choisir. «Rien de tout ce que nous venons d’énumérer ne pourrait être produit par nous, écrit le philosophe. Mais nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser. […] Et chaque classe d’hommes délibère sur les choses qu’ils peuvent réaliser par eux-mêmes.» Un aristotélicien ne peut que s’étonner, aujourd’hui, de la portée acquise en Occident par l’ingéniosité scientifique ainsi que par la mondialisation du modèle dominant.
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