Le dérèglement

Véronique Chagnon
Photo: Josh Hild
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Le dérèglement

La spiritualité peut-elle nous aider à appréhender la partie de nous et du monde qui échappe à la rationalité? C’est l’interrogation fondamentale au cœur de Au revers du monde, prochain titre de notre collection Documents, dont nous vous présentons ici un extrait.

Au revers du monde

Véronique Chagnon

Je suis née avec une sorte d’angoisse existentielle que j’ai combattue tant que j’ai eu des forces. Petite, je me tourmentais au lit le soir parce que j’allais un jour devoir gagner ma vie, et il m’apparaissait beaucoup plus facile de mourir avant d’atteindre la majorité que de faire tout ça, la vie, par moi-même. Comme tout le monde, j’ai fini par étudier, et par travailler. J’ai trainé ma petite âme grise de jour en jour en essayant de la convaincre que je voulais son bien. Ce n’était qu’une question de temps avant que quelque chose ne cède. Je situe le moment du premier dérèglement autour de 2012. J’avais 25 ans.

Il y a bien sûr eu depuis de longues périodes d’accalmie entrecoupées de périodes de mort lente. Il n’y a pas de recette miracle pour se sortir d’un état comme celui-là: il faut mettre un pied devant l’autre. Voir un·e psy peut aider, tout comme prendre des antidépresseurs. Mais arrive un moment où on se demande ce qui doit suivre, comment retrouver quelque chose qui ressemble à un véritable élan vital, comment redonner un certain sens à tout ça.

Je n’ai en théorie aucune bonne raison de me plaindre. Ma famille m’a souvent dit qu’elle m’aimait—même mon père, ce qui n’est pas gagné pour tout le monde—, j’ai de bon·ne·s ami·e·s, mon chum est un pilier et un cœur doux, son petit garçon est un phare. Et pourtant, et pourtant. Il m’est arrivé de passer des samedis à regarder dehors en pleurant et de souhaiter avoir un accident grave ou une maladie incurable pour qu’on n’attende plus rien de moi.

Le jour où je suis partie en arrêt de travail, cela faisait au moins un an que j’avais fait ce qu’on pourrait appeler une rechute, bien que je n’aie jamais eu, ni cherché, d’ailleurs, de diagnostic qui m’aurait déclarée formellement malade de quelque chose. J’étais sur les antidépresseurs depuis une visite chez la médecin après un hiver particulièrement difficile. J’avais dit une phrase, même pas la pire («Je ne sais pas trop pourquoi je suis ici, j’ai mal partout, je suis fatiguée»), et elle avait dit: burnout, dépression. Les mots s’étaient frayé un chemin jusqu’à mon ventre, qui les avait reconnus. C’était en 2018. C’est fou comme on peut rouler longtemps sur les vapeurs d’essence. J’ai pris le médicament prescrit par ma médecin, de l’escitalopram, cinq milligrammes pour commencer (je grimperais jusqu’à 20 milligrammes quelques mois plus tard). Je suis retournée travailler le lendemain. Les antidépresseurs dilataient mes pupilles, et je me rappelle avoir passé la première semaine à me demander si ça se voyait que j’étais médicamentée.

J’ai pu continuer comme ça pendant un an—j’ai même obtenu une promotion pendant cette période. Une belle grosse job impressionnante pour une fille de mon âge. C’était ce que je me répétais, ce à quoi je m’agrippais comme à une bouée de sauvetage minuscule dans la mer grise: mon avenir ne pouvait plus me terrifier s’il était déjà arrivé. Mais tous les soirs, et tous les samedis, je tombais dans le même gouffre, entrainée dans la spirale descendante.

Le problème était que j’étais si occupée à faire advenir l’avenir (qu’on en finisse!) que je ne m’étais pas rendu compte que j’avais perdu le sens de ce que je faisais quelque part en chemin. Tout me paraissait tout à coup d’une absurdité incommensurable.

Un matin, en sortant d’une séance de qi gong, une pratique énergétique traditionnelle chinoise que maitrisait mon ostéopathe, j’ai figé, incapable de sortir du métro Berri-Uqam pour me rendre au travail. L’élastique avait lâché. Tout ce qui me maintenait artificiellement en marche a cessé de fonctionner. Dernier arrêt sur la ligne du déni.

Pour le raconter en accéléré, disons qu’à ce moment-là je me suis arrêtée. Soutenue par une patronne aimante et compréhensive, j’ai vu ma psy plus intensément, j’ai fait du yoga plus intensément. J’ai suivi un programme inspiré de la tradition hindoue, conçu pour nourrir le corps et l’âme chakra par chakra: nourriture rouge pendant trois jours (chakra racine), nourriture orange pendant trois autres (chakra sacré)… Le programme était accompagné d’exercices d’écriture et de méditations visant à soigner les blocages qui entravent l’énergie à l’un ou l’autre des carrefours du corps et de l’âme. Grâce à tout ça, à de nombreuses journées au spa et à l’amour infini de mon chum, j’ai repris du poil de la bête. Je suis retournée au travail après trois mois.

Mais, entre le qi gong, le yoga, la mécanique des chakras et toutes les choses que je ne connaissais pas encore, mon voyage, lui, ne faisait que commencer.

Le problème (encore un) était que, si j’étais de nouveau fonctionnelle moyennant les antidépresseurs, l’engrenage qui m’avait rendue malade était toujours là, trépignant d’impatience à l’idée d’avoir à nouveau accès à toute mon énergie vitale. Je pouvais y retourner et espérer que les prochaines vacances seraient reposantes. Ou bien je pouvais me déprendre du filet dans lequel je m’étais empêtrée. Il me fallait chercher. Une autre raison d’avancer. Une autre façon d’avancer.

C’est ici, il me semble, qu’a commencé tranquillement et sans que je m’en aperçoive ce qu’on pourrait appeler ma quête spirituelle, même si j’ai encore aujourd’hui du mal à écrire ceci sans rouler des yeux.

Nous avons de bonnes raisons historiques d’entretenir une certaine méfiance—voire un certain dédain—à l’égard de la chose spirituelle. Les récents débats souvent peu élégants sur la place de la religion dans l’espace public au Québec ont d’ailleurs montré à quel point les affaires divines provoquent toujours des réactions épidermiques. Ici, la religion est, au mieux, une conversation silencieuse entre soi et ce en quoi on croit, ou, au pire, un outil de contrôle des masses, un fléau qu’il faut éradiquer, une relique superstitieuse digne d’une société non civilisée.

Jusqu’à récemment, il y avait peu de place pour une discussion sereine sur la spiritualité au Québec. Or, de manière entièrement fortuite, ma propre remise en question existentielle s’est imposée à moi à l’orée d’une pandémie qu’on verrait bientôt poindre à l’horizon. Les catastrophes sanitaires mondiales ont ceci d’utile: en réduisant la vie à sa plus simple expression, elles nous poussent collectivement à chercher des réponses aux questions fondamentales qui nous préoccupent depuis que le singe s’est dressé sur ses pattes arrière.

J’étais si occupée à faire advenir l’avenir que je ne m’étais pas rendu compte que j’avais perdu le sens de ce que je faisais, quelque part en chemin. 

Les dernières années ont été marquées par le grand retour décomplexé (ou presque) de la chose spirituelle. Oracles, tarots, yoga, cristaux, astrologie, ayahuasca, champignons magiques, cacao et autres médecines végétales, méditation, sorcellerie, remèdes et rituels puisés dans des traditions millénaires effectuent une percée spectaculaire dans nos vies d’Occidentaux·ales. Partout en Europe et en Amérique du Nord, des sociétés à l’esprit colonisé par le dogme de la performance se sont (re)mises à chercher dans les feuilles de thé ce qu’il y a d’autre dans cette vie, ce qui vaudrait la peine qu’on se batte pour elle.

Nous vivons à une époque traversée par une double crise existentielle et climatique—nous constatons les effets dévastateurs du système capitaliste, patriarcal et colonialiste à la fois sur notre santé mentale, sur nos liens sociaux et sur la planète que nous habitons. Or, nous sommes nous-mêmes les produits de ce système et de son imaginaire insuffisant: pour trouver une autre voie, nous avons besoin d’explorer les zones liminales, le territoire du flou. C’est à ça que sert la spiritualité.

Cet essai ne fera pas la démonstration que Dieu existe ni bien sûr ne tentera de convaincre ses lecteur·trice·s de retourner à l’église. Je ne suis pas une guide, ni une gouroue, ni même une sage. Je suis une femme issue d’un milieu où il est en général très mal vu de croire en quoi que ce soit d’autre que le pouvoir libérateur de la Raison (dans le monde médiatique, même les émotions ont mauvaise presse). Jusqu’à il y a quelque temps, malgré mon désespoir persistant, il était très malaisé pour moi d’imaginer qu’une partie de la solution à mes ennuis se trouvait peut-être du côté de la spiritualité. Pour arriver là où je suis aujourd’hui (en bien meilleure forme, avec assez de recul pour écrire ces lignes), j’ai dû ouvrir un chemin intérieur verrouillé à double tour. J’ai choisi de l’emprunter malgré tout, poussée par l’instinct de survie. Et si j’ai encore honte d’acheter des cristaux ou un oracle en public (merci, Postes Canada), je me suis réconciliée avec la partie de moi qui a envie d’explorer ce chemin. C’est que je me suis rendu compte que mon refus net de la spiritualité ne faisait pas de moi quelqu’un de plus intelligent, mais seulement de plus borné.

Ce livre n’est pas un livre spirituel, mais plutôt, je pense, une sorte de permission, donnée aux êtres rationnels curieux de ce qui se passe dans l’univers spirituel, d’ouvrir cette porte. Ce livre est l’autorisation que j’attendais moi-même, à une certaine époque. Il s’intéresse à l’importance capitale de communier, chacun·e à notre façon, avec l’invisible. Il s’agit là d’une quête hasardeuse—on peut se perdre en chemin, et les pièges du narcissisme, de la vacuité et de la cupidité sont partout—, mais nous n’avons d’autre choix que de l’entreprendre si nous voulons nous transformer suffisamment pour transformer ce qui a besoin de l’être sur cette planète qui n’en peut plus d’attendre que nous redéfinissions nos existences.

Il s’agit là d’une quête hasardeuse, mais nous n’avons d’autre choix que de l’entreprendre, si nous voulons nous transformer suffisamment pour transformer ce qui a besoin de l’être sur cette planète qui n’en peut plus d’attendre.

J’ai conscience d’écrire ceci dans une posture privilégiée, celle d’une personne appartenant à l’une des classes dominantes de sa société, qui a un peu de temps, d’argent et d’espace (concret ou mental) à consacrer à une chose en apparence aussi non urgente que la spiritualité. L’allure qu’a mon chemin spirituel est teintée par mes privilèges. La vie que je mène aussi, mais c’est la seule que je puisse raconter avec sincérité.

Cela dit, au-delà de la forme qu’il peut prendre pour chacun·e, le chemin spirituel ne m’apparait pas moins nécessaire.

Depuis des millénaires, des milliers de sociétés à travers le monde ont cherché leur place avec humilité dans un tout qu’elles savaient beaucoup, beaucoup plus grand qu’elles. Nous croire au-dessus de ça est peut-être notre plus grande erreur. 


Véronique Chagnon est journaliste et éditrice. Elle a été rédactrice en chef adjointe de Nouveau Projet, et a dirigé les sections politique, actualités et culture du quotidien Le Devoir.


Pour aller plus loin

Au revers du monde est le 27e titre de notre collection Documents. Vous pouvez le précommander ici.

1 commentaire :
Élisabeth Marier :
vendredi 10 mai 2024 à 12 h 14
""Nous croire au dessus de tout ça est peut-être notre plus grande erreur'' Je suis d'accord avec ceci. Porter un regard ouvert sur le sprirituel alors que l'on n'avait jamais ouvert cette porte et même qu'on l'avait bien verrouillée, ça veut juste dire être moins borné. Pour moi, l'aventure a commencé au début de la soixantaine, avec des lectures dans lesquelles je n'ai trouvé aucune faille, seulement du gros bon sens: à la source des religions, sans les religions codifiées, des lectures qui font jaillir des certitudes, comme des pierres blanches sur le chemin pour finir par se trouver!
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