Le dernier sommeil

Antoine Bédard
Collage: Anna Binta Diallo
Publié le :
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Le dernier sommeil

C’est l’histoire d’un homme qui aimait Serge Reggiani et Supertramp, qui était médecin en soins palliatifs, et qui a finalement opté pour l’aide médicale à mourir. Dans le premier chapitre de Mettre la mort à l’agenda, l’auteur de notre Document 23 se remémore les derniers instants passés avec son père. 

«Aujourd’hui, mon père va mourir.»

Ce sont les premiers mots qui ont envahi mon esprit le matin du 30 novembre 2016, au moment où j’ai ouvert les yeux dans la maison familiale.

Neuf ans s’étaient écoulés depuis le diagnostic de mon père, une maladie incurable du sang. Son corps s’était peu à peu transformé en une prison, au point où il n’avait plus depuis des années qu’une seule idée en tête: mourir. Après des mois de démarches, le moment était enfin venu. Malgré tous les préparatifs, lui-même ne pouvait anticiper véritablement ce qui était sur le bord de se produire. Mais une chose paraissait certaine: il n’y aurait, ce jour-là, aucun retour possible.

Pendant les premières heures de la journée, toute la famille s’est retrouvée figée dans une interminable attente, comme hors du temps. «Tu devrais aller le voir maintenant», m’a dit ma belle-mère. C’était le moment. Je suis monté rejoindre mon père dans sa chambre. Il était debout devant la fenêtre, l’air perdu dans ses pensées. Nous nous sommes évités du regard mille fois et avons échangé quelques mots, qui se sont aussitôt embrumés dans ma mémoire. Je revois aujourd’hui encore le mouvement de sa main, quand il a retroussé sa manche. Nous avons fixé sa montre en même temps: «Ça c’est bizarre, il me reste une heure.» Il était 11h54.

J’ai senti une pression immense pour que notre dernier moment ensemble compte pour lui. Pour moi. Je l’ai pris dans mes bras et, d’une voix douce, j’ai fait de mon mieux pour lui exprimer tout mon amour. Je me suis efforcé de graver le son de sa voix dans ma mémoire pour ne jamais l’oublier et me suis finalement résolu à quitter la chambre, en me répétant sans cesse que c’était la dernière fois. La dernière fois. Je ne reverrais plus jamais mon père.

La journée avait été planifiée jusque dans le moindre détail: un lit avait été livré dans le salon la veille, le docteur Schwartz arriverait à 12h30, mon père avait choisi l’ultime musique qui l’accompagnerait dans la mort. Toute la famille serait à ses côtés pour son départ. Tout le monde, sauf moi.

Malgré tous les préparatifs, lui-même ne pouvait anticiper véritablement ce qui était sur le bord de se produire.

Dix kilomètres me séparaient de mon appartement. J’avais planifié un pèlerinage à travers la ville dans le but de revivre toutes sortes de souvenirs, certains plus éprouvants que d’autres. La maison où ma mère et moi avions habité juste après le divorce de mes parents. Plus loin, une ancienne école, l’appartement où ma mère avait vécu ses dernières années, la maison des parents d’une amie d’enfance, celle de mon premier amoureux... les années se mélangent.

C’est tout naturellement que j’avais préparé une trame sonore pour sentir la présence de mon père à mes côtés. «Even in the Quietest Moments» de Supertramp, «Leaving on a Jet Plane» de Peter, Paul and Mary, «Il suffirait de presque rien» de Serge Reggiani, «God Only Knows» des Beach Boys, «Will You Still Love Me Tomorrow» de Laura Branigan, autant de chansons que mon père et moi avions écoutées ensemble pendant des années. La musique, c’était là où nous nous retrouvions, là où nous avions toujours été le plus proche.

À peine étais-je rendu à mi-chemin que j’ai été assailli par le doute. Pourquoi avais-je choisi de partir? Était-ce parce que je ne voulais pas voir le cadavre de mon père? Parce que je ne voulais pas m’effondrer de tristesse devant ma sœur et mon frère? Ou était-ce parce que je n’avais pas la force de le voir mourir alors que j’avais déjà vu ma mère rendre son dernier souffle 16 ans plus tôt?

Quelque part sur l’avenue du Parc, en face du mont Royal, j’ai regardé en direction du centre-ville et j’ai été pris par un immense sentiment d’irréalité. Le brouillard avait fait disparaitre les gratte-ciels, on ne distinguait plus que les grands arbres du parc Jeanne- Mance, qui avaient perdu leurs feuilles.

C’est là, devant ce spectacle fantomatique, que j’ai repensé à ce que mon père m’avait dit en regardant sa montre, au moment de nos adieux. Plus d’une heure s’était écoulée depuis mon départ de la maison. Il était assurément mort maintenant. En pensant à ma famille qui devait se trouver devant son corps inanimé, j’ai dû ralentir le pas, les jambes alourdies. J’ai cherché des signes de mon père pour combler le vide et trouver la force d’arriver jusque chez moi. Mais pas de «Je suis là, Antoine», pas de manifestation de quelque forme que ce soit, pas de sensation d’une présence non plus. Rien. Juste de l’incrédulité et de l’incompréhension. Et un grand vertige.

En ouvrant la porte de mon appartement, je n’ai ni ressenti le réconfort ni eu la crise de larmes auxquels je m’attendais. Machinalement, je me suis plongé dans un bain brulant, comme lorsqu’on est malade ou qu’on cherche à vaincre une angoisse. Comment s’était déroulée la mort de mon père? Qu’est-ce qu’il avait bien pu dire avant de mourir? Je m’inquiétais pour mon frère parce que je savais exactement ce que c’était que de perdre un parent à l’âge de 22 ans. Et ma sœur, elle? Et ma belle-mère? L’heure qui a suivi est aussi nébuleuse dans mon esprit que le brouillard qui a fait disparaitre Montréal ce jour-là. Puis, comme prévu, j’ai reçu un texto: «Antoine, c’est beau, tu peux revenir à la maison. Ils sont venus le chercher.»

Retour en taxi vers la maison familiale, la tête vide. J’ai été accueilli par des ami·e·s de la famille et des voisin·e·s venu·e·s nous apporter leur soutien. On m’a fait le récit du décès de mon père. Il est mort en douceur, comme il l’avait voulu. Xanax, sa minuscule chienne, est restée couchée sur lui sans bouger. Au moment de la fin, le docteur Schwartz a fait un signe de la tête, au son de «Hey, That’s No Way to Say Goodbye» de Leonard Cohen, pour annoncer que le cœur de Denis avait arrêté de battre. Les derniers mots de mon père n’en étaient en fait qu’un seul: merci.


Auteur-compositeur, musicien, concepteur sonore, créateur de parcours audio-guidés et d’applications mobiles, Antoine Bédard est un artiste touche-à-tout.Après avoir composé une musique électronique contemplative et minimaliste sous le nom de Montag, il élargit ses horizons musicaux en signant la musique originale de plus d’une quarantaine de productions artistiques en tous genres (théâtre, cinéma, danse, cirque).


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Mettre la mort à l’agenda est le 23e titre paru dans la collection Documents.

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