Les sortes de silences

Nicolas Langelier
 credit: Photo: Tiana
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Intro

Les sortes de silences

«Les mots sont des évènements, ils font des choses, changent les choses», écrivait Ursula K. Le Guin.


Il y a autant de sortes de silences qu’il y a de sortes de bruits.

Il y a le silence comme simple absence de bruit. Mais il y a aussi, par exemple, le silence meublé de sons—froissements, soupirs, battements—d’une chambre dans laquelle deux personnes n’arrivent pas à dormir. Le silence bruyant d’un sommet de montagne ou d’un bord de mer. Le silence de la mort d’un être cher, de tout ce qui ne pourra plus être dit. Le silence d’une tonalité téléphonique, quand la personne que vous aim(i)ez a raccroché parce qu’il n’y a juste plus rien à ajouter, rendu là. Le silence de l’exil: Cicéron, Trotski, Salinger, Michel Therrien. Le silence turboréacté d’un avion qui décolle et des choses qu’on laisse derrière soi. Le silence de la solitude, et comment il varie selon qu’elle est temporaire ou non.

Le silence chargé qu’Anton Tchékhov découvre au milieu des parias et des bagnards de l’ile de Sakhaline, durant l’été 1890: «C’est toujours silencieux, à Due. L’oreille s’habitue rapidement au claquement rythmé des chaines, au grondement des vagues et au silement des fils télégraphiques, et à cause de ces sons, l’impression de silence sourd devient encore plus forte.»

Il y a aussi ce silence tendu qui annonce les orages d’été, comme celui qui pèse alors que j’écris ceci, par un après-midi de la mi-aout. Un léger vent vient de se lever, agitant doucement les feuilles du peuplier devant la maison, et l’on entrevoit aisément que bientôt il fera plier la cime des arbres, bousculera les nuages prêts à déverser l’eau des Grands Lacs sur les Hautes-Laurentides.

Il me vient à l’esprit que c’est beaucoup comme ça que l’on se sent, à ce moment particulier du 21e siècle: les nerfs un peu à vif, habités en permanence par une sorte de fébrilité floue, un pressentiment que quelque chose de potentiellement catastrophique est sur le point de briser le silence relatif, celui qui règne malgré le ronronnement des chroniqueurs outrés, juste outrés, et des usines de fausses nouvelles macédoniennes.

Difficile, cependant, d’attribuer cette sensation à un élément précis. En apparence, les choses vont plutôt bien. L’économie a depuis longtemps rattrapé les pertes abyssales de la Grande Récession; au Québec, pour ne donner qu’un exemple de notre bonne fortune actuelle, on n’avait pas vu un taux de chômage aussi bas depuis le crépuscule des Trente Glorieuses, il y a 40 ans. La planète, dans l’ensemble, vit en paix, et l’humain n’avait jamais connu de sociétés aussi peu violentes. Chaque jour, les ingénieurs nous présentent de nouvelles offrandes qui tiennent plus de la magie que de la technologie.


En cette fin d’été 2017, des néonazis marchent à visages découverts sur des avenues américaines, et nous guettons le ciel avec une appréhension diffuse mais constante.

La deuxième moitié des années 2010, pourtant, ne donne pas l’impression d’être une époque dorée dont on se souviendra plus tard en se disant que c’était le bon temps.

Une atmosphère de fragilité, d’instabilité latente. Une intuition que tout ceci—les courbes ascendantes sur les graphiques, les miracles techniques, la paix sociale et la paix tout court—est un complexe château de cartes susceptible de s’écrouler d’un moment à l’autre.

En cette fin d’été 2017, des néonazis marchent à visages découverts sur des avenues américaines, et nous guettons le ciel avec une appréhension diffuse mais constante.


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