Ville fantôme
Qu’est-ce qui nous pousse à abandonner sans avertissement nos conversations virtuelles—et les êtres bien réels avec qui nous les tenions?
Le feu nous a volé bien des forêts, cette année. Mais il y a aussi toutes celles que nous continuons de nous dérober à nous-mêmes, sous des impératifs de «développement». Comment dire ce deuil, ce gâchis immense?
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître;
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.
Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.
Puis entraîne-toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes: aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.
J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l’avant-dernière de trois maisons aimées: partie!
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.
J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.
Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste
que j’aime) je n’aurai pas menti. À l’évidence, oui,
dans l’art de perdre il n’est pas trop dur d’être maître
même s’il y a là comme (écris-le!) comme un désastre.1Tiré de Géographie III, traduction d’Alix Cléo Roubaud, Linda Orr et Claude Mouchard (Circé, 1991).
Debout sur une épaisseur invraisemblable de débris forestiers mêlés de neige, en raquettes, sous un soleil radieux, j’ai le souffle coupé. J’ai la sensation confuse que ce que je vois est une blessure ouverte. Je pense: ce n’est pas moi, ce n’est pas à moi qu’on a fait ça, mais malgré tout c’est comme si on m’avait arraché de la peau (littéralement écorchée) pendant mon absence des lieux. Mon homme est plus loin, notre fille chantonne dans le porte-bébé perché sur son dos large. Il marche dans les décombres de ce que nous appelions «la forêt magique», aussi sonné que moi.
Ici, en toutes saisons, nous venions nous poser dans le grand calme des épinettes hautes, sur le sol en tapis d’aiguilles, dans l’abondance d’ions négatifs et les odeurs irrésistibles des conifères. Il y faisait doux au printemps, frais en été et tiède en automne. On y était tout le temps bien. Le sol était dégagé, nous pouvions y poser notre toute-petite et la laisser jouer au milieu de tous ces mondes minuscules qui surgissent quand on se rapproche suffisamment du sol des forêts.
Nous y avions trouvé et cueilli nos premiers cèpes, découvert ensuite les lactaires délicieux, et nous poursuivions à petits pas notre exploration des trésors mycologiques et des autres provisions de ce garde-manger généreux et secret.
Nous y croisions des lièvres, des marmottes, des porcs-épics, des renards, des chevreuils en quantité, des chouettes (et une fois, éblouissement, un harfang des neiges), des buses, des mésanges, et plus d’espèces d’oiseaux que je ne saurai jamais en nommer. Ce n’était pas seulement notre paradis: nous n’y étions que des invité·e·s parmi les autres vivant·e·s.
De tout cela, il ne reste plus rien.
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