Pourquoi le succès de Pitchfork est-il aussi déprimant ?

Richard Beck
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Pourquoi le succès de Pitchfork est-il aussi déprimant ?

Impossible d’écrire l’histoire du rock contemporain sans reconnaitre l’apport de Pitchfork: en tout juste 15 ans, le site est devenu incontournable. Comment Pitchfork a-t-il réussi là où tant d’autres ont échoué?

Considéré dans ce texte

Pitchfork. Comment on se sent en écoutant de la musique pop, quand on est adolescent. Nos ordinateurs remplis de plus de musique que nous ne pourrons jamais en écouter. Le capital culturel. Brooklyn. Arcade Fire, M.I.A., Sufjan Stevens, Animal Collective, etc. Le problème avec l’indie rock. Ce que nous méritons, comme musique.

La publication du palmarès annuel «Pazz and Jop» constitue un évènement dans le monde de la critique de musique populaire américaine. Depuis 1971, le Village Voice mène chaque année un sondage auprès d’une centaine de critiques musicaux pour savoir quels sont, d'après eux, les meilleurs albums et chansons de l'année précédente. Puis l’hebdomadaire new-yorkais compile les résultats pour dresser un palmarès dans chaque catégorie.

En janvier 2010, peu après la publication du «Pazz and Jop» de cette année-là, Scott Plagenhoef, rédacteur en chef du site musical Pitchfork, crée une petite commotion sur le forum de discussion du site I Love Music. «Onze des 13 albums et cinq des six chansons les plus appréciés figurent également sur la liste établie par Pitchfork», tient-il à souligner.

Plagenhoef laisse ainsi entendre que les plus grands critiques musicaux des États-Unis ont copié leur palmarès annuel sur celui d’un site web vieux d’à peine 15 ans: une vraie provocation. Certes, Plagenhoef fait de son mieux pour préserver les apparences de la modestie («Je ne réclame aucun crédit et je ne revendique aucune paternité sur quoi que ce soit»), mais, malgré tout, il ne parvient pas à réprimer un certain triomphalisme. «Nous avons réussi à une époque où personne d’autre ne réussit. Nous avons davantage de lecteurs que les bimestriels Spin et Vibe, même selon le concept à la con employé par les imprimés qui veut que “chaque copie est lue par 2,5 personnes”... Et merde, je devrais juste m’en foutre, retourner travailler et laisser les gens nous sous-estimer.» Après avoir laissé deux autres messages, il donne l'impression de vouloir en terminer en affirmant «OK, je me retire de cette discussion.» Il signe ensuite 18 autres messages additionnels...

Plagenhoef se vante peut-être, mais il a raison. Au cours de la dernière décennie, aucune publication musicale n’a exercé une aussi grande influence que Pitchfork. C’est le seul titre, imprimé ou en ligne, qui a un impact déterminant sur la carrière d’un musicien ou d’un groupe. Cela tient en partie à la nature de son lectorat studieusement fidélisé, les fans d’indie rock, jeunes diplômés avides de repères culturels et très sensibles à l'avis des critiques musicaux. L’influence de Pitchfork ne cesse de grandir, et ce, même si de nombreux magazines et sites web essaient de lui ravir sa place.

Pourtant, le succès de Pitchfork ne repose certainement pas sur la qualité d’écriture de son contenu. Même ses admirateurs admettent que les articles sont «inégaux». Son système de notation très précis, basé sur une échelle de 0 à 10, contribue très certainement à son charme, mais il ne saurait à lui seul expliquer son succès. Je pourrais lancer un site avec ce type de notation, l'indifférence serait générale. Qu'est-ce qui fait son succès, alors? Comment Pitchfork a-t-il réussi là où tant d’autres magazines et sites internet ont échoué? Et pourquoi ce succès est-il aussi déprimant?

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Ryan Schreiber lance Pitchfork en novembre 1995. Il habite alors chez ses parents, en banlieue de Minneapolis (Minnesota). Le nom de domaine pitchfork.com appartenant alors à un vendeur de bétail de Butte Falls (Oregon), Schreiber se rabat sur pitchforkmedia.com. Ce nom lui est venu, comme il le dira en 1998 à l'hebdomadaire BusinessWeek, parce qu'il souhaitait évoquer «une foule en colère» qui menace le pouvoir de sa fourche (pitchfork), le pouvoir en question étant l’industrie musicale. Il a 19 ans et vient de terminer l’école secondaire. Son existence est faite de petits emplois à temps partiel et des concerts d'indie rock auxquels il assiste au centre-ville de Minneapolis. Avec le recul, on pourrait voir en lui un visionnaire de l’ère numérique, mais la réalité est plus prosaïque: il a envie d’écrire sur la musique, et l’argent se fait rare. «Je me disais que ce serait cool de rencontrer les groupes que j’aimais», expliquera-t-il plus tard à un journaliste. «J’adorais lire des fanzines imprimés, mais leur distribution est limitée et ils coutent cher à produire. Alors le choix était simple: publier sur l’internet ou pas du tout.»

À ses débuts, Pitchfork repose presque entièrement sur Schreiber. Il est l'auteur de presque tout le contenu du site, des critiques, des articles d'actualité et des entrevues avec les groupes de passage à Minneapolis. Très vite, ses nouvelles activités suscitent la colère de ses parents, à cause du cout élevé des nombreux appels interurbains qu'il passe aux compagnies de disques new-yorkaises. À mesure que les disques gratuits s’accumulent, Schreiber réalise toutefois qu’il a trouvé sa vocation: «Quand j’ai découvert les copies promo, je me suis dit “Oh mon Dieu, incroyable! Incroyable!"»

Aucune publication musicale n’a autant d’influence que Pitchfork. C’est le seul média, imprimé ou en ligne, qui a un impact déterminant sur la carrière d’un musicien ou d’un groupe. 

L’enthousiasme juvénile de Schreiber est évident dans ses premiers articles (la plupart d’entre eux ont depuis été retirés du site, mais certains sont retraçables grâce au site Internet Archives). Aujourd'hui, Pitchfork réserve la grande majorité de sa note parfaite, un 10, aux rééditions d’albums parus il y a au moins dix ans et qui ont survécu au passage du temps. Mais avant 2000, le site laisse à ses collaborateurs une bien plus grande liberté. Plusieurs des albums qui se sont vu accorder un 10 sur 10 sont même tombés dans l'oubli aujourd'hui, comme El Producto (Walt Mink), Gay? (12 Rods) et Bricolage (Amon Tobin). Les articles sont attendrissants et hyperboliques. En 1999, Samir Khan, l’un des premiers collaborateurs de Pitchfork, amorce sa critique de I See a Darkness, de Bonnie Prince Billy, en écrivant «La musique est un chien bâtard blessé, contaminé et crasseux qui gratte à votre porte pour attirer votre attention.» Je ne sais pas ce que cette phrase signifie, mais le sentiment général est clair. Baignant dans une ignorance décomplexée, les yeux écarquillés, enivré par l’enthousiasme: voilà comment on écoute la musique pop quand on est adolescent.

Même l’obsession de Pitchfork pour les chiffres, qui finira par sembler pédante et parfois cruelle, ressemble à un jeu d'adolescents. Puisque les premiers collaborateurs de Pitchfork viennent à peine de terminer l’école secondaire, un endroit où la différence entre une note de 89 et une autre de 91 est souvent lourde de conséquences, ils savent bien distinguer un album qui obtient 8.3 d’un autre à qui l'on accorde 8.7. Cette précision pseudoscientifique—101 notes possibles, plutôt que les trois ou quatre étoiles habituelles—a contribué de façon importante à la popularité de Pitchfork.

Mais cette prolifération absurde de notes ne pourrait se justifier sans une croissance exponentielle des critiques d'albums elles-mêmes. Si Schreiber a choisi le web parce qu’il était moins dispendieux que le papier, son potentiel d’archivage deviendra rapidement un autre atout majeur. Les critiques n’ont plus besoin de disparaitre du site (du moins avant que Pitchfork ne décide de revoir son passé). Schreiber tient le décompte du nombre de disques passés en revue et, au début de 1999, il annonce fièrement en page d’accueil: «1 512 critiques depuis le 01/02/96».

L’internet lui permet aussi de contourner certains problèmes de diffusion et d’accessibilité de l'information que n'arrivaient pas à régler les fanzines. Ainsi, si vous êtes un fan d'indie rock, la musique des groupes que vous aimez—ou plutôt les groupes que vous aimeriez peut-être, si vous pouviez en entendre parler—n'est pas diffusée à la radio. Les groupes indie rock se produisent peut-être dans une salle de spectacle de votre coin, mais vous devez avoir 18 ans pour y entrer, et, de toute manière, vous n'allez pas y passer toutes vos soirées. D’autre part, si les fanzines permettent aux lecteurs de rester informés en publiant des entretiens, des comptes rendus de concerts et une quantité astronomique de critiques de disques, leur diffusion reste anonyme, et même si vous les conservez, il peut être difficile d’y retrouver une information précise.

À mesure que le projet de Schreiber s'étend et que ses archives prennent de l’ampleur, Pitchfork gagne en maturité. Une mission semble s’imposer: devenir une encyclopédie en temps réel de l'évolution artistique et esthétique du rock, disponible en tout temps, de partout. 

Pitchfork n'a pas été créé avec l'ambition de s'intéresser spécifiquement à l’indie rock. C’était tout simplement le genre préféré des amis de Ryan Schreiber. Même si le site s'est peu à peu ouvert à d’autres styles musicaux, l’identité blanche et banlieusarde des collaborateurs reste indéniable. En 1998, Lang Whitaker, l'un des rédacteurs du site à l'époque, accorde une note de 7,1 aux Black Eyed Peas, et s'interroge au passage si, avec «une distribution tout droit sortie d’une pub de Benetton», le groupe ne pourrait pas devenir le sauveur du hip-hop. Un an plus tard, dans une critique de Things Fall Apart de The Roots, son collègue Samir Khan félicite le groupe parce qu'il compte parmi ses membres «un rappeur intelligent», une rareté. D’autres genres sont aussi traités avec ce même émerveillement plutôt attachant. À peu près à la même époque, Schreiber tombe amoureux du jazz des années 60. Écrire pour le seul bénéfice de ses amis devait avoir quelque chose de décomplexant. Cette période initiale de trois ans constitue la phase idyllique de Pitchfork; elle se termine en juin 1999, quand Shawn Fanning, un étudiant à l’université Northwestern, lance Napster.


Au 21e siècle, nous sommes tous des employés de magasins de disques.

On dit parfois que Napster a libéré la musique en la rendant disponible gratuitement, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Certes, les services de Napster étaient gratuits, mais ils reposaient sur l'obligation implicite de partager sa musique avec autrui. Les réglages de base du logiciel rendaient la discothèque d’un utilisateur accessible à tous. Fanning avait passé son adolescence dans les forums open source, où partager ses bidouillages et collaborer à ceux des autres était naturel; il a apporté cette culture centrée sur la collaboration dans le monde de la musique en ligne. Garder ses fichiers pour soi était possible, mais c'était au risque de se mettre les autres utilisateurs à dos. Même si un tribunal américain a forcé la fermeture de Napster en juillet 2001, son éthique particulière a survécu. Sur les sites qui utilisent le protocole de communication BitTorrent de pair à pair, un utilisateur qui partage un torrent est appelé un «seeder» (semeur). Quelqu'un qui se contente de télécharger le contenu rendu disponible par d’autres est qualifié de «leech» (sangsue).

À l’époque où les gens devaient encore payer pour la musique, la consommation était limitée. Vous ne pouviez vous permettre d’acheter qu’un certain nombre de disques, et vous écoutiez les autres à la radio et sur des chaines télé comme mtv. Les privilégiés qui pouvaient tout écouter—employés de magasins de disques, animateurs d’émissions de radio, nerds qui possédaient d’immenses collections personnelles—utilisaient cette connaissance pour affirmer leur supériorité sur leurs rivaux sociaux ou pour leurs conquêtes sexuelles. Napster a rendu tout cela obsolète. Aujourd'hui, presque tout le monde que je connais stocke sur son ordinateur plus de musique qu’il ne pourra jamais en écouter. Nul besoin d’être un amateur de musique pour se retrouver dans cette situation: l’accumulation se fait de façon naturelle et inconsciente. Ma bibliothèque iTunes, par exemple, contient 47 jours de musique. Selon la colonne indiquant le nombre de lectures pour chaque morceau, je dirais qu’un bon sixième de ma collection n’a jamais été écouté. Au 21e siècle, nous sommes tous des employés de magasins de disques.

Pour absorber cette surabondance de musique, un nouveau genre permet d’écouter toute votre discothèque: le mashup. En 2001, un DJ nommé Freelance Hellraiser combine la piste vocale de «Genie in a Bottle» de Christina Aguilera à une version instrumentale de «Hard to Explain», des Strokes. Caractéristiques fondamentales du mashup: peu subtil, festif et stupide. Les deux morceaux, en général un classique du rock et un morceau rap aux paroles lubriques, sont immédiatement identifiables. Dans les années qui suivirent l’apogée de Napster, des dizaines de compilations de mashups ont fait leur apparition: Uneasy Listening Vol. 1 par DJ Z-Trip et DJ P, Never Scared par Hollertronix, et la plus célèbre, le Grey Album de Danger Mouse, qui combine le Black Album de Jay-Z au White Album des Beatles.

On pense souvent à tort que les mashups sont faits pour danser, alors qu'en fait, l’auditeur type est plutôt assis à son bureau, dans la lumière blafarde de son écran, prêt à googler toute chanson qu’il ne connait pas. La plupart des mashups sont réalisés de façon plutôt grossière. Un bon créateur de mashups se doit d'avoir une discothèque très variée et de bien la connaître.


À l’automne 2000, grâce à l'argent que Schreiber a tiré de la vente de disques sur eBay, Pitchfork se dote de bureaux. Son écurie de collaborateurs, des gens prêts à écrire de longs articles pour très peu d’argent (et un disque), est en pleine expansion. Le site se vante d’avoir triplé son lectorat depuis janvier 2000, avec plus de 130 000 visiteurs mensuels, «plus que tous nos concurrents papier». Une affirmation quelque peu douteuse, la diffusion du bimensuel Rolling -Stone dépassant le million, mais Pitchfork ne vise pas encore aussi grand. Ses «concurrents papier» sont en fait les autres fanzines musicaux populaires à l'époque, mais aujourd'hui disparus. «[Nos collaborateurs] ont la musique à coeur, peut-on lire sur le site de Pitchfork, pas comme les gros joueurs qui font ça juste pour le bling bling.» Les bandeaux publicitaires de Pitchfork, vendus 300$ par mois, ont beaucoup de succès auprès des groupes indépendants qui ont un album ou un concert à promouvoir. Les revendeurs de musique en ligne, comme InSound, eMusic et Spun, sont aussi de bons clients. Annoncer sur Picthfork devient de plus en plus intéressant à mesure que le site renforce son offre éditoriale. Schreiber publie dorénavant quatre critiques par jour, cinq jours par semaine et attire donc un lectorat de plus en plus important et fidèle.

Pitchfork: le résumé

Publication internet fondée en 1995 / Consacrée à la musique indépendante et underground, en particulier l’indie rock / Influence toujours grandissante sur les succès et insuccès commerciaux / Lee Sargent, membre de Clap Your Hands Say Yeah: «Ce qu’il y a, avec Pitchfork, c'est qu’ils peuvent décider de votre sort. Tu vois ce que je veux dire? Ils peuvent dire “On va accélérer le processus et ceci va arriver... maintenant!” Et ç’a été un coup de pied au cul pour nous, parce qu’on a perdu le contrôle sur ce qui se passait.» / Album de l’année 2011: Bon Iver, Bon Iver / Chanson de l’année 2011: «Midnight City», M83

Au cours du même mois où Pitchfork s’installe à Chicago, Radiohead lance son quatrième opus, Kid A. Traditionnellement, les critiques de disques avaient pour fonction d'aider les mélomanes à décider s’ils devraient acheter un album ou non. Renvoyées à la fin du magazine, ces critiques étaient courtes et avaient une bien moindre importance que les entrevues illustrées annoncées en une. Pendant des années, le meilleur critique rock américain, Robert Christgau, a tenu dans le Village Voice une chronique hebdomadaire intitulée «Christgau’s Consumer Guide». Si un album durait moins de 30 minutes, il le mentionnait, puisque le consommateur en voulait pour son argent. Mais quand Kid A sort en magasin en octobre 2000, il est déjà disponible gratuitement depuis trois semaines sur le site du groupe. Or, les internautes qui lisent la critique de Brent DiCrescenzo sur Pitchfork ne cherchent donc pas un «guide de l’acheteur». Que cherchent-ils, alors? Parce que Kid A est le meilleur album jamais passé en revue par Pitchfork et parce que Radiohead est l’un des premiers grands groupes de l'ère internet, la réponse de DiCrescenzo à cette question aura des conséquences déterminantes pour l’avenir de Pitchfork.

DiCrescenzo opte pour une stratégie qui repose sur deux éléments. D’abord, il pousse jusqu’à l’extrême le style hyperbolique de Pitchfork. «Écouter Kid A, en termes d’expérience et d’émotions, c'est comme assister à l’accouchement d’un bébé mort-né tout en ayant la chance de le voir au paradis sur un écran Imax», écrit-il. «Comparer Kid A aux autres albums, c'est comme comparer un aquarium à du papier de construction bleu». En soit, cela n’a rien de bien nouveau: le journalisme musical était depuis longtemps un habitué des excès stylistiques, de ces tentatives de traduire en mots l’énergie dépravée du rock. DiCrescenzo décide également d'accorder à l’album la note de 10, ce qui n’est pas en soi une grande innovation non plus. Par le passé, Pitchfork a déjà attribué plusieurs notes parfaites, par exemple au précédent album de Radiohead, OK Computer. Mais jusque-là, les 10 étaient octroyés sans arrière-pensée. Pitchfork estime cependant que Kid A constitue un moment marquant de l’histoire de la musique pop. Après avoir bâti sa crédibilité en faisant de minuscules distinctions entre un album (7.4) et un autre (7.3), Pitchfork prend conscience que l’une des choses que l’on peut faire avec cette chose immatérielle qu’est le capital culturel, c’est de le dépenser de façon extravagante en dispensant des 10 avec légèreté. Et puisqu’un 10 accordé au bon disque provoque autant d’éloges que de critiques aux quatre coins de la Toile, cette prodigalité est en fait un investissement dans l’avenir même du site.

Devant un album aussi original que réussi, DiCrescenzo répond avec ce qui lui semble le plus grand des hommages: une liste des influences de Radiohead. En seulement 1 200 mots, il réussit à citer l’album Olé de John Coltrane, C.S. Lewis, le label Warp Records, les animations de Terry Gilliam pour Monty Python, David Bowie et Brian Eno, Aphex Twin, Björk et, pour finir, le White Album. «Il est évident que Radiohead est le plus grand groupe de notre époque, sinon le meilleur depuis vous-savez-qui», affirme-t-il, en faisant référence aux Beatles. 

«Il est évident que cela a été un point tournant pour nous», dira plus tard Schreiber à propos de cette critique. «Tous les sites consacrés à Radiohead, souvent très fréquentés, ont dirigé des internautes vers Pitchfork. On a vu une immense augmentation de notre trafic, 5 000 visites par jour juste pour cette critique. On n’avait jamais rien connu de tel.» Cet article ne vous apprend rien de particulier sur l’album, mais il vous en dit beaucoup sur la place occupée par Radiohead sur la scène culturelle. Cette technique deviendra la marque de commerce de Pitchfork.


Bien que le terme indie rock ne se soit répandu aux États-Unis qu’au début des années 1990, ce genre musical nait sur les cendres du mouvement punk dès le milieu des années 80. Il connait différentes variantes, «college rock», «post-punk», «diy» (Do It Yourself, synonyme d'autoproduction). Le mot «indie» fait référence aux étiquettes de disques indépendantes qui se multiplièrent à cette époque: Dischord à Washington (DC), SubPop à Seattle, Matador à New York, Merge à Durham (Caroline du Nord), Touch and Go à Chicago. La musique produite par ces labels est très variée, sans aucun doute, mais dans l’ensemble, elle se situe dans la lignée de groupes comme Minor Threat, Black Flag, Dinosaur Jr., Fugazi, The Butthole Surfers et les Pixies, au son dur, rugueux et sarcastique. Ces groupes portent le même regard sur les majors qu'ils estiment cyniques, cupides et donc trop bornées pour leur offrir un contrat. Soulignons que l’indie rock est l’un des rares styles musicaux dont le nom ne renvoie pas à ses caractéristiques esthétiques, mais bien à une éthique de travail et à un mode de production.

En 1991, Nirvana, un trio originaire d’Aberdeen (État de Washington), est l’un des groupes les plus populaires sur la planète et vient, par le fait même, remettre en question cette philosophie. Nirvana amorce sa carrière chez SubPop, un petit label indépendant, mais en 1990, le groupe signe un contrat avec la major dgc Records. En 1992, Nevermind, le deuxième album de Nirvana, atteint la première place au palmarès Billboard, devant le chanteur country Garth Brooks et Michael Jackson. En 1994, le chanteur de Nirvana, Kurt Cobain, se suicide.

Nirvana bouleverse complètement l'indie rock. Au cours des années 1990, plusieurs groupes opportunistes tenteront d'imiter le style de Nirvana dans l'espoir d'obtenir le même succès commercial, mais les groupes indie plus sérieux prennent une autre direction. Dans l’ère post-Nirvana, les musiciens ont conscience que le succès commercial, bien que difficile à atteindre, est à leur portée. Mais le suicide de Cobain semble de mauvais augure et plusieurs musiciens indie choisissent d'adopter diverses stratégies pour éviter à tout prix la célébrité. Les chansons aux paroles ésotériques et construites de manière incohérente sont privilégiées. Stephen Malkmus, leader du désormais célèbre groupe Pavement, déclare ainsi à Spin qu’il rédige les paroles de ses chansons «selon le point de vue d’un gars saoul dans un party qui dit plein de choses qu’il ne pense pas». Des groupes comme Sebadoh et les Mountain Goats décident pour leur part d'enregistrer sur des appareils lo-fi bon marché, comme pour s’assurer que si un producteur venait à tomber par hasard sur leur disque, il le jugerait de trop mauvaise qualité pour être diffusé à la radio. Il n’est pas difficile d’y voir une stratégie défensive. Alors même que la culture dominante commence à donner l’impression de vouloir adopter des styles plus marginaux, des groupes comme Pavement se font une armure de leur musique incompréhensible. Pour le moment du moins, ils peuvent ainsi rester à distance de la corruption d’une industrie musicale qui commence à les accepter.

Puis l’industrie musicale s’écroule. Si, en 2000, il ne faut pas plus de six semaines au boys band ‘N Sync pour écouler 2,42 millions d’exemplaires de No Strings Attached, six ans plus tard, le rapper Lil Wayne mettra six mois pour vendre autant de copies de Tha Carter III. Ces deux albums sont les plus grands succès commerciaux de leur année respective. Entre 2000 et 2006, un intense sentiment de panique soulevé par Napster s'est installé. L'industrie croit d'abord avoir trouvé la parade à cette crise dans la musique elle-même. Durant les premières années de la décennie, plusieurs groupes produisant un rock empreint de nostalgie connaissent un succès autant commercial que critique: les White Stripes, les Strokes, les Hives et les Vines revisitent de manière crue et sexy les classiques du rock et ne semblent pas préoccupés outre mesure par les considérations éthiques entretenues jusque-là par les groupes indie. Cette production musicale est plutôt pas mal, mais parler des Strokes, comme le fait Rolling Stone, comme des «sauveurs du rock» relève tout simplement du vœu pieux. Pitchfork, comme c'était à prévoir, se montre d’abord plus sceptique à l’égard de cette nouvelle musique, mais décide finalement de l'adopter car elle a tout pour plaire. À propos de White Blood Cells, des White Stripes, Ryan Schreiber et Dan Kilian écrivent «c’est le Christ et Prométhée, mourant et ressuscitant éternellement... Ils ne rénovent pas le rock, ils l’incarnent». Un sous-entendu préoccupant—le rock est-il un cadavre?—est laissé en suspens.

La plupart de ces groupes ont disparu après un an ou deux. L'effondrement de l'industrie s'accélérant, les groupes indie ont cessé de la regarder avec ce mélange d'envie et de mépris. Qu’y a-t-il à envier, désormais? N’est-il pas évident que les groupes indie, avec leurs réseaux dévoués de fans, de journalistes et de salles de concert, sont dans une bien meilleure position? Non seulement les majors sont de vulgaires machines à produire de l'argent qui vous volent votre âme, mais en plus, elles n'arrivent même plus à vous rendre riche! Dans ce contexte, le militantisme et la paranoïa des premiers groupes indie semblent ridicules et les principes commencent à s'émousser. En 2001, les Shins, un groupe d’Albuquerque (Nouveau-Mexique), lancent une chanson douce et mélancolique intitulée «New Slang», qu’on entend très rapidement non seulement dans les radios étudiantes mais aussi dans une publicité de McDonald’s, puis dans le film Garden State. Les Shins sont produits par SubPop, et lorsque le quotidien The Seattle Times demande à un directeur artistique du label quelle avait été la réaction du groupe à l’offre de McDonald’s, sa réponse a été plutôt laconique: «Ils étaient genre, bah, on ne pense pas que ce soit vraiment compromettant, quelqu'un veut seulement nous payer pour ce qu’on fait.» L'argument traditionnel se trouve complètement renversé. «Pour un groupe qui n’est pas payé une fortune par sa compagnie de disques, ça permet de quitter la job alimentaire et de se concentrer sur la musique», ajoute le directeur artistique. Dès 2003, l’indie rock est omniprésent sur la bande-son de The OC, la série télé la plus populaire de la chaine Fox. Dans un des premiers épisodes, l’un de personnages principaux va même jusqu’à faire référence à Death Cab for Cutie, un groupe de Seattle.


Pitchfork n'échappe pas au changement et perd son caractère de «foule en colère» pour devenir faiseur de rois. En 2003, le site lance la rubrique «Best New Music», et l’année suivante, Ryan Schreiber effectue son premier voyage à New York. «Ryan a passé toute une journée à Times Square, raconte un collaborateur. Il était tellement heureux.» Schreiber constate que New York reprend peu à peu sa place, musicalement, et que les groupes indie locaux s’intéressent au post-punk et à la dance. Il observe ces phénomènes avec attention. Un groupe nommé LCD Soundsystem lance alors le morceau «Losing My Edge», dans lequel un James Murphy vieillissant se plaint de voir à quel point les jeunes sont plus cool que lui: «I’m losing my edge to the internet seekers who can tell me every member of every good group from 1962 to 1978», chante-t-il. «I’m losing my edge to the art-school Brooklynites in little jackets and borrowed nostalgia for the unremembered Eighties.» («I hear you have a compilation of every good song ever made by anybody.») Pour Schreiber, nouveau roi des «internet seekers», cette chanson agit comme une drogue initiatique à la dance music. À l’automne 2003, un autre groupe dance-punk nommé The Rapture lance son album Echoes, et Schreiber est maintenant accro pour de bon. L'album obtient une note de 9 et l'article qui accompagne cette note est publié en page «Best New Music». «Finalement, écrit-il, il y a du mouvement et nous nous sortons du coma dans lequel nous a plongés la décennie 1990, des années paresseuses, mort-nées. Les bras se décroisent, les visages s’illuminent et la clarté frappe avec la puissance d’une religion.» Schreiber se félicite de la capacité du nouvel indie rock à «afficher son mépris à la branchitude démodée». Le temps est venu de danser: «Vous qui, lors de concerts, ne dansez pas, qui ne savez pas comment vous amuser, qui vous moquez et levez le nez, c’est à vous que cette musique s’attaque.»

Pitchfork, bien évidemment, n'est pas devenu un site consacré uniquement à la dance, mais il délaisse doucement le détachement pratiqué par l’indie rock des années 1990. De plus en plus, ses choix s'arrêtent sur une musique célébrant une certaine innocence. Plus tôt cette année-là, Schreiber découvre le groupe torontois Broken Social Scene, parfaitement en phase avec les valeurs à la mode chez les fans et les groupes indie: la mélancolie, la collaboration et l’empathie. Par exemple, un des morceaux les plus populaires sur You Forgot It In People s’intitule «Anthems for a Seventeen Year Old Girl» («Hymnes pour une fille de 17 ans»). La chanson est construite autour d’une courte phrase harmonique jouée en boucle tandis que l’accompagnement musical prend de l’ampleur, comme si le groupe n'interprétait pas une chanson pop mais une ronde ou une comptine. Les membres du groupe, de six à 20 selon les occasions, se présentent comme un «collectif» prêt à intégrer des instruments à vent, des cuivres et des cordes aux traditionnels instruments rock, selon l’envie du moment. Comme DiCrescenzo l’avait fait pour Radiohead, Schreiber s'emploie dans sa critique dithyrambique de 1 200 mots à lister les influences du groupe: il le compare à cinq autres formations de Toronto, ainsi qu’à Dinosaur Jr., Jeff Buckley, Spoon, Electric Light Orchestra, Ekkehard Ehlers, The Notwist et (les voici à nouveau) les Beatles et leur album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. «Vous devez tout simplement l’entendre par vous-même, conclut Schreiber. Oh mon Dieu, oui, vous devez vraiment, vraiment l’entendre.» Leur album se voit décerner un 9.2. Même si You Forgot it in People, sorti en 2002, n'est plus vraiment présent en magasin, Broken Social Scene se met soudainement à jouer devant des salles pleines. Avec cet article paru en 2003, l'influence dont Pitchfork jouit apparait de façon indéniable.

Se pourrait-il que Pitchfork soit passé à côté de quelque chose d’important, d’une solution de rechange radicale qu’il n’a pas su déceler?  

Un an plus tard, le premier album du groupe montréalais Arcade Fire se voit décerner une note de 9.7. David Moore commence son article en s'interrogeant sur notre époque: «Comment en sommes-nous arrivés là? Notre génération est noyée dans la frustration, l’agitation, la crainte et le malheur. La peur a envahi la société américaine, mais nous arrivons à ériger de subtiles défenses contre elle. Nous nous moquons des codes de couleur des “alertes au terrorisme” du gouvernement; les humoristes et les politiciens sont pour nous des sources d'information. Au tournant du 21e siècle, nous avons pris conscience de notre isolement. Face au jeu de l’offre et de la demande de la douleur individuelle, nous ne ressentons rien.»

Comme Broken Social Scene, Arcade Fire est un groupe format géant; lors de certains de ses concerts, il peut aligner jusqu’à 15 musiciens sur scène. Ses membres jouent des instruments un peu oubliés, comme l’accordéon et l’orgue de Barbarie, et sa coleader, Régine Chassagne, porte des gants de dentelle. Mais si l’instrumentation et les costumes de scène suggèrent une esthétique victorienne et faite main, la musique elle-même affecte une sensiblerie décomplexée. Win Butler crie plus qu'il ne chante ses chansons (qui sont souvent des complaintes sur une enfance difficile) jusqu'à briser sa voix, une technique qu'il apprécie tout particulièrement. Le groupe aime bien également donner à sa musique un semblant de profondeur spirituelle en y ajoutant une pédale inférieure, une note grave généralement jouée à l’orgue dans la musique religieuse (le deuxième album du groupe, Neon Bible, a d’ailleurs carrément été enregistré dans une église). Le caractère expressif et sentimental de leur musique est ce que David Moore préfère chez Arcade Fire. À la fin de sa critique, il rend hommage à Funeral d’avoir «complètement réhabilité ce mot honni qu’est “sensible”». Un an plus tard, Arcade Fire sera invité au Late Show with David Letterman et se produira à Central Park.

Arcade Fire met fin aux doutes quant à l’influence de Pitchfork, et le site doit maintenant apprendre à bien utiliser celle-ci. En 2004, on pouvait encore affirmer, comme l’a fait un journaliste de l’hebdomadaire East Bay Express, d'Oakland (Californie), que beaucoup des collaborateurs de Pitchfork «n’ont aucune expérience préalable en critique musicale ou désir d’en faire un métier». Pitchfork prend toutefois le virage de la professionnalisation au cours de cette même année. Schreiber embauche Chris Kaskie, du journal satyrique The Onion, pour qu’il dirige les opérations d’affaires, et Scott Plagenhoef, journaliste musical et sportif à Chicago, pour superviser la rédaction. Jusqu’alors, le site s’était contenté de publier des articles écrits par des adolescents drôles mais incompétents. Pitchfork s'en remet maintenant à des journalistes qui sont passés par d’autres publications, comme Tom Breihan, ex-Village Voice, ou dont le style est déjà formaté (Nitsuh Abebe, de l'hebdomadaire New York). Au cours des deux années qui suivent, le site embauche plusieurs chroniqueurs et commence à publier des textes plus longs. Avec toutes ces arrivées et la refonte du site en 2005, Pitchfork ressemble de moins en moins à un blogue et de plus en plus à un clinquant webzine.

Cette nouvelle identité modifie les pratiques du site. Finie l’époque où l’on pouvait critiquer un album en inventant un dialogue entre un gérant de salle de spectacle et un groupe, comme l’avait fait Nick -Sylvester en 2003 pour Get Born, de Jet: «Fuck you, on est Jet! Là où on joue, les gens couchent avec nous» (l’album avait obtenu un 3.7). Évacuée aussi cette idée de critiquer un album de Tool en imaginant la dissertation d’un fan adolescent du groupe: «J’ai l’impression que ce disque-là a été fait juste pour moi par un extraterrestre super intelligent, genre» (un humiliant 1.9 pour Lateralus).


Au cours de ces années, Pitchfork se voit souvent reprocher de pratiquer un «cynisme branché», une attitude qui ne semble toutefois pas correspondre aux gouts musicaux du site. En 2005, l'un des artistes préférés du site est Sufjan Stevens, un jeune auteur-compositeur produisant une musique naïve. Après avoir annoncé son intention de faire un album consacré à chacun des 50 États américains, Stevens lance Seven Swans, un album de folk-pop doucereux aux paroles explicitement religieuses. Lorsqu’il revient à son projet initial et lance Illinois, Pitchfork en fait son album de l’année. La journaliste Amanda Petrusich estime qu'à l'écoute des magnifiques arrangements orchestraux de Stevens, on ne sait pas si on doit «aller chercher nos souliers de danse ou des mouchoirs». Admirative, elle cite quelques vers tirés de la chanson «Chicago»: «If I was crying / In the van with my friend / It was for freedom / From myself and from the land». «À son meilleur, cet album donne l’impression que les États-Unis sont très petits et très réels», écrit-elle. Ce nouvel intérêt pour le nationalisme pastoral ne correspond pas au indie rock; il laisse même penser que l’indie rock est dorénavant l'affaire d’une génération bien différente. Alors que la guerre fait rage en Irak, de jeunes diplômés affluent vers les grandes villes des États-Unis et entament une carrière de stagiaires dans les médias, dans le secteur caritatif ou dans les start-up. Pour une raison ou une autre, ils apprécient une musique mielleuse célébrant ouvertement leur héritage national. Ils s’habillent comme d'élégants bucherons et vont voir Sufjan donner des concerts déguisé en scout, et ils se souviennent avec nostalgie d’un monde disparu où le petit et le tangible existaient encore.

Pitchfork a fait siennes les idées de l’indie en misant sur l’importance du capital culturel, et les résultats ont été désastreux.

Pitchfork se fait alors le champion d'une artiste encore plus éloignée de l'esprit de l’indie rock, et qui s'apprête à devenir l’une des plus importantes figures musicales des années 2000. Alors que Sufjan Stevens fait de son mieux pour préserver le souvenir d’un monde où l’internet n’existe pas, la rappeuse britannique m.i.a. semble avoir tiré toute son inspiration d’une connexion wifi. Marquée par ses débuts comme créatrice de mode et artiste visuelle, m.i.a. s’habille comme une page MySpace, mélangeant les motifs fluo en spandex et le bling en toc. Quant à sa musique, elle reprend la pratique des mashups de tout mélanger et lance un vague mais séduisant appel aux pays en développement pour qu'ils pratiquent un militantisme culturel. Son premier mixtape est intitulé Piracy Funds Terrorism Vol. 1, en référence au piratage musical. Le discours politique de m.i.a. se borne à faire entendre un son parfait pour la piste de danse où se confondent l’oppression au Liberia ou au Sri Lanka et un désarroi flou mais sexy. «m.i.a. n'explore pas les contrecultures, elle les visite, glanant quelques éléments en vitesse et les couchant sur l’acétate», écrit Scott Plagenhoef à propos de son premier album, Arular. Ce dernier ne s'offusque pas des méthodes de m.i.a. Fidèle au style de Pitchfork, il prend cependant le soin de vous informer que certaines personnes pourraient ne pas apprécier—cependant, affirme-t-il, «un examen en profondeur de la xénophobie, des relations entre l’Occident et les pays en développement ou de la nécessité de démontrer de l’empathie envers nos ennemis ferait sans doute une chanson pop plutôt nulle». Plus tard, un collaborateur revenant sur un spectacle de m.i.a. s'est également porté à sa défense. «C’est peut-être un signe de la brillante innocence d’Arular. Il imprime subtilement des idées contestataires dans notre esprit, inspirant les masses à venir en aide aux pauvres sans jamais vraiment dire ouvertement comment ou pourquoi le faire», écrit-il. À la lecture de tentatives aussi alambiquées pour justifier l’exploitation de la misère, on peut se demander pourquoi les collaborateurs de Pitchfork ont tant de difficultés à s’exprimer... Peut-être parce qu’ils se disent que la vérité ferait «une chanson pop plutôt nulle» et qu’il vaut donc mieux l’ignorer.

En 2007, Ryan Schreiber emménage à Brooklyn, l’une des plaques tournantes de la musique indie. L'avènement de l’internet n'a pas qu'affaibli les majors et les magazines musicaux, il a aussi fragilisé les hebdos culturels qui avaient soutenu l’indie rock tout au long des années 1990. Le déclin de ces hebdos s'est accompagné d'un appauvrissement des scènes musicales régionales. Les groupes indie affluent alors vers New York, la ville qui dispose des médias les plus susceptibles de créer la tendance. Le boom immobilier des années 1990 a rendu hors de prix les appartements de la pointe sud de Manhattan. Ces musiciens n'ont donc d'autre choix que de s’installer dans les quartiers brooklynois de Williamsburg et Greenpoint. Dès 2001, des promoteurs y organisaient des concerts avec des artistes comme Yeasayer, les Dirty Projectors et Dan Deacon. Même si l’essentiel des activités éditoriales de Pitchfork sont toujours menées depuis Chicago, Schreiber devient rapidement un habitué de ces spectacles.

Est-ce un hasard? À la même époque, Animal Collective, de Brooklyn, devient l’un des chouchous de Pitchfork. Entre 2003 et 2009, le groupe lance cinq albums, chacun gratifié d'une note supérieure au précédent (pour une moyenne cumulative de 9.1). Broken Social Scene et Arcade Fire consacrent l'essentiel de leurs chansons à l’enfance et à l’adolescence. Animal Collective va encore plus loin: son chanteur sonne carrément comme un enfant. Pitchfork mord tout de suite à l'hameçon. Ce mélange d’excentricité musicale et d’innocence a tout pour lui plaire. Une des premières critiques consacrées à l'un de leurs albums compare la production d'Animal Collective à de la «musique de conte de fées». Une autre imagine les membres du groupe «dansant autour du feu crépitant sous les pins». Une autre: «C’est cette absence de vanité et de “gros bon sens” propre aux enfants qui les rend sacrés... Les vieux ne comprennent rien à la sagesse.» En 2009, l'affection de Pitchfork pour Animal Collective est à son comble et le site accorde à l'album Merriweather Post Pavilion la note la plus élevée depuis le Funeral d’Arcade Fire.

Si l’instrumentation et les costumes d’Arcade Fire suggèrent une esthétique victorienne et faite main, la musique elle-même affecte une sensiblerie décomplexée.

Ces groupes sont-il mauvais? Pitchfork s'est-il trompé à leur sujet ? Non. Mais bien que Broken Social Scene, Arcade Fire, Sufjan Stevens, m.i.a. et Animal Collective aient tous produit une musique sophistiquée et intelligente, celle-ci demeure finalement puérile et inoffensive. Au lieu de rechercher de nouvelles avenues musicales, ces groupes se sont contentés d’altérer et de remixer des formules déjà existantes, assurés que des blogueurs un peu prétentieux exagèreraient l'importance de ces changements et les feraient passer pour audacieux. Plutôt que de produire une musique originale qui mettrait au défi les autres groupes, ces artistes ont plutôt choisi de faire leur petite affaire et d’applaudir le travail des autres. Tant qu'ils réussissent à gérer leur image et à rester à la mode, ils peuvent continuer d’aduler l’enfance, d’imiter leurs prédécesseurs et de s’opposer à la guerre en Irak en dansant. 


On ne peut pas accuser Pitchfork de ne pas avoir fait ses devoirs. Il a été très présent sur le terrain. Mais se peut-il qu’il soit passé à côté de quelque chose d’important, d’une solution de rechange radicale qu’il n’a pas su déceler? 

Pitchfork constitue sans contredit un grand succès. En plus de sa considérable production quotidienne—cinq critiques d’albums, une dizaine d’actualités et plusieurs entrevues avec des musiciens et autres vedettes—, le site publie dorénavant 14 chroniques sur des sujets variés, la techno ou encore l'état de la musique pop. Pitchfork diffuse de la musique et des vidéoclips, et Pitchfork.tv permet de regarder des spectacles en direct avec un choix de six prises de vue différentes. La compagnie appartient toujours à 100% à Ryan Schreiber (titre officiel: fondateur/pdg) et occupe les mêmes bureaux de Wicker Park, Chicago. La publicité est sa principale source de revenus et les bandeaux animés de Toyota, Apple et American Apparel semblent indiquer que l’argent ne manque pas. «Nous avons réussi à une époque où personne d’autre n’a réussi», écrivait Scott Plagenhoeff en 2010. Nick Denton s’est attaqué au groupe de presse Condé Nast en dirigeant le site à potins Gawker comme un magazine haut de gamme. Ryan Schreiber a fait de même en reproduisant en ligne toutes les activités de la presse musicale traditionnelle. En n'ayant pas de zone ouverte aux commentaires du public, Pitchfork est même un peu plus élitiste que les magazines eux-mêmes. Le seul changement que Schreiber a apporté au modèle de l’imprimé—s'appuyer davantage sur les critiques plutôt que sur les entrevues ou les portraits—a été de s’adapter à la dynamique du buzz internet. Les entrevues sont peut-être efficaces pour vendre le mode de vie rock and roll, mais ce sont les critiques qui vont intéresser les blogues et générer des controverses. Et puis il y a ses gigantesques archives, bien sûr. Pitchfork est la seule publication qui peut prétendre montrer ce que c'était d’être un amateur de musique au cours des 15 dernières années. Il est impossible d’écrire l’histoire du rock contemporain sans reconnaitre l’apport de Pitchfork.

Mais cet apport n’est pas que positif. Malgré son succès, Pitchfork n’a pas été en mesure de produire un seul critique important en 15 ans. Brent DiCrescenzo a certes joui d'une certaine reconnaissance pendant un certain temps, mais il a toujours préféré se montrer divertissant plutôt que de développer des idées intéressantes. Alors que dans la presse rock, les rédacteurs bénéficient d’une grande liberté et peuvent adopter un style plus personnel, ceux de Pitchfork ne peuvent aujourd’hui se permettre trop d’écarts. Comme le succès de Pitchfork dépend en bonne partie de sa capacité à agir comme une sorte de baromètre du gout, l’accent est plutôt mis sur les jugements esthétiques sans surprise, stables et réguliers. Les critiques plus matures, qui ont la fâcheuse habitude de débattre entre eux, souvent aux dépens des lecteurs, n’y ont pas leur place. Cela nuirait au projet de Pitchfork, qui est de rendre compte des gouts de l'époque en matière de musique pop sans soulever de controverses, d'accumuler des critiques et de viser un seul enjeu musical en ignorant tous les autres. S'adressant à des lecteurs qui veulent savoir comment être des fans 2.0, les collaborateurs de Pitchfork sont devenus les fans les plus pédants qui soient, transformant la critique en un exercice de consommation culturelle parfaite. Ainsi, Pitchfork produit une pléthore de listes «Best of», une démarche loin d'être critique qui ressemble plutôt à un palmarès Billboard idéal. Au fil des ans, ces listes n'ont cessé de prendre de l’expansion, passant de 50 chansons à 100 ou 200. En 2008, Picthfork en a même tiré un livre, The Pitchfork 500: Our Guide to the Greatest Songs from Punk to the Present. De la même manière, Pitchfork cite les influences d’un groupe non par souci historique mais plutôt pour mettre en valeur le contenu de la discothèque de l’auteur de la critique. Pitchfork est peut-être la mémoire de la musique pop contemporaine, mais si vous êtes à la recherche d'un peu de profondeur, vous devrez passer votre chemin.


Qu’est-ce qui a fait le succès de Pitchfork? La réponse se trouve dans l’indie rock lui-même.

Au cours des 30 dernières années, l’indie rock a fait du capital culturel un élément fondamental. Levant le nez sur l’argent que les majors mettaient à leur disposition, les musiciens indie ont trouvé un avantage concurrentiel dans ce capital culturel qui leur apporte influence et statut, mais dans une logique qui n’est pas ouvertement financière. 

Pitchfork et l’indie sont actuellement menés par des gens qui se comportent comme si l’ensemble de l’expérience humaine se limitait à perfectionner nos habitudes de consommation.

À mesure que les succès indie se sont multipliés, les musiciens oeuvrant dans d’autres genres ont commencé à y porter attention. Le hip-hop est un exemple intéressant. Durant les années 1990, alors que les groupes indie faisaient tout en leur possible pour éviter de donner l’impression d’être des «vendus», les rappeurs voulaient s'enrichir. Ceux qui réussissaient le mieux cessaient carrément de rapper—ou du moins sous-traitaient le travail d’écriture—et lançaient des lignes de vêtements et des compagnies de disques. Mais malgré leur succès commercial, les rappeurs savent où se trouve le véritable capital culturel. Quand Jay-Z, riche magnat du divertissement, a finalement décidé d’abandonner son image de vendeur de drogues, il s'est fait voir à un concert de Grizzly Bear à Williamsburg. «Ce que le mouvement indie rock fait présentement est très inspirant», dit-il à un journaliste. Un an plus tard, son autobiographie paraissait chez le prestigieux éditeur Spiegel & Grau.

Pitchfork a fait siennes les idées de l’indie rock en misant sur l’importance du capital culturel, et les résultats ont été désastreux. L’indie rock repose sur la notion qu'il est possible de dissocier le succès commercial et le rock and roll, pourtant le genre musical le plus populaire des 50 dernières années. Pour entretenir cet idéal, les groupes indie ont joué à faire semblant qu’un éventuel succès serait improbable ou surprenant. Les critiques indie, pour leur part, ont refusé de reconnaître qu’ils disposaient d’un pouvoir considérable. En 2006, deux ans après qu’Arcade Fire eut démontré le contraire, Schreiber a bien tenté de minimiser l’importance de Pitchfork: «Les gens semblent penser qu’on est snobs. Mais on est juste des fans de musique très honnêtes qui ont beaucoup à dire», explique-t-il à l'époque. Quatre ans plus tard, il affirme la même chose au New York Times: «Je ne pense pas qu’on se perçoive comme des gens qui dictent la tendance.» Neuf mois plus tard, Arcade Fire remporte le Grammy du groupe de l’année. Il est le premier groupe indie à recevoir ce prix.

Les fans d'indie rock n'échappent pas à ce déni. À l'origine, le fan d’indie était le Blanc de la classe moyenne inférieure, qui a tout juste terminé l’école secondaire, qui survit avec de petits boulots pas très glorieux et qui tente d’économiser afin de quitter le nid familial. Ce type de fan trouvait dans l’indie rock un véritable environnement culturel que sa vie ne lui apportait pas. Ryan Schreiber incarne parfaitement cet archétype. Au cours de la dernière décennie, cependant, l’indie rock s’est embourgeoisé, abandonnant les fans des classes inférieures (en même temps que les villes de taille moyenne où ils vivent) au profit des jeunes universitaires blancs qui peuplent aujourd'hui les principales villes des États-Unis. L’indie rock permet d’oublier que ce qui rend supportable votre emploi minable, c'est que vous pouvez le quitter et vous inscrire à la faculté de droit quand bon vous semble. Je suis moi-même un bon exemple de ce type d’amateur d’indie rock. Au cours des deux années après avoir obtenu mon diplôme universitaire, je me suis bien amusé à être «pauvre» à New York et à boire de la bière «bon marché» avec mes amis. Toutefois, je dois bien me rendre à l’évidence que la bière que je bois n’est pas vraiment bon marché et qu’en plus, je ne suis pas pauvre du tout. Si un jour j'épouse quelqu'un ayant un salaire semblable au mien, notre revenu familial sera légèrement supérieur à la moyenne nationale. C'est aussi le cas pour presque tout le monde que je connais. La vérité est que j’ai hérité de gouts de luxe, que je vis dans une ville où le cout de la vie est élevé et que je suis parfois frustré de ne pas pouvoir acheter tout ce que je veux. Quand je préfère oublier cette réalité, j’écoute de la musique indie. 

Avec Sufjan Stevens, l’indie a penché vers un nationalisme pastoral et affecté alors que le très conservateur président George W. Bush était au pouvoir. Avec m.i.a., l’indie a mis de l’avant une musicienne dont la plus grande réalisation est d’avoir transformé les diverses catastrophes mondiales en chansons pop. En d’autres mots, l’indie est devenu la musique parfaite pour éviter les remises en question. Et Pitchfork dans tout cela? Il a imité, inspiré et poussé l’indie dans cette direction. Il a une conscience absolue de son capital culturel. Ainsi, une critique de Pitchfork peut ignorer l’histoire, l’esthétique ou les aspects techniques élémentaires de la musique, mais elle ne manquera presque jamais d’inclure une nomenclature détaillée de ce qui est à la mode et de ce qui intéresse la presse. Imprégnés par cette façon de voir et d’agir, les groupes indie sont de plus en plus obsédés par leur image, alors que leurs ambitions musicales fondent et ne représentent plus grand-chose. C'est généralement une perte de temps que d’étudier les textes des chansons, les plus grands rockeurs étant souvent de mauvais paroliers; le plus célèbre vers d’Animal Collective présente toutefois un certain intérêt: «I don’t mean to seem like I care about material things» («Je ne veux pas donner l’impression d’être quelqu'un qui se préoccupe des choses matérielles»). Dans le monde de l’indie rock, aujourd'hui, ce sont les apparences qui sont importantes.

Plus que tout, nous avons besoin de nouvelles formes musicales, originales, qui vont au-delà de l'assemblage de diverses influences. Nous avons besoin de musiciens qui diversifient leurs sources d’inspiration, qui soient à l’écoute de leurs expériences personnelles et de celles de leur entourage. Pitchfork et l’indie rock sont actuellement menés par des gens qui se comportent comme si l’ensemble de l’expérience humaine se limitait à perfectionner nos habitudes de consommation. Nous méritons de passer à une nouvelle culture musicale plus digne de notre temps. 


Richard Beck travaille à la rédaction du magazine américain n+1. Il vit à Brooklyn.

Illustrations: Gabrielle Lecomte

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