Vérité et politique

Hannah Arendt
Illustration: François Pensec / Metro Sketcher
Publié le :
Essai

Vérité et politique

Sommes-nous réellement entrés dans une période flambant neuve, celle de la «postvérité»? On peut en douter, à la lecture de cet essai d’une troublante contemporanéité, signé il y a 53 ans par la journaliste et politologue Hannah Arendt.

Avec une introduction de Judith Olivier

Considéré dans ce texte

La vérité de fait et la vérité rationnelle. La falsification. La fragilité des vérités qu’on fait passer pour des opinions. Le caractère despotique du vrai. Le mensonge organisé, en politique.

À propos de ce texte

Les temps sont propices à relire Hannah Arendt. En témoignent les multiples extraits sur le totalitarisme qui ont submergé l’internet et les médias depuis l’arrivée au pouvoir d’un certain président américain. Étonnamment, il a rarement été question de «Vérité et politique», un essai que la politologue, philosophe et journaliste allemande a écrit en 1964, et publié au sein du recueil La crise de la culture en réponse à la polémique vécue lors de la publication -d’Eichmann à Jérusalem.

«Vérité et politique», dont nous publions ici un fragment, permet de nous outiller intellectuellement en des temps où le conflit entre les faits et le discours politique semble atteindre des niveaux inégalés. «Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et de l’essence même du pouvoir d’être trompeur?», s’interroge Hannah Arendt au début de son essai. «Il n’a jamais fait de doute pour personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais termes», explique-t-elle, mais jamais peut-être ne l’ont-il été «à une si vaste échelle». Lire cette inquiétude exprimée il y a 53 ans est, en soi, un enseignement: il nous faut nous méfier du nouveau. Sommes-nous réellement entrés dans une période flambant neuve, celle de la «postvérité»? On peut en douter, à la lecture de ces lignes d’une troublante contemporanéité.

Mais comprendre qu’il existe certaines constantes ne doit pas atténuer notre indignation. Cela nous permet de mieux cerner ce qui la mérite vraiment, et donc de mettre à distance un ensemble d’impressions parasites. Car cet essai majeur pose des mots sur les processus à l’œuvre dans la rhétorique politicienne—comme dans toute lutte de pouvoir—: la vérité philosophique et la vérité de fait (deux notions que l’auteure nous aide à bien distinguer) ont quelque chose d’éminemment despotique. Elles sont «au-delà de l’accord et du consentement», au-delà, donc, de la discussion publique. Mais elles sont aussi éminemment fragiles, car dès lors qu’elles deviennent objets de débat, elles se réduisent à de simples opinions. Comprendre ce paradoxe, cette fragilité inhérente au vrai, c’est comprendre ce qui se trame profondément «dans la fabrication d’images de toutes sortes»: l’enjeu n’est pas de cacher, mais de détruire.

C’est aussi prendre conscience de la possibilité de saboter à notre tour ces menaces: par une quête toujours plus exigeante de vérité et le maintien à tout prix de ceux qui délivrent l’information—journalistes, juges, enseignants, etc.—hors du champ politique.


Judith Oliver est la rédactrice en chef adjointe du magazine Nouveau Projet.

Historiquement, le conflit entre la vérité et la politique surgit de deux modes de vie diamétralement opposés—la vie du philosophe, telle qu’elle fut d’abord interprétée par Parménide et ensuite par Platon, et le mode de vie du citoyen. Aux opinions toujours changeantes du citoyen sur les affaires humaines, qui sont elles-mêmes dans un état de flux constant, le philosophe opposa la vérité sur les choses qui sont, dans leur nature même, éternelles et d’où, par conséquent, l’on peut dériver des principes pour stabiliser les affaires humaines. De là vint que le contraire de la vérité fut la simple opinion, donnée comme l’équivalent de l’illusion, et c’est cette dégradation de l’opinion qui donna au conflit son acuité politique car l’opinion, et non la vérité, est une des bases indispensables de tout pouvoir. «Tous les gouvernements reposent sur l’opinion», dit James Madison, et même le plus autocratique des souverains ou des tyrans ne pourrait jamais accéder au pouvoir—la question de la conservation du pouvoir mise à part—sans l’appui de ceux qui sont du même avis. De plus, toute prétention dans le domaine des affaires humaines à une vérité absolue, dont la validité ne nécessite aucun appui du côté de l’opinion, ébranle les fondements de toute politique et de tout régime. L’antagonisme entre la vérité et l’opinion fut prolongé par Platon (spécialement dans le Gorgias) d’un antagonisme entre la communication sous forme de «dialogue», discours approprié à la vérité philosophique, et sous forme de «rhétorique» par laquelle le démagogue, comme nous dirions aujourd’hui, persuade la multitude. [...]

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La question du nombre, mentionnée par Madison, est d’une importance particulière. Le passage de la vérité rationnelle à l’opinion implique un passage de l’homme au singulier aux hommes au pluriel, ce qui veut dire un passage d’un domaine où, selon Madison, rien ne compte sinon le «solide raisonnement d’un esprit», à un domaine où la «force de l’opinion» est déterminée par la confiance de l’individu dans «le nombre qui est supposé entretenir les mêmes opinions»—nombre qui, soit dit en passant, n’est pas nécessairement limité à ses contemporains. Madison distingue encore cette vie au pluriel, qui est la vie du citoyen, de la vie du philosophe par qui de telles considérations «doivent être négligées», mais cette distinction n’a pas de conséquences pratiques, car une nation de philosophes est aussi peu vraisemblable que la race philosophique des rois souhaitée par Platon. Nous pouvons noter au passage que l’idée même d’une nation de philosophes aurait été une contradiction dans les termes pour Platon dont toute la philosophie politique, avec ses aspects franchement tyranniques, repose sur la conviction que la vérité ne peut venir de la masse ni lui être communiquée.

Dans le monde où nous vivons, les dernières traces de cet ancien antagonisme entre la vérité du philosophe et les opinions échangées sur la place publique ont disparu. Ni la vérité de la religion révélée, que les penseurs politiques du 17e siècle traitaient encore comme un embarras majeur, ni la vérité du philosophe dévoilée à l’homme dans la solitude n’interviennent plus dans les affaires du monde. Pour ce qui concerne la première, la séparation de l’Église et de l’État nous a donné la paix; quant à l’autre, il y a bien longtemps qu’elle a cessé de prétendre à la domination. À penser selon la tradition, on peut se sentir habilité à conclure de cet état des choses que le vieux conflit a finalement été réglé, et spécialement que sa cause originelle, le conflit entre la vérité rationnelle et l’opinion, a disparu.


Tandis que probablement aucune époque passée n’a toléré autant d’opinions diverses sur les questions religieuses ou philosophiques, la vérité de fait est aujourd’hui accueillie avec une hostilité plus grande qu’elle ne le fut jamais.

Étrangement, pourtant, cela n’est pas le cas, car le conflit entre la vérité de fait et la politique, qui se produit aujourd’hui sous nos yeux à une si vaste échelle, a—à certains égards, du moins—des traits fort semblables. Tandis que probablement aucune époque passée n’a toléré autant d’opinions diverses sur les questions religieuses ou philosophiques, la vérité de fait, s’il lui arrive de s’opposer au profit et au plaisir d’un groupe donné, est aujourd’hui accueillie avec une hostilité plus grande qu’elle ne le fut jamais. Assurément les secrets d’État ont toujours existé; tout gouvernement doit classer certaines informations, les soustraire à la connaissance du public, et celui qui révèle d’authentiques secrets a toujours été jugé comme un traitre. Je ne m’occuperai pas de cela ici. Les faits que j’ai en vue sont connus du public, et pourtant ce même public peut avec succès et souvent spontanément en interdire la discussion publique et les traiter comme s’ils étaient ce qu’ils ne sont pas—à savoir des secrets. Que leur énoncé puisse s’avérer aussi dangereux que, par exemple, le fait de prêcher autrefois l’athéisme ou quelque autre hérésie semble un phénomène curieux, et il gagne en importance quand nous le rencontrons dans des pays qui sont dirigés tyranniquement par un pouvoir idéologique. (Même dans l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne, il était plus dangereux de parler des camps de concentration et d’extermination, dont l’existence n’était pas un secret, que d’avoir et d’exprimer des vues «hérétiques» sur l’anti-sémitisme, le racisme et le communisme.) Ce qui semble encore plus troublant, c’est que dans la mesure où des vérités de fait malvenues sont tolérées dans les pays libres, elles sont souvent consciemment ou inconsciemment transformées en opinions—comme si des faits tels que le soutien de Hitler par l’Allemagne ou l’effondrement de la France devant les armées allemandes en 1940, ou la politique du Vatican pendant la Seconde Guerre mondiale, n’étaient pas de l’ordre de l’histoire mais de l’ordre de l’opinion. Puisque ces vérités de fait concernent des problèmes dont l’importance politique est immédiate, ce qui est en jeu ici est bien plus que la tension, peut-être inévitable, entre deux modes de vie dans le cadre d’une réalité commune et communément reconnue. Ce qui est en jeu ici, c’est cette réalité commune elle-même, et véritablement il s’agit d’un problème politique de premier ordre. Et puisque la vérité de fait, bien qu’elle prête beaucoup moins à discussion que la vérité philosophique et soit si manifestement le lot de tous, semble souvent souffrir d’un destin similaire quand elle est exposée sur la place publique—c’est-à-dire être contredite non par des mensonges et des falsifications délibérées, mais par l’opinion—il vaut peut-être la peine de rouvrir la question ancienne et apparemment désuète du rapport de la vérité à l’opinion.

Car, du point de vue du diseur de vérité, la tendance à transformer le fait en opinion, à effacer la ligne de démarcation qui les sépare, n’est pas moins embarrassante que la situation difficile et plus ancienne du diseur de vérité si vigoureusement exprimée dans l’allégorie de la caverne, où le philosophe, au retour de son voyage solitaire au ciel des idées éternelles, tente de communiquer sa vérité à la multitude, avec ce résultat qu’elle disparait dans la diversité des vues qui, pour lui, sont des illusions, et qu’elle est rabaissée au niveau incertain de l’opinion [...]. Cependant, la situation de celui qui rapporte la vérité de fait est encore pire. Il ne rentre pas d’un voyage dans des régions situées par-delà le domaine des affaires humaines, et il ne peut se consoler en pensant qu’il est devenu un étranger dans ce monde. De même nous n’avons pas le droit de nous consoler avec l’idée que sa vérité, si vérité il doit y avoir, n’est pas de ce monde. Si les simples faits qu’il énonce ne sont pas acceptés—les vérités vues et attestées par les yeux du corps, et non par les yeux de l’esprit—, le soupçon nait qu’il est peut-être de la nature du domaine politique de nier ou de pervertir toute espèce de vérité, comme si les hommes étaient incapables de s’entendre avec son inflexibilité opiniâtre, criante, et dédaigneuse de convaincre. Si tel devait être le cas, les choses paraitraient encore plus désespérées que Platon ne le supposait, car la vérité de Platon découverte  dans la solitude transcende, par définition, le domaine de la multitude et le monde des affaires humaines. (On peut comprendre que le philosophe, dans son isolement, cède à la tentation d’utiliser la vérité comme une norme qu’il faut imposer aux affaires humaines, [...] et on peut également bien comprendre que la multitude refusera cette norme, puisqu’elle est réellement dérivée d’une sphère étrangère au domaine des affaires humaines.) La vérité philosophique, quand elle apparait sur la place du marché, change de nature et devient opinion, parce que se produit une véritable μετἀβασις εἰς ἅγλλο γένος, un déplacement non seulement d’une espèce de raisonnement à une autre, mais d’un mode d’existence humaine à un autre.

La vérité de fait, au contraire, est toujours relative à plusieurs; elle concerne des évènements et des circonstances dans lesquels beaucoup sont engagés; elle est établie par des témoins et repose sur des témoignages; elle existe seulement dans la mesure où on en parle, même si cela se passe en privé. Elle est politique par nature. Les faits et les opinions, bien que l’on doive les distinguer, ne s’opposent pas les uns aux autres, ils appartiennent au même domaine. Les faits sont la matière des opinions, et les opinions, inspirées par différents intérêts et différentes passions, peuvent différer largement et demeurer légitimes aussi longtemps qu’elles respectent la vérité de fait. La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. En d’autres termes, la vérité de fait fournit des informations à la pensée politique tout comme la vérité rationnelle fournit les siennes à la spéculation philosophique.


La vérité de fait n’est pas plus évidente que l’opinion, et cela est peut-être une des raisons pour lesquelles les teneurs d’opinions trouvent relativement facile de rejeter la vérité de fait tout comme une autre opinion. 

Mais est-ce qu’il n’existe aucun fait qui soit indépendant de l’opinion et de l’interprétation? Des générations d’historiens et de philosophes de l’histoire n’ont-elles pas démontré l’impossibilité de constater des faits sans les interpréter, puisque ceux-ci doivent d’abord être extraits d’un chaos de purs évènements (et les principes du choix ne sont assurément pas des données de fait), puis être arrangés en une histoire qui ne peut être racontée que dans une certaine perspective, qui n’a rien à voir avec ce qui a eu lieu à l’origine? Il ne fait pas de doute que ces difficultés, et bien d’autres encore, inhérentes aux sciences historiques, soient réelles, mais elles ne constituent pas une preuve contre l’existence de la matière factuelle, pas plus qu’elles ne peuvent servir de justification à l’effacement des lignes de démarcation entre le fait, l’opinion et l’interprétation, ni d’excuse à l’historien pour manipuler les faits comme il lui plait. Même si nous admettons que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même. [...] Un tel monopole du pouvoir est loin d’être inconcevable, et il n’est pas difficile d’imaginer quel serait le destin de la vérité de fait si l’intérêt du pouvoir, qu’il soit national ou social, avait le dernier mot sur ces questions. Ce qui nous ramène à notre soupçon qu’il puisse être de la nature du domaine politique d’être en guerre avec la vérité sous toutes ses formes, et, de là, à la question de savoir pourquoi une soumission, même à la vérité de fait, est ressentie comme une attitude antipolitique.

Quand je disais que la vérité de fait, à la différence de la vérité rationnelle, ne s’oppose pas à l’opinion, j’énonçais une demi-vérité. Toutes les vérités [...] sont opposées à l’opinion dans leur mode d’assertion de la validité. La vérité porte en elle-même un élément de coercition [...]. Des affirmations comme «La terre tourne autour du soleil», «Mieux vaut souffrir le mal que faire le mal», «En aout 1914 l’Allemagne a envahi la Belgique» sont très différentes par la manière dont elles ont été établies, mais, une fois perçues comme vraies et déclarées telles, elles ont en commun d’être au-delà de l’accord, de la discussion, de l’opinion, ou du consentement. Pour ceux qui les acceptent, elles ne sont pas changées par le nombre grand ou petit de ceux qui admettent la même proposition; la persuasion ou la dissuasion sont inutiles, car le contenu de l’affirmation n’est pas d’une nature persuasive mais coercitive. [...]

Quand on la considère du point de vue de la politique, la vérité a un caractère despotique. Elle est donc haïe des tyrans, qui craignent à juste titre la concurrence d’une force coercitive qu’ils ne peuvent pas monopoliser, et elle jouit d’un statut plutôt précaire aux yeux des gouvernements qui reposent sur le consentement et qui abhorrent la coercition. Les faits ne tiennent pas compte des opinions d’autrui. L’ennuyeux est que la vérité de fait, comme toute autre vérité, exige péremptoirement d’être reconnue; elle refuse la discussion, alors que la discussion constitue l’essence de la vie politique.

La pensée politique est représentative. Je forme une opinion en considérant une question donnée à différents points de vue, en me rendant présentes à l’esprit les positions de ceux qui sont absents; c’est-à-dire que je les représente. [...] Plus les positions des gens que j’ai présentes à l’esprit sont nombreuses pendant que je réfléchis sur une question donnée, et mieux je puis imaginer comment je sentirais et penserais si j’étais à leur place, plus forte sera ma capacité de pensée représentative et plus valides seront mes conclusions finales, mon opinion. [...] Même si je fuis toute compagnie et si je suis complètement isolé pendant que je forme une opinion, je ne suis pas simplement tout seul avec moi-même dans la solitude de la pensée philosophique, je reste dans ce monde d’universelle interdépendance où je peux me faire le représentant de qui que ce soit d’autre. Je peux, bien entendu, m’y refuser et former une opinion qui ne tienne compte que de mes propres intérêts, ou des intérêts du groupe auquel j’appartiens [...], mais la qualité même d’une opinion, aussi bien que d’un jugement, dépend de son degré d’impartialité.

Aucune opinion n’est évidente ni ne va de soi. En matière d’opinion, mais non en matière de vérité, notre pensée est vraiment discursive, courant, pour ainsi dire, de place en place, d’une partie du monde à une autre, passant par toutes sortes de vues antagonistes, jusqu’à ce que finalement elle s’élève de ces particularités jusqu’à une généralité impartiale. Comparée à ce processus, dans lequel une question particulière est portée de force au grand jour, afin qu’elle puisse se montrer sous tous ses côtés, dans toutes les perspectives possibles jusqu’à ce qu’elle soit inondée de lumière et rendue transparente par la pleine lumière de la compréhension humaine, l’affirmation d’une vérité possède une singulière opacité.

Nulle part, cette opacité n’est plus évidente et plus ir-ritante que là où nous sommes confrontés avec les faits et avec la vérité de fait, car les faits n’ont aucune raison décisive d’être ce qu’ils sont; ils auraient toujours pu être autres, et cette fâcheuse contingence est littéralement il-limitée. [...] En d’autres termes, la vérité de fait n’est pas plus évidente que l’opinion, et cela est peut-être une des raisons pour lesquelles les teneurs d’opinions trouvent relativement facile de rejeter la vérité de fait tout comme une autre opinion. [...]


La vérité est haïe des tyrans, qui craignent la concurrence d’une force qu’ils ne peuvent pas monopoliser.

Puisque j’ai traité ici de la politique dans la perspective de la vérité, et par conséquent d’un point de vue extérieur au domaine politique, j’ai omis de remarquer, ne fût-ce qu’en passant, la grandeur et la dignité de ce qui se passe en elle. J’ai parlé comme si le domaine politique n’était rien de plus qu’un champ de bataille pour des intérêts partiaux et adverses, où rien ne compterait que le plaisir et le profit, l’esprit partisan et l’appétit de domination. Bref, j’ai traité de la politique comme si, moi aussi, je croyais que toutes les affaires publiques étaient gouvernées par l’intérêt et le pouvoir, qu’il n’y aurait en aucun cas de domaine politique si nous n’étions obligés de nous soucier des nécessités de la vie. La raison de cette déformation est que la vérité de fait entre en conflit avec la politique seulement à ce niveau le plus bas des affaires humaines, de même que la vérité philosophique de Platon se heurta avec le politique au niveau considérablement plus haut de l’opinion et de l’accord. Dans cette perspective, nous restons dans l’ignorance du contenu réel de la vie politique—de la joie et de la satisfaction qui naissent du fait d’être en compagnie de nos pareils, d’agir ensemble et d’apparaitre en public, de nous insérer dans le monde par la parole et par l’action, et ainsi d’acquérir et de soutenir notre identité personnelle et de commencer quelque chose d’entièrement neuf. Cependant, ce que j’entendais montrer ici est que toute cette sphère, nonobstant sa grandeur, est limitée—qu’elle n’enveloppe pas le tout de l’existence de l’homme et du monde. Elle est limitée par ces choses que les hommes ne peuvent changer à volonté. Et c’est seulement en respectant ses propres lisières que ce domaine, où nous sommes libres d’agir et de transformer, peut demeurer intact, conserver son intégrité et tenir ses promesses. Conceptuellement, nous pouvons appeler la vérité ce que l’on ne peut pas changer; métaphoriquement, elle est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous.


Journaliste, essayiste et politologue allemande, Hannah Arendt a été l’élève de Jaspers et a passé son doctorat à Heidelberg. Elle a quitté l’Allemagne après l’arrivée des nazis au pouvoir et a enseigné aux États-Unis. Elle est l’une des figures les plus importantes de la pensée politique contemporaine.


Hannah Arendt, «Vérité et politique», traduit par Claude Dupont et Alain Huraut, recueilli dans La crise de la culture, © Éditions Gallimard, 1972.

Titre original: Between Past and Future, édition originale publiée par Viking (Penguin Publishing Group, une division de Penguin Random House LLC).

© Hannah Arendt, 1961.

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