Anti-mode d’emploi pour géniteurs souffrant du syndrome de la performance

Caroline Allard
 credit: Illustration: Martin Gagnon
Illustration: Martin Gagnon
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Essai

Anti-mode d’emploi pour géniteurs souffrant du syndrome de la performance

Le parent du 21e siècle angoisse, rumine et se tourmente: comment favoriser le plein développement de son enfant chéri? C’est la faute de la science, nous dit Caroline Allard. Mais il est grand temps qu’on cesse de se prendre pour des imbéciles.

Vingt juillet 2005. Mon bébé a dix jours. Avachi dans sa chaise vibrante, il dort.

Moi, j’ai le nez plongé dans un guide qui me suggère mille astuces pour stimuler ses neurones à peine formés. Il y a tant à faire! J’ai presque envie de réveiller mon enfant afin qu’il ne perde pas une minute de son précieux temps d’apprentissage. Si ce n’était de cet autre guide qui m’exhorte plutôt à ne pas le bousculer, il saurait déjà son alphabet.

Bien sûr, j’ai aussi investi dans une douzaine de jouets soigneusement choisis pour leur potentiel cognitif, dont une pieuvre Bébé Einstein, un cube magique Munchkin Mozart et un hochet Lamaze en forme de papillon. Einstein, Mozart, Lamaze… De la science, de la musique et encore de la science. Je crois bien que tout y est.

Malgré tout, l’angoisse m’étreint. Je sens que la nature profonde de cette créature m’échappe. Son cerveau reste un mystère pour moi. Que faire pour servir au mieux l’intelligence de mon enfant, cet inconnu qui ronfle devant moi avec sa petite bouche ouverte? D’ailleurs, est-ce tout à fait normal, ce ronflement?

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Chose certaine, ce qui est normal à notre époque, c’est mon angoisse et mon questionnement perpétuels. Sitôt qu’un enfant entre dans une famille, un besoin se crée chez le parent, aussi fort que celui qui pousse Fido à se gratter furieusement quand une puce débarque dans son pelage: se faire dire quoi faire. En théorie, ça ne pose aucun problème. Il existe autant de guides parentaux que de nuances de bleu disponibles à votre quincaillerie. L’offre surpasse la demande.

Et ces guides, je les ai lus. Pourtant, j’angoisse, je rumine, j’insécurise à fond. Tout en replaçant distraitement la suce dans la bouche de mon héritier (en me demandant si ça ne ruinera pas sa dentition ou sa vie émotionnelle future), j’émets l’hypothèse suivante: toute cette angoisse, c’est la faute de la science. 


Au commencement était Rousseau

On était bien moins stressés, avant. Avant les Lumières, surtout, quand les enfants étaient encore considérés comme de petits adultes un peu maladroits dont il fallait simplement attendre qu’ils aient suffisamment grandi pour pouvoir enfin les envoyer aux champs. Mais voici qu’en 1762, dans l’Émile, Jean-Jacques Rousseau déclare que «le petit d’homme n’est pas simplement un petit homme». Dans les chaumières, la confusion est totale. Si l’enfant n’est pas seulement une créature en attente d’arriver à l’âge adulte, que peut-il bien être? Dans le doute, on envoya encore les bambins aux champs pendant quelques centaines d’années.

Mais la remarque de Rousseau avait troublé la quiétude ambiante. Sans le savoir, Jean-Jacques avait mis la table pour la création d’un domaine d’expertise qui allait transformer ma maternité du 21e siècle en cauchemar: la psychologie du développement, ou l’étude scientifique du cheminement d’apprentissage de l’enfant.

Pourquoi «cauchemar»? Parce que je suis une femme qui aime trop–qui aime trop la science, je veux dire. Et je ne suis pas la seule. Depuis Piaget, Erikson, Vygotsky, Bandura et cetera, face à la science qui nous dit savoir par quels mystérieux processus nos enfants se développent, nous, simples parents, nous sentons bien démunis avec ces outils rudimentaires que sont notre instinct, notre gros bon sens et les conseils de nos mères. Car si ce sont des docteurs en psychopédagogie qui connaissent vraiment le fonctionnement de l’enfant, comment un simple parent pourrait-il de lui-même savoir quoi faire pour que ses enfants se développent au meilleur de leurs capacités?

Il s’agit évidemment d’un sophisme. Je n’ai pas besoin de connaître les détails de la loi de la gravité pour pratiquer le saut à la corde; de même, je n’ai peut-être pas besoin de connaître la théorie de Piaget par cœur pour stimuler l’apprentissage de mes enfants. Mais le sophisme psychoéducatif est un vice de raisonnement sournois qui a non seulement été alimenté par certains pédiatres avides de vendre des guides mais aussi par les fabricants de jouets qui y ont, à raison, prédit la manne.


La mélodie du malheur

On aurait dû se méfier. La culture populaire du 20e siècle, contemporaine au développement des connaissances scientifiques au sujet des enfants, nous avait prévenus: les parents éprouvent les pires difficultés à élever leurs enfants parce qu’ils sont de parfaits imbéciles. Au cinéma, par exemple, avez-vous remarqué comme les classiques familiaux nous font la vie dure?

Prenez Mary Poppins. Dans ce film, les parents des enfants Banks sont complètement dépassés. Ils recherchent désespérément une nounou qui viendra à bout de mater leurs deux petits monstres. Quand cette nounou se pointe, on comprend tout de suite qu’elle est un être supérieur–elle descend carrément du ciel. Et contrairement aux parents, c’est une professionnelle: elle incarne un mélange parfait d’autorité et de gentillesse tout en faisant vivre aux enfants Banks des tas d’aventures super chouettes. Vous êtes incapables d’initier vos enfants à un monde magique? Vous êtes un échec.

La mélodie du bonheur n’est pas non plus du bouillon de poulet pour l’âme des parents. Le père des enfants von Trapp, un militaire, fait preuve d’un sens révolu et rebutant de la discipline. Son premier espoir romantique, la baronne Schraeder, est une méchante femme qui n’aime pas jouer aux ballons avec les enfants à l’heure de l’apéro. La nouvelle gouvernante débarque du couvent (tiens, encore un être supérieur). Maria aussi est une vraie pro qui, pour le bien des enfants, désobéit au père et s’épanouit dans le jeu. Votre but dans la vie n’est pas de vous amuser toute la journée avec vos enfants tout en leur enseignant en douce à devenir des virtuoses du chant? Ils finiront mal.

De nos jours, l’émission SuperNanny illustre bien la persistance de cette idée d’inaptitude parentale. SuperNanny, c’est «Super» comme dans Superman–encore une fois, un être qui se situe au-dessus de la condition parentale et même humaine–et «Nanny»… comme dans non-parent.

Bien sûr, la fonction de nounou n’a pas été créée au début du 20e siècle. Mais ce à quoi ce siècle nous a initiés à travers le cinéma, c’est à la nounou qu’on appelle en renfort pour combler les manques de parents dépeints comme de parfaits idiots, des amateurs totalement incompétents en regard de leur obligation éducative. Et l’aide doit venir d’ailleurs. D’en haut.

Puisqu’aujourd’hui, les anges, les fées et les superhéros se font plutôt rares dans notre monde désenchanté, nous, les parents, croyons que le salut viendra des experts. Et comme ce ne sont pas les scientifiques qui élèveront nos enfants, il nous faut devenir nous-mêmes des scientifiques par intérim.

Et à mon avis, les guides et les jouets éducatifs les plus vendus de nos jours confirment cette hypothèse. 


Jouons ensemble

Ça n’est pas un hasard si, à la fois dans Mary Poppins et dans La mélodie du bonheur, on nous présente le jeu comme un moyen privilégié pour faciliter l’apprentissage. Les tout premiers travaux en psychologie de l’enfant ont confirmé l’importance du jeu dans l’apprentissage. Pas fous, les fabricants de jouets se sont emparés de l’idée pour effectuer un tour de force: nous faire croire que les objets du quotidien sont trop banals et inintéressants pour permettre à nos enfants de développer pleinement leurs capacités cognitives.

Et nous, on les a crus. Normal: depuis que la science a fait de notre enfant un mystère pour nous, nous accueillons avec soulagement n’importe quel objet dont on nous assure qu’il pallie notre grande ignorance.

Une petite balade sur le site d’Amazon est éclairante à cet égard. Dans la liste des dix jouets les plus vendus pour les tout-petits (semaine du 5 novembre 2011), on retrouve sept produits comportant les mots Einstein, Mozart ou Lamaze. Comment ne pas voir dans ce palmarès la fébrilité du parent à combler ses lacunes?

En général, ces termes renvoient doublement à l’expert ou au prodige. Par exemple, le terme Lamaze fait d’une part référence à Fernand Lamaze, célèbre obstétricien de la première moitié du 20e siècle; mais la notice descriptive du jouet mentionne aussi que celui-ci (un hochet-papillon coloré) a été «conçu (…) avec la participation d’experts en développement de l’enfant de l’Université Yale». Réconfortant, non? En fait, pas vraiment.

En 2006, suite à une tonne de plaintes, Disney a dû retirer le terme «éducatif» des produits Baby Einstein. Et pourtant, nous persistons à acheter en masse ce genre de jouets. Pourquoi? Malgré toutes les controverses, même si nous savons au plus profond de nous que si notre enfant devient un génie, ça ne sera pas grâce à une chenille musicale, ce mot, Einstein, nous interpelle. Einstein, c’est la science! Et dans notre grande insécurité parentale, nous confondons science et magie. Des scientifiques de Yale ont travaillé sur un petit papillon en velours? Une étiquette avec le mot Einstein est collée sur un piano à cinq touches? Malgré leur apparence banale, ces jouets doivent donc posséder quelque chose de spécial qui déclenchera un mécanisme mystérieux assurant le développement optimal de notre enfant. Et dix ou quinze dollars, ça n’est pas trop cher payé pour garantir quelques points de plus au Q.I. de nos héritiers.

Sur le site web de Bébé Einstein, on nous explique ce qui, dans ces jouets, contribue à l’épanouissement de l’intellect de nos enfants: «Tous nos produits sont conçus afin d’encourager la découverte et d’inspirer de nouvelles manières pour les parents et leurs tout-petits de partager du temps de qualité ensemble.» Nous retrouvons ici l’idée de l’exploration, paradigme des grands théoriciens de l’apprentissage, mais aussi une allusion à la théorie de l’attachement, un autre champ important de la psychologie de l’enfance.

Admettons qu’une chenille musicale permette à l’enfant une certaine forme d’exploration qui contribue à son développement. D’accord. Mais soyons sérieux: ce genre de jouet favorise-t-il vraiment un rapprochement parent/enfant? Pourquoi offrons-nous à nos tout-petits un jouet qui fait de la musique? Sondons notre âme avec honnêteté et avouons-le: c’est pour être tranquille le plus longtemps possible pendant que notre enfant s’amuse avec ledit jouet. Un parent fait d’ailleurs l’éloge de la chenille musicale en ces termes: «Les chansons durent plus longtemps que celles des autres jouets du même type, alors nous n’avons pas besoin d’allonger aussi souvent le bras pour appuyer sur le bouton!»

Amis parents, tout ceci m’amène à poser un constat peu reluisant: nous achetons des jouets Bébé Einstein à nos enfants dans l’espoir que ceux-ci deviennent intelligents dans leur coin sans que nous ayons à nous en mêler. Notre incapacité autoprésumée à stimuler convenablement le développement cognitif de nos enfants nous pousse non pas à l’action mais à l’abdication.


Les guides suprêmes

Examinons maintenant la liste des 25 livres les plus vendus sur Amazon.com dans la section «Parenting». Neuf de ces livres nous expliquent à quoi nous attendre (du type «What to expect…») et les seize autres nous disent quoi faire («How to…»).

L’examen des livres de la seconde catégorie révèle que nous, parents, nous considérons incapables de a) communiquer avec nos enfants et b) les contrôler. Normal! La science nous l’a prouvé: ils ne sont pas comme nous. D’où notre propension à acheter ces ouvrages, écrits dans une écrasante majorité par des pédiatres et autres Ph. D. de spécialisations diverses. Encore une fois, nous appelons la science à la rescousse.

Mais la science est comme la garde-robe de mon entrée: vous voulez croire qu’elle est propre et ordonnée, mais elle ne l’est pas du tout. (Ou enfin, pas complètement.)

Ce qui saute aux yeux quand on examine les ouvrages qui nous disent quoi faire, c’est qu’il existe un fossé profond entre les guides qui nous proposent de communiquer efficacement avec notre enfant et ceux qui nous enseignent comment faire pour qu’il nous obéisse au doigt et à l’œil. Les deux types de livres sont fondés sur l’idée que l’enfant est un être différent de nous qu’il faut apprendre à décoder, mais les approches proposées ne pourraient pas être plus contraires.

Le sophisme psychoéducatif est un vice de raisonnement sournois, alimenté par certains pédiatres avides de vendre des guides et par les fabricants de jouets qui y ont, à raison, prédit la manne.

Les livres qui encouragent la communication avec l’enfant découragent en général l’usage de la discipline promue par l’autre catégorie de livres. Par exemple, le best-seller How to Talk to Kids So Kids Will Listen and How to Listen So Kids Will Talk suggère qu’il faut encourager certains modes spécifiques de communication entre parents et enfants. Et ces modes de communication excluent la discipline «traditionnelle» (par exemple, le recours à la punition ou à l’isolement). Ce genre d’ouvrage laisse aussi supposer qu’établir une bonne communication avec un être rempli de mystère, ça ne se fait pas en criant ciseaux. Mais la perspective d’y arriver est-elle attrayante? Oh, que oui. Alors on achète ces guides.

Inversement, la plupart des livres qui proposent des méthodes disciplinaires ne prônent pas vraiment la communication empathique. Par exemple, le très populaire 1-2-3 Magic: Effective Discipline for Children 2-12 ramène la communication à un décompte: «Je compte jusqu’à trois et si tu continues d’étrangler ton petit frère, tu vas dans ta chambre». On est loin des 5 Love Languages of Children, un best-seller de la catégorie précédente qui nous incite à apprendre les «langages de l’amour chez l’enfant» pour que notre bambin se sente aimé (et, accessoirement, adopte un meilleur comportement). Contrairement à leur contrepartie, les livres axés sur la discipline utilisent beaucoup l’argument de la rapidité. Le titre 1-2-3 Magic est évocateur à cet égard (à trois, le problème est réglé!), ainsi que Have a New Kid by Friday (pratique surtout si on achète le livre un jeudi). The Happiest Toddler on the Block offre quant à lui des «solutions rapides pour les parents stressés et débordés d’aujourd’hui» en proposant une méthode qui permet de «calmer instantanément un enfant hors de contrôle». Attrayant? Oh, que oui. Et on achète aussi ces guides.

Et on se questionne. Jusqu’où dois-je essayer de comprendre mon enfant avant de l’envoyer réfléchir dans sa chambre? Et on angoisse. Et on se tourmente encore davantage en réalisant que, peu importe ce qu’un guide suggère, un autre proposera exactement le contraire.


Une antisolution

Parents du 21e siècle, il est temps de faire notre mea culpa. Nous avons mal réagi à la culture scientifique qui a investi le monde de l’éducation. Plutôt que de nous en nourrir, nous nous en sommes servis pour alimenter un complexe d’infériorité qui nous fait sentir incapables de véritablement contribuer au développement de nos enfants. Depuis que notre enfant est devenu un «sujet scientifique», nous l’inondons de jouets Einstein en ruminant sombrement sur notre inaptitude profonde à l’élever convenablement.

Ma solution: cessons de nous prendre pour des imbéciles.

Non, vraiment. Arrêtons de penser que nous sommes des idiots.

Ce qui me frappe le plus dans cette histoire de guides et de jouets éducatifs, c’est que dans notre désir légitime d’offrir le meilleur à nos enfants, nous avons manifestement abandonné tout esprit critique. Acheter des jouets Bébé Einstein parce qu’ils s’appellent «Bébé Einstein», espérer que des guides parentaux nous donneront une solution miracle pour gérer le quotidien avec nos tout-petits, ça ne témoigne pas d’un sens très aigu du discernement.

Parents du 21e siècle, il est temps de faire notre mea culpa. Nous avons mal réagi à la culture scientifique qui a investi le monde de l’éducation.

Ce qui me frappe le plus dans cette histoire de guides et de jouets éducatifs, c’est que dans notre désir légitime d’offrir le meilleur à nos enfants, nous avons manifestement abandonné tout esprit critique. Acheter des jouets Bébé Einstein parce qu’ils s’appellent «Bébé Einstein», espérer que des guides parentaux nous donneront une solution miracle pour gérer le quotidien avec nos tout-petits, ça ne témoigne pas d’un sens très aigu du discernement.

Les guides et les jouets éducatifs ne sont pas mauvais en soi. Le problème, c’est que nous les confondons avec des règlements et du matériel parental obligatoire.

Mais il y a de l’espoir. Ce n’est pas un hasard si tant de blogues sur la parentalité–et surtout la maternité–ont vu le jour ces dernières années, et encore moins un hasard si plusieurs de ces blogues abordent la parentalité sur un ton humoristique. L’humour est en soi une posture critique: impossible de rire de quelque chose si l’on refuse de prendre une distance par rapport à elle. La plupart des blogues humoristiques sur la maternité s’attaquent d’ailleurs joyeusement aux conseils paradoxaux des guides parentaux (et à ceux des voisins et inconnus bien intentionnés), en même temps qu’ils soulignent à quel point les enfants préfèrent aux jouets Bébé Einstein le papier de toilette ou les vieux souliers à la propreté douteuse. Ce qui ne signifie pas qu’il faille offrir à Junior notre paire de sandales boueuses plutôt qu’un jouet éducatif. Non. Ce qui ressort de l’approche critico-humoristique de certains blogues, c’est que nous pouvons être de bons parents sans suivre de mode d’emploi. 

Bref, dans l’esprit des Lumières que nous aimons tant, rappelons-nous ce à quoi Kant nous conviait: sapere aude. Osons penser par nous-mêmes! Nous en sommes parfaitement capables. Nous pouvons être des parents décents sans regretter de ne pas être des spécialistes de l’enfance.

Le saviez-vous? Einstein a passé son enfance à jouer avec une boussole (qui n’était probablement pas de marque Copernic). Ses parents étaient sans doute en train de prendre l’apéro. Et Albert s’en est plutôt bien tiré.

CQFD.


Après des études de doctorat en philosophie, Caroline Allard a écrit les Chroniques d’une mère indigne et Pour en finir avec le sexe. La nature du rapport causal entre ces événements reste obscure.

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