Falardeau, Farah et un mariage parfait

Caroline Bertrand
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Culture

Falardeau, Farah et un mariage parfait

Entre humour, angoisse et mémoire familiale, Philippe Falardeau signe avec son adaptation de Mille secrets mille dangers un retour marquant au cinéma francophone.

La silhouette de l’Oratoire Saint-Joseph se détache au loin. Puis la caméra se rapproche, dévoilant l’Orange Julep, dans Côte-des-Neiges, où un jeune homme en complet commande des frites avant de monter dans une remorqueuse. Ainsi s’amorce Mille secrets mille dangers, l’adaptation de Philippe Falardeau du roman de 2021 d’Alain Farah, qui a tout pour ravir à la fois les cinéphiles ayant lu le livre que les non initié·e·s.

La comédie dramatique se déroule le jour du mariage d’Alain (Neil Elias, dans son premier rôle à l’écran) et de Virginie (Rose-Marie Perreault). Or, leurs noces à l’Oratoire et au parc Jean-Drapeau n’auront rien de parfaites, le marié étant rongé par l’anxiété et la colère, assailli de maux de ventre, tant il redoute d’acrimonieux échanges entre ses parents divorcé·e·s. C’est sans compter que son cousin et meilleur ami Édouard, préoccupé par un projet immobilier en apparence véreux, vient le chercher en retard—dans sa remorqueuse plutôt que dans une Mustang décapotable comme promis—et égare les anneaux. Alain sera ainsi en proie à des réminiscences déterminantes de son enfance et de son adolescence qui l’accableront.

Le long métrage reproduit la structure temporelle fragmentée du roman. Falardeau navigue avec fluidité entre passé et présent, les scènes se déroulant 11 ou 19 ans avant le mariage étant clairement campées.

Évidemment, condenser en un film de deux heures une foisonnante brique de plus de 500 pages, qui consacre des chapitres au vécu des proches d’Alain, implique d’en sacrifier des trames signifiantes (qui pourraient elles-mêmes faire l’objet d’un film). Renonçant à l’histoire bouleversante de Myriam, l’indéfectible amie du couple, Falardeau et Farah, qui cosignent le scénario, ont privilégié le rapport d’Alain à ses parents, originaires du Liban et d’Égypte.

Voilà l’occasion de mettre en valeur une étincelante distribution qui mériterait un prix choral d’interprétation tant les comédien·ne·s se démarquent. Dans les rôles respectifs de la mère et du père d’Alain, Hiam Abou Chedid (qui enseignait le jeu à Beyrouth) et Georges Khabbaz (vedette au Liban) émeuvent, l’une par sa pétulance nullement dénuée de tendresse, l’autre par sa retenue empreinte de douceur. L’interprète d’Édouard, Hassan Mahbouba, fait ressentir l’amour inconditionnel qu’il voue à son cousin malgré l’irascibilité de ce dernier. Et dans la peau de Virginie, rempart d’Alain dans ses vicissitudes, Rose-Marie Perreault séduit en laissant progressivement poindre son irritation croissante face aux accrocs qui entachent une journée censée être parfaite. 

Pour Philippe Falardeau, il allait de soi que des acteur·trice·s d’origine libanaise ou issu·e·s du monde arabophone incarnent la galerie de personnages. Et si vous vous interrogez quant à l’accent de Paul Ahmarani (acteur chouchou de Falardeau depuis La moitié gauche du frigo) dans le rôle du dentiste Wali Wali—dont le personnage était si truculent que les scénaristes l’ont convié au mariage, ce qui n’est pas le cas dans le roman—, sachez qu’il emprunte l’accent de son père, égyptien d’origine.

Le cinéaste filme d’une façon toute singulière Montréal, du nord de la ville au parc Jean-Drapeau, soutenu par la trame sonore originale tout en délicatesse signée Martin Léon (qui fait une apparition éclair en organiste exalté) et par la direction photo, splendide, de l’inimitable André Turpin, qui fait d’abord ressentir cette chaude journée d’été pour ensuite, alors que tombe la nuit, imprégner les scènes d’une lueur crépusculaire. «Pour le meilleur et pour le pire?» demande Alain, repentant, en soirée, à son épouse. Ce à quoi celle-ci lui répond, son regard s’éclairant: «Le pire est passé.»

L’angoisse étouffant Alain jusqu’au choc vagal donne lieu à une ingénieuse scène teintée de fantastique, où se détachent et s’élèvent dans les airs trois sphères symboliques du récit: l’Orange Julep, le dôme de l’Oratoire et la Biosphère du parc Jean-Drapeau, où prennent place avec apparat les festivités. Le film baigne dans une atmosphère intimiste qu’accentue le cadre serré de l’image, comme si s’animait un album photo.

Quand Farah a découvert que Falardeau souffrait tout comme lui d’anxiété et de terribles maux de ventre chroniques dus à la maladie de Crohn, il a su que le cinéaste de Monsieur Lazhar était la bonne personne pour transposer au grand écran son roman autobiographique, qui lui a valu, entre autres distinctions, le prix du Gouverneur général. La brillante comédie qui en résulte lui donne raison.

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Lorsqu’au cours du tournage, le gouvernement d’Israël a bombardé le Liban, Falardeau a songé à tout arrêter, remettant en question la pertinence de mettre au monde une comédie dans un contexte aussi calamiteux. Nonobstant le drame, la diaspora libanaise sur le plateau l’a convaincu de l’importance de parler de la vie, de ce qui la compose—l’amour, l’anxiété, le mariage, etc.—, et pas que de la guerre. 

Les cinéphiles peuvent la remercier, car le film Mille secrets mille dangers, promis à un avenir heureux, restera certainement gravé dans leur mémoire.


Caroline Bertrand est journaliste culturelle pigiste et réviseure linguistique. Passionnée de musique québécoise, de littérature, de cinéma et de théâtre, cette environnementaliste rêve de vivre de sa plume journalistique et d’un monde plus juste.

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