L'exceptionnalisme canadien

Andrew Potter
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Commentaire

L'exceptionnalisme canadien

Le Canada s'offre un petit moment de reconnaissance internationale pour son 150e anniversaire. L'«exceptionnalisme canadien» fait fureur, mais il repose sur un paradoxe: être né d'une infructueuse quête identitaire. Gardons-nous de la tentation de la suffisance.

Considéré dans ce texte

Le 150e anniversaire de la Confédération. L’éternelle quête de l’identité canadienne. Le nationalisme québécois. Les peuples autochtones et l’histoire tronquée. Les valeurs et la fierté. Les fantômes endormis. L’éventuel 175e.

«Les deux choses importantes que tous les hommes attendent d’un gouvernement libre sont la liberté et la permanence.»

Thomas D'Arcy McGee

«Nous étions de races différentes, mais nous ne nous faisions pas la guerre; au contraire, nous étions en concurrence et nous nous imitions mutuellement pour le bien commun.»

George-Étienne Cartier

Si vous pouviez monter à bord d’une machine à remonter le temps pour vous rendre aux célébrations du centenaire de 1967, vous vous feriez certainement dire, d’un air étonné: «Comment? Vous arrivez du Canada de l’an 2017? Le pays existe donc toujours?» Et en effet, selon le thème dominant des éditoriaux nationalistes canadiens de 1945 à 2001, le pays était voué à l’échec.

Mais si vous pouviez régler votre engin pour reculer d’un siècle supplémentaire, en 1867, afin de vous entretenir avec quelques-uns des Pères de la Confédération, vous ne les verriez surement pas sourciller en apprenant que le pays existe toujours, 150 ans plus tard, et qu’il est un modèle en matière de liberté et de diversité dans le monde.

Contrairement aux générations de nationalistes qui ont vécu après eux, les pères fondateurs savaient exactement pourquoi ils bâtissaient ce pays, et comment ses institutions pouvaient lui permettre d’atteindre cet objectif.


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La nation à l’épreuve de la modernité

L’été dernier, l’essayiste Stephen Marche affirmait que le Canada est «une lumière vive sur une scène politique sombre». Quelques mois plus tard, à la fin octobre, on pouvait lire, en une du magazine The Economist, «Liberty Moves North» («La liberté déménage au nord»). Dans ce monde qui devient fou, le Canada s’impose comme «le dernier pays à faciliter l’immigration», déclarait Charles Foran dans The Guardian, début janvier 2017.

Le Canada vit un petit moment de gloire, pour son 150e anniversaire. La notion d’«exceptionnalisme canadien», évoquée dans une publication universitaire il y a quelques années, est devenue une expression répandue. En se définissant comme une société multiculturelle florissante qui n’a pas peur de la diversité, le Canada s’inscrit en faux des discours populistes, xénophobes et fascistes qui gagnent du terrain aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, dans les pays scandinaves et en Europe de l’Est.

Au cours de la seconde moitié du 20e siècle, cette idée aurait été perçue par n’importe quel nationaliste canadien anglophone comme problématique, voire utopique. Pour ce groupe de personnes, le Canada, en tant que pays indépendant viable et durable, était tout simplement incompatible avec la démocratie libérale et le capitalisme. L’essai controversé de George Grant, Est-ce la fin du Canada?, publié en 1965, est typique de ce point de vue; selon cet ouvrage, sur le plan philosophique et en raison de sa réalité politique, le Canada allait inévitablement être englouti par l’empire continental américain.

Grant était dégouté par les membres de l’élite canadienne, en particulier les représentants du Parti libéral, qui n’auraient pas hésité à vendre le pays aux Américains s’ils avaient pu en tirer profit. Mais son raisonnement témoigne aussi de l’évolution de la modernité qui peut se résumer comme suit:

1- Le monde moderne (technologique) évolue inexorablement vers un «État universel et homogène», qui rend les cultures locales superflues.

2- Le Canada, compte tenu de la proximité des États-Unis (cette puissance technologique au cœur de la modernité), est une culture locale.

3- Les Canadiens estiment que la modernité est une bonne chose.

Par conséquent,

4- Le Canada, même aux yeux de ses propres citoyens, est superflu.

Grant avait la profonde conviction qu’un État devait reposer sur le partage de valeurs et une vision commune du bien collectif. Cette vision assez perfectionniste était similaire à celle des nationalistes québécois, alors en plein essor. Et comme ces derniers pouvaient plus -solidement démontrer que leur société s’appuyait sur un ensemble de valeurs partagées, ils ont posé un véritable défi aux nationalistes anglophones.


Selon George Grant, le Canada allait inévitablement être englouti par l’empire continental américain.

Voilà pourquoi la quête d’une mythique identité canadienne a duré des décennies au Canada anglais. Avec l’espoir, pour ceux qui la poursuivaient, de trouver des antécédents communs ou une conception du bien qui auraient permis d’englober l’identité québécoise sans être englobés dans l’immense bassin nord-américain. Cela semblait voué à l’échec.

Tout a changé au début du nouveau millénaire, lorsque des terroristes ont foncé sur les tours jumelles et le Pentagone; notre obsession pour notre identité et pour notre souveraineté semblait tout à coup futile. Selon un expert bien connu, le Canada avait atteint sa phase de «souveraineté virtuelle». Nous étions dès lors une «nation postmoderne», c’est-à-dire un pays avec un nom et un drapeau, sans plus. Dans une sombre série d’essais publiés dans le National Post, en 2003, l’historien Michael Bliss laissait entendre que les Canadiens devaient peut-être envisager de fermer boutique et de se joindre aux États-Unis en créant une sorte d’union douanière, une association de souveraineté ou même en acceptant l’annexion. L’indépendance canadienne n’était qu’un simulacre, à tout le moins: nous ferions semblant d’avoir un vrai pays, et les Américains feraient semblant d’acquiescer.


L’absence de vision commune

Effectivement, ce jour-là marquait la fin de quelque chose, mais ce n’était pas celle du Canada. Ce fut plutôt la fin d’une certaine perception du Canada (et, par le fait même, du Québec), qui était fondée sur la recherche de «valeurs communes» rassemblant le pays et le distinguant des autres.

Une des principales lacunes de cette perception était qu’elle nous empêchait de prendre au sérieux les institutions politiques—et ce qui les différenciait les unes des autres. Dans son essai Est-ce la fin du Canada?, George Grant pointait ainsi, non sans sarcasme: «Un certain nombre de nos institutions politiques et juridiques nous viennent de la tradition britannique et certaines d’entre elles sont meilleures que leur équivalent américain. Mais aucune des différences qui existent entre les institutions des deux pays ne justifie le maintien d’une culture distincte dans la partie nord du continent.» Il est intéressant de noter à cet égard que l’intérêt des loyalistes envers le Canada était d’abord et avant tout motivé par une préférence pour son régime parlementaire. Ils voyaient le républicanisme et sa dépendance à la souveraineté populaire comme une véritable menace pour les libertés qui font partie intégrante de la monarchie constitutionnelle britannique.

En outre, on a souvent soutenu que les différences entre les cultures politiques du Canada et des États-Unis découlaient, dans une large mesure, du fonctionnement des différents types d’institutions et de leurs effets sur la société. C’est la raison pour laquelle la situation actuelle du Canada en tant que bastion de libertés dans un continent battu par un vent de populisme n’aurait pas vraiment surpris les pères fondateurs de l’État du Commonwealth. Leur intention expresse était de protéger les libertés du régime britannique au sein des institutions parlementaires, tout en défendant les droits des minorités. L’innovation déterminante ici fut le fédéralisme. Comme on le sait, Sir John A. Macdonald souhaitait que le nouveau pays soit un État unitaire et, bien qu’il ait consenti à l’adoption du fédéralisme, il espérait que les provinces s’érodent jusqu’à ce qu’elles ne deviennent pas plus importantes que des municipalités.

Le contraire s’est produit. Les provinces sont devenues des entités étatiques, responsables de toutes sortes de fonctions de première nécessité pour leurs citoyens. Et ce qui a fait une vraie différence, ce n’est pas seulement que les fondateurs aient concédé au fédéralisme, mais qu’ils aient aussi concédé au biculturalisme originel. Malgré tous les débats déchirants qui ont eu lieu au cours du 20e siècle, les fondateurs du Canada n’ont jamais eu une vision de culture commune. Cela signifie qu’un certain degré d’accommodement et d’abstention mutuelle est inscrit dans la structure même du pays.

C’est pourquoi il y a relativement peu de dissensions en ce qui concerne l’immigration. Comme nous n’avons jamais eu nous-mêmes à nous assimiler à une culture commune, nous nous contentons d’aider les nouveaux entrants à se familiariser avec nos institutions—ce qui a non seulement renforcé le rôle de ces dernières en tant qu’agents unificateurs de ce pays, mais a également contribué à faire des immigrants les troupes de choc d’un nouveau nationalisme canadien.


Ce qui nous attend

C’est pourquoi il y a relativement peu de dissensions en ce qui concerne l’immigration. Comme nous n’avons jamais eu nous-mêmes à nous assimiler à une culture commune, nous nous contentons d’aider les nouveaux entrants à se familiariser avec nos institutions—ce qui a non seulement renforcé le rôle de ces dernières en tant qu’agents unificateurs de ce pays, mais a également contribué à faire des immigrants les troupes de choc d’un nouveau nationalisme canadien.

Voilà donc où en est notre confédération, en cette année de 150e anniversaire: le Canada est louangé, ici et à l’étranger, comme un havre de bon sens dans un océan de folie. Nous pourrions être tentés par la suffisance. Mais deux mises en garde s’imposent, avant de conclure.

Tout d’abord, cette notion d’«exceptionnalisme» pourrait être de très courte durée. Rien d’intrinsèquement canadien ne nous protège contre la xénophobie et le populisme, et nos institutions seront de qualité aussi longtemps que les gens les comprendront et y resteront loyaux. La tendance récurrente des partis perdants à promouvoir une réforme électorale est un signe de dégénérescence et d’ignorance.

En second lieu, et c’est le plus important, la nation canadienne s’est bâtie en négligeant consciemment ses peuples autochtones. Leur marginalisation économique, politique et sociale incessante est une honte pour notre pays et pour tous ceux qui nous ont précédés. Si, lorsque nous célèbrerons le 175e anniversaire du Canada, rien n’a changé, ou si, au moment du bicentenaire, cette relation de base n’est pas rétablie, nous aurons failli à la tâche la plus importante qui nous attend.

La bonne nouvelle, c’est que cela ne tient qu’à nous. Le sort du Canada, en ces premières années du 21e siècle, est aussi incertain qu’il l’était le premier juillet 1867, quand la Confédération longtemps souhaitée est enfin devenue une réalité. Le Canada né ce jour-là vit toujours; sa population est libre d’en tracer le destin le mieux possible, tout en faisant face aux circonstances qui se présenteront, inévitablement.


Andrew Potter est le directeur de l’Institut d’études canadiennes de l’Université McGill. Il est l’ancien rédacteur en chef du Ottawa Citizen et il est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université de Toronto. Il est l’auteur de Je suis vrai (2011), de même que de Révolte consommée (2004), coécrit avec Joseph Heath. Il avait cosigné l’essai «Retrouver la raison» dans NP01, là aussi avec Joseph Heath.

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