Le Canada par la lorgnette du Québec

Jean-Herman Guay
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Commentaire

Le Canada par la lorgnette du Québec

À en croire certains indicateurs, l’avenir de l’unité canadienne est bien plus sûr qu’il y a dix ans. Les Québécois seraient-ils devenus des Canadiens comme les autres? Malgré quelques évolutions, le réservoir de tensions est loin d’être vide.

Considéré dans ce texte

Le 150e anniversaire de la Confédération. L’éternelle quête de l’identité canadienne. Le nationalisme québécois. Les peuples autochtones et l’histoire tronquée. Les valeurs et la fierté. Les fantômes endormis. L’éventuel 175e.

Depuis quelques années, le niveau de tension entre le Québec et le Canada a chuté, ce qui fait le bonheur du Canada anglais et le malheur des souverainistes. Jean-François Lisée, le nouveau chef du Parti québécois (pq), a fait campagne pendant l’automne 2016 en s’engageant fermement à ne pas tenir de référendum lors d’un premier mandat; une position qui aurait été considérée comme hérétique il n’y a pas si longtemps. Personne ne semble vouloir rouvrir le dossier de la Constitution canadienne, sauf les leaders autochtones et le premier ministre du Québec (qui le fait toujours délicatement, sur la pointe des pieds). On note bien sûr des différends entre Ottawa et Québec, en particulier dans les transferts en santé, mais, somme toute, le temps des chicanes liées au partage des compétences est dernière nous. Bref, le fantôme qui hantait les nuits et les jours du Canada anglais semble s’être profondément endormi.

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Cette relative paix constitutionnelle s’explique par des changements profonds dans l’électorat. Tous les indicateurs d’appui au camp souverainiste ont enregistré une nette diminution depuis quelques années. Les intentions de vote référendaire en faveur du oui ne sont plus que de 36% selon Léger Marketing, et de 32% selon crop. Pire: 75% des gens croient que la souveraineté n’aura pas lieu. Les résultats électoraux confirment le travail des sondeurs. Le Bloc québécois récoltait 48% des votes en 2004. En 2011, ce taux dégringolait à 23%. En 2015, il est tombé sous la barre des 20%. Quant au pq, la pente est analogue: en 2014, lors du dernier scrutin, il a obtenu l’appui de 25% des Québécois, alors qu’à son sommet, en 1981, il atteignait la barre des 50%.

En moins de dix ans, les Québécois se sont réconciliés avec les partis fédéralistes à Ottawa, d’abord en accordant leur confiance au NPD de Jack Layton en 2011, puis en renouant avec le Parti libéral du Canada en 2015. Plus révélateur encore: Justin Trudeau a gagné une pluralité de votes au Québec sans s’engager à rouvrir la Constitution (comme Brian Mulroney l’avait fait en 1984) et sans même proposer un «fédéralisme d’ouverture» (Stephen Harper s’était hasardé à l’envisager en 2006). Selon l’enquête crop de novembre 2016, 55% des francophones du Québec appuieraient les libéraux: un pourcentage au moins quatre fois plus élevé que pour le Bloc québécois (12%).

En somme, le Canada, vu du Québec, ne semble plus menaçant. L’urgence d’en sortir a disparu. Les «raisins de la colère», ceux-là mêmes qui ont nourri la montée du souverainisme depuis 1960, seraient désormais desséchés et sans effet.


La fierté des uns n’est pas celle des autres

Faut-il en déduire que les Québécois sont devenus des Canadiens comme les autres et que la québécitude est un concept obsolète? Faut-il croire que la langue des répondants a dorénavant aussi peu d’incidence que la couleur de leurs cheveux? La chute des indicateurs en faveur de la souveraineté est si prononcée qu’on pourrait croire qu’à l’éternelle question «What does Quebec want?», le Québec claironnerait une seule réponse: «Canada!»

L’Enquête sociale générale du Canada, menée en 2013 auprès de plus de 16 000 Canadiens, fournit une base empirique crédible pour nuancer le tout. Quand on examine les composantes de la fierté, associées explicitement à l’ensemble canadien, et que l’on distingue bien les francophones du Québec des anglophones du reste du Canada, on voit nettement que ce sentiment est plutôt tiède au Québec français, et qu’il reste souvent minoritaire. À tout le moins, il se dégage l’impression que ces Québécois ne sont pas des Canadiens comme les autres.

Ceux qui estiment que le nationalisme québécois est mort se trompent donc. Les Québécois ne vibrent manifestement pas autant que les autres Canadiens aux dif-férentes facettes qui forgent l’identité canadienne. Qu’on y décèle de l’hostilité, de l’indifférence ou de l’ignorance est secondaire; dans tous les cas, on doit dénoter une distance claire avec l’autre communauté.

On peut bien sûr avancer qu’autrefois les écarts entre le Canada anglais et le Québec étaient beaucoup plus prononcés, notamment quand la souveraineté recueillait presque 50% des appuis, et donc qu’une certaine fierté canadienne gagnerait le Québec français.

Mais les données empiriques n’accréditent pas vraiment cette thèse. Sur la base d’une enquête semblable, menée en 1995, on dénote des différences analogues à celles de 2013. Même si l’échantillon est plus restreint et que certaines questions n’ont pas été posées, la mise en parallèle des deux photographies de l’opinion publique reste pertinente. Concrètement, si la fierté générale «d’être Canadien» s’est légèrement accrue de 1995 à 2013, l’adhésion aux symboles canadiens, elle, s’est peut-être réduite pendant cette période, tout en se déclinant autrement. Quant aux différences entre les deux groupes, elles se sont accrues, ce qui infirme la thèse d’une similitude croissante.


Une explication possible

Que faut-il en comprendre? Comment cela est-il possible? Si la chute du souverainisme ne crée pas une montée du nationalisme canadien, c’est parce que le nationalisme québécois et le souverainisme ne sont pas des synonymes. Le nationalisme est plus large, plus équivoque, moins politique et moins partisan que le souverainisme. Historiquement, l’un est un sous-ensemble de l’autre. Dit autrement, tous les souverainistes sont des nationalistes, mais l’inverse n’est pas vrai. À la limite, si le souverainisme est en déclin, le nationalisme québécois persiste, du moins dans ce qu’il compte de distinction, de distance avec l’Autre.

Dans son Nouveau bilan du nationalisme québécois, le politologue Louis Balthazar écrivait: «En fait, le nationalisme des Québécois aura rarement atteint une intensité propre à lui faire occuper tout le champ des préoccupations. Presque toujours, il a été vécu par la majorité de la population dans l’ambigüité.» Selon lui, l’appui au fédéralisme comme l’appui au souverainisme n’auraient jamais été très solides: «Chaque fois, le nationalisme souverainiste s’est résorbé en autonomisme, c’est-à-dire en une affirmation de l’identité québécoise à l’intérieur d’un cadre plus vaste.»

Si la chute du souverainisme ne crée pas une montée du nationalisme canadien, c’est parce que le nationalisme québécois et le souverainisme ne sont pas des synonymes.

Le nationalisme peut donc se changer en souverainisme, puis redevenir du nationalisme. Dans son ouvrage Le Québec, les Québécois, un parcours historique, l’historien Jocelyn Létourneau écrivait que cette collectivité «n’est jamais là où on prétend la trouver mais toujours où on ne la cherche pas, comme échappant à toute enveloppe conceptuelle univoque».

Comment expliquer le recul du souverainisme? Les causes sont multiples, mais quatre s’imposent: 1) le résultat des deux référendums, qui a engendré de la déception; 2) le vieillissement des babyboomers, qui ont porté le projet et qui ont eu de la difficulté à le moderniser; 3) l’émergence de nouvelles thématiques—comme l’environnement, la mondialisation et les questions sécuritaires—qui ont changé la focale des préoccupations, et pour lesquelles le souverainisme n’avait pas de réponse spécifique à donner; et 4) la prudence des gouvernements qui se sont succédé à Ottawa depuis 1995, lesquels ont fait des concessions fiscales ou symboliques pour éviter de réveiller le fantôme qui s’endormait d’épuisement.

La contraction du souverainisme a créé une frustration chez les militants du pq, et la conviction d’un rêve avorté, brisé. Après chaque défaite, certains s’en sont pris au chef en place, ce qui a réitéré l’image d’un parti en difficulté. Plusieurs, devenus simplement nationalistes, ont rejoint les rangs de la Coalition avenir Québec. D’autres, plus à gauche, ont fait de même du côté de Québec solidaire. D’aucuns enfin, fatigués et désabusés, ont cessé d’aller voter. L’hégémonie qu’exerçait le pq sur le souverainisme s’est effilochée, et la famille politique s’est fragmentée, ce qui a fait le bonheur des adversaires.


La fin du souverainisme?

Peut-on imaginer que le nationalisme québécois se résorbe à son tour et que le nationalisme canadien l’emporte dans les prochaines années ou décennies? Le déclin des États-nations, la montée des interdépendances, la croissance des identités multiples associées au postmodernisme pourraient en effet rendre caduques certaines revendications nationalistes. Les mêmes phénomènes pourraient cependant avoir des conséquences inverses: paradoxalement, si le monde se globalise sur les plans économique, technique et militaire, il semble aussi se morceler en matière de culture et d’identité. Même si l’on peut toujours être surpris, il serait étonnant qu’un groupe linguistique aussi compact et nombreux que les Québécois, installé sur un territoire riche de ressources, renonce à son désir d’être reconnu comme un peuple distinct. Reste qu’un phénomène devrait inquiéter les souverainistes et réjouir les fédéralistes: plusieurs analyses montrent que les plus jeunes générations—les moins de 25 ans—sont hostiles à la souveraineté et qu’elles ont tendance à renouer avec la fierté canadienne!

En somme, l’avenir de l’unité canadienne parait plus sûr qu’il y a dix ans, mais le réservoir de tensions est loin d’être vide. On n’a qu’à penser au fait que le Québec n’a toujours pas signé la Constitution de 1982. Qui osera rouvrir le dossier? Qui prendra ce risque?

Dans les semaines qui ont suivi l’élection de Justin Trudeau en 2015, un sondage réalisé auprès d’environ 3 000 personnes a permis d’évaluer ce que le nouveau gouvernement devait faire dans certains dossiers. Sur les enjeux touchant les femmes, les minorités raciales et les inégalités de revenus, le Canada anglais et le Québec français sont manifestement sur la même longueur d’onde—dans les deux cas, plutôt progressistes et généreux. Cependant, sur la question du Québec, le Canada anglais n’affiche manifestement pas la même gentillesse; il souhaite presque majoritairement que le gouvernement du Canada en fasse moins à son endroit. Il n’y a que 10% des Canadiens anglais qui estiment qu’on doit en faire plus. Dans le Québec français, c’est l’inverse: les trois quarts des répondants souhaitent que le gouvernement en fasse plus.

Cet écart est tel que l’on comprend bien pourquoi les acteurs politiques sont sur leurs gardes. Ils savent trop bien que cette polarisation des opinions est un baril de poudre.

Cent-cinquante ans après la naissance de la Confédération, le souverainisme est indéniablement endormi, peut-être même dans un coma clinique. Le nationalisme canadien n’a pas pour autant gagné de points, du moins pas encore. Les Québécois restent aussi hésitants et les deux solitudes, toujours ignorantes l’une de l’autre. Et qui sait? Au cours des dernières années, on a vu le Québec changer d’avis si souvent qu’il n’est pas impossible qu’un jour le souverainisme n’émerge à nouveau du nationalisme. Après tout, bien des gens sortent du coma.


Jean-Herman Guay est politologue et professeur titulaire à l’Université de Sherbrooke. Auteur d’ouvrages et d’articles, intervenant dans les médias, il est spécialiste des questions touchant l’opinion publique et les représentations collectives. Il est également directeur de Perspective monde, un portail web, et a été le premier directeur de l’École de politique appliquée.

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