Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Les Grecs anciens avaient deux mots pour désigner le temps et chacun faisait référence à une conception différente de celui-ci.
Le premier concept, chronos, nous est familier. C’est le temps physique et séquentiel, celui de la succession des évènements, de chronologie et de chronomètre, de chronique aussi. C’est en fonction du chronos que Nouveau Projet a maintenant dix ans.
L’autre temps, kairos, est celui du moment opportun, de l’occasion à saisir.
Dans The Dawn of Everything, paru à la fin de l’année dernière, l’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow expliquent que le kairos désigne
Pour les auteurs, il ne fait aucun doute que nous vivons actuellement un temps singulier, favorable aux grandes transformations (leur essai est d’ailleurs un appel à revoir fondamentalement notre conception du «normal» et du «possible», en matière d’organisation sociale). Graeber, décédé subitement avant la sortie du livre, ne les verra jamais se produire. Mais il avait senti la trame d’un changement—ou, du moins, il avait prédit que quelque chose de grand pourrait se produire enfin, si nous nous en donnions la chance.
En 2011, quand j’ai commencé à travailler à temps plein sur ce qui deviendrait Nouveau Projet et Atelier 10, nous émergions péniblement de la pire crise économique depuis celle des années 1930. Le mouvement Occupy (théorisé par ce même Graeber, qui lui avait entre autres donné le mantra «Nous sommes les 99%») venait de nous offrir les soubresauts révolutionnaires les plus excitants des dernières décennies. L’urgence d’agir face aux changements climatiques se faisait plus pressante que jamais. Les institutions médiatiques et culturelles semblaient en déclin irréversible devant l’essor des plateformes virtuelles. Au Québec, les signes inquiétants d’un repli identitaire se multipliaient, alimenté par Québecor et Le Devoir, l’ADQ et le PQ, puis la CAQ.
Bref, il y avait là un kairos à saisir, pour qui souhaitait des changements en profondeur. Et ce moment est toujours propice, dix ans plus tard—mais il risque de ne plus l’être pour bien longtemps.
Nouveau Projet a dix ans, donc. Et quand je pense à tout ce qui aurait pu mal se passer—à tout ce qui s’est mal passé, d’ailleurs, souvent—je ne peux qu’être un peu surpris de nous retrouver encore ici, au terme de cette décennie qui n’a pas été tendre avec les publications imprimées et les médias en général.
En mars 2012, quand nous avons lancé Nouveau Projet 01 au milieu d’une tempête de neige mouillée et d’une grève étudiante en train de prendre des dimensions magnifiques, c’était avec un espoir hasardeux: que notre intuition était fondée, et que nous n’étions pas seul·e·s à partager cette soif pour un espace où développer, discuter et diffuser les idées dont nous avions besoin, à ce moment crucial de l’histoire.
Et si parait Nouveau Projet 21, en ce mois de mars 2022 autrement mémorable, c’est d’abord et avant tout parce que vous êtes assez nombreux et nombreuses à la partager, cette soif. Plusieurs d’entre vous sont là depuis le commencement, mais beaucoup aussi se sont joint·e·s à nous au fil des ans. C’est avec un immense bonheur que nous avons vu le nombre de nos abonné·e·s passer de quelques centaines à plus d’un millier, à 2 000, puis à 3 000 aujourd’hui. Seule votre présence à nos côtés nous permet de célébrer ce dixième anniversaire, et notre gratitude n’a d’égal que notre envie de continuer à vous en faire tout plein, des numéros de Nouveau Projet.
Ce n’est pas l’enthousiasme qui manque, ni le désir de saisir l’occasion qui se présente à nous.
J’écris ceci depuis les bureaux montréalais dans lesquels nous avons emménagé, l’automne dernier. Je les ai d’abord choisis pour la vue, je pense. Le regard embrasse large, d’ici, des toits du Centre-Sud à la plaine montérégienne, du Stade olympique aux tours semi-désertées du centre-ville, et je me dis que c’est ce que nous cherchons à faire depuis nos débuts: donner de la perspective, avec des textes qui s’élèvent au-dessus du traintrain de l’actualité, des choses dont il faut parler juste parce que tout le monde en parle. Cela faisait partie des promesses de la campagne Kickstarter qui a lancé cette aventure en 2011, et c’est un engagement que nous renouvelons aujourd’hui.
Quand je pense à tout ce qui aurait pu mal se passer—à tout ce qui s’est mal passé, d’ailleurs, souvent—je ne peux qu’être un peu surpris de nous retrouver encore ici, dix ans plus tard.
La neige de février tombe sur la ville, se mêlant à la vapeur tout aussi blanche qui s’échappe des systèmes de chauffage des immeubles, et je songe à Joan Didion, décédée récemment, elle aussi. Dans ma toute première Intro, je citais sa célèbre phrase selon laquelle «nous nous racontons des histoires afin de vivre». Celles qui nous permettent de comprendre le monde et d’oser croire qu’il y a un sens à tout ceci. C’était la raison pour laquelle nous lancions ce magazine: trouver un/des sens à nos vies remplies de distractions pas toujours salutaires, raconter qui nous sommes et le monde qui nous entoure, mais aussi aspirer à devenir autre chose, à créer le monde que nous souhaitons.
Et peut-être, si tout allait bien, arriver à nous sentir moins seul·e·s. Au cœur de ce que nous proposions, et de tout ce que nous avons produit par la suite, il y a cette envie de communauté. Ce désir de mobiliser, de lier et d’inspirer les hommes et les femmes qui travaillent à la construction du Québec nouveau.
«Comment survivre à un monde où Dieu est mort et où tous les cafés font jouer le même folk-pop générique?», demandions-nous entre autres dans le dossier du premier numéro. Pour le folk-pop, le problème reste entier. Quant à l’absence de Dieu (entendu ici au sens areligieux du plus-grand-que-nous), je suis convaincu qu’elle est à l’origine d’une profonde solitude que tous les médias «sociaux» du monde n’arriveront jamais à consoler: l’isolement existentiel de l’être humain devant le manque de sens de ses gestes et de sa vie en général, parce qu’il ou elle n’a de comptes à rendre à rien ni à personne—pas même à sa propre conscience.
Nouveau Projet a été fondé sur l’idée que, face aux immenses défis auxquels nous sommes confronté·e·s, s’imposent des remises en question fondamentales de nos manières d’être et d’agir, de penser le collectif comme l’intime.
Et alors que ce dixième anniversaire force en quelque sorte le bilan, il faut bien admettre qu’à première vue, les changements qui se sont opérés ont été bien timides. Sur le plan environnemental, au premier chef, l’absence de progrès notables saute aux yeux. Les émissions de CO2 sont essentiellement au même niveau qu’en 2012, alors que des réductions radicales étaient déjà nécessaires. Nous continuons à piller les ressources de la Terre en repoussant les conséquences. Notre siècle n’est vieux que de 22 ans et il compte déjà 21 des 22 années les plus chaudes jamais enregistrées. Nous vivons dans un monde beaucoup moins riche, moins habitable, plus violent et plus injuste que celui dans lequel nous sommes né·e·s, et nous n’osons plus trop imaginer la vie de nos descendant·e·s.
Face à tout cela, nous restons étonnamment apathiques. Pas de révolution en vue ni même de révolte particulière, si ce n’est celles qui s’organisent lorsqu’on demande aux gens de se priver de gymnase pendant un moment. Règle générale, nous nous contentons de nous attaquer à ce que l’auteur britannique George Monbiot appelle les micro-consumerist bollocks: des enjeux somme toute insignifiants, comme les sacs et les pailles de plastique, plutôt que les grands problèmes structuraux.
Cela vaut aussi pour notre vie démocratique. Si, dans ma première Intro, je me demandais si la tyrannie était toujours impensable, alors qu’un gouvernement et la machine médiaticofinancière qui le soutient peuvent nous faire croire ce qu’ils veulent, la suite des choses a confirmé cette crainte. Non seulement en Hongrie ou en Russie, mais aussi chez nos voisins du Sud, pourtant si fiers de leur grand récit de liberté. Chez nous également, les tendances antidémocratiques n’ont pas manqué—de Stephen Harper à François Legault, des lois adoptées sous bâillon à l’intimidation de journalistes. Le populisme autoritaire remis au gout du jour par Thatcher et Reagan n’a pas fini de faire des petits—et ce n’est certainement pas la technologie qui viendra nous en sauver, alors que les milliardaires qui la détiennent se rangent systématiquement du côté des puissants (dont ils font eux-mêmes partie, bien sûr), au détriment des intérêts des 99 % et de leurs collectivités.
En même temps que s’accumulent les signes annonciateurs d’un effondrement généralisé, les signes encourageants semblent, eux aussi, se multiplier.
Là aussi, même apathie: nous préférons nous réfugier dans le self-care et l’affirmation ostentatoire de notre unicité, laissant le champ libre aux démagogues et autres individus généralement mal intentionnés. Et très bientôt, nous aurons le métavers pour nous distraire encore plus ! Et tant pis si plus nous nous enfonçons dans la virtualité, moins les autres nous semblent vrai·e·s, et moins ils et elles ont de valeur à nos yeux.
Mais voilà: en même temps que s’accumulent les signes annonciateurs d’un effondrement généralisé, les signes encourageants semblent, eux aussi, se multiplier. Nous en avons pointé plusieurs, dans nos 20 numéros et nos 20 Documents, et plein d’autres restent à raconter.
En 2012, nous avons choisi le camp de l’espoir, et c’est encore celui que nous habitons, alors que s’amorce notre deuxième décennie. Mais c’est un espoir informé et critique. Sans cela, l’espoir n’est que naïveté ou pensée magique. C’est l’espoir des gens qui pensent que la technologie viendra nous sauver des changements climatiques, à la dernière minute, comme la cavalerie, comme Éric Desjardins à la toute fin du deuxième match, lors de la finale de 1993. C’est l’espoir, aussi, de la poudre lancée à nos yeux par ceux et celles qui ont intérêt à ce qu’on ne voie pas trop bien—celui du «développement durable» et des micro-consumerist bollocks. Pour le dire avec Antonio Gramsci, nous croyons qu’il faut «allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté».
Au cœur de ce que nous proposions, et de tout ce que nous avons produit par la suite, il y a cette envie de communauté. Ce désir de mobiliser, de lier et d’inspirer les hommes et les femmes qui travaillent à la construction du Québec nouveau.
Face aux catastrophes qui nous attendent, l’espoir que nous choisissons est à la fois lucide et radical, pour reprendre l’adjectif utilisé par le philosophe Jonathan Lear: un espoir fait essentiellement de courage, et qui «anticipe un bien commun espéré par des individus qui n’ont pas encore la capacité de le comprendre».
Et c’est là que la notion d’histoire(s), jamais très loin, refait surface: nous aurons besoin de ces histoires d’espoir radical, au cours des années et des décennies à venir. Des histoires qui nous permettront de redéfinir le courage, dans un monde que nous ne comprendrons plus.
C’est à cette tâche que, plus que jamais, Nouveau Projet s’attèle, pour la suite des choses: alors que la tempête se lèvera, continuer à produire des histoires de résilience, de solidarité et de grâce pour nous accompagner dans une nouvelle manière d’être et de vivre.
Bienvenue, donc, à cette deuxième décennie de Nouveau Projet. Le retroussage de manches et les grandes corvées sont toujours au programme.
Ce numéro est le dernier d’un cycle. Nouveau Projet 22, cet automne, vous arrivera sous une forme renouvelée. Le résultat, d’une part, de la mise en ligne d’un tout nouveau site web et, d’autre part, d’une envie de rebrasser un peu les cartes, après dix ans—un désir de jouer avec de nouvelles contraintes, de nous imposer de nouveaux défis et, surtout, de tenter de produire le magazine le plus adapté possible à son époque, à son moment.
Parce que c’est bien beau, le passé, mais ce qui compte, c’est le présent. Ce que nous faisons de nos journées, pendant que la vie bat en nous et que notre sang est chaud. Tout le reste n’est que nostalgies ou projections.
Et c’est là que vous continuerez à nous trouver, au cours des années à venir : bien ancré·e·s dans le présent de ce territoire et de ses habitant·e·s, les bâtisseurs et les bâtisseuses du Québec nouveau, que nous souhaitons continuer à informer, rassembler, inspirer. Et ce présent a beau être sombre, comme l’écrivait Fanny Britt dans notre Document 15 Les retranchées, «il porte en lui des promesses de lumières».
Et l’une de ces lumières est la possibilité de saisir le kairos au cours duquel des évènements sont susceptibles de se produire, «alors que devient floue la démarcation entre les mythes et l’histoire, la science et la magie—et qu’un vrai changement devient possible».
Merci d’être à nos côtés sur ce chemin.
Montréal, février 2022
L’effondrement arrive, a même possiblement déjà commencé. Plutôt que de nier le désastre, il est temps de préparer la suite en y consacrant tout ce qui nous reste de capacité à rêver.
Alors que les frontières se referment et que grandissent la peur de l’autre et le désir de nous retrouver «entre nous», quel espoir y a-t-il pour l’entraide dont nous avons si cruellement besoin, en ce moment critique?
Comment notre époque peut-elle en même temps sembler aussi spectaculairement catastrophique et profondément ennuyante, par bouts?