Vers une décélération généralisée

Aurélie Lanctôt
 credit: Photo: Vlada Karpovich
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Mode d'emploi

Vers une décélération généralisée

Ébauche d'une marche à suivre

Comment contrecarrer les impératifs de productivité et toutes les injonctions qui accaparent notre temps, notre vie?

Considéré dans ce texte

Nos horaires surchargés. Le désir de «vivre à fond». Hartmut Rosa et l’accélération généralisée. L’humilité dont il faudra faire preuve. L’amitié, les bibliothèques publiques et le bungee. La résistance collective.

L’essentiel de mon temps est structuré par l’extinction successive de petits incendies. Il s’agit d’exécuter les tâches urgentes​​—terminer un travail universitaire, rédiger un article ou un rapport de recherche, préparer une conférence, faire les courses, planifier des rendez-vous—​le plus efficacement possible, dans l’espoir de dégager un peu de temps pour les choses significatives; c’est-à-dire des activités essentiellement humaines.

J’ai souvent l’impression de n’avoir que peu de contrôle sur les exigences qui grèvent les heures dont je dispose. Les tâches sont saucissonnées à l’intérieur d’une plage horaire déconnectée de l’expérience concrète du temps (le moment de la journée, le jour de la semaine, les saisons, le temps d’éveil, de déplacement ou de repos). Lorsqu’arrive, inévitablement, le moment où il m’est impossible de suivre la cadence, par fatigue ou par surcharge, c’est la colère qui prend le dessus. J’enrage de m’être moi-même piégée, encore, en me laissant prendre au jeu de la surenchère d’engagements, parce qu’il fallait bien faire, se démarquer, gagner sa vie et autres tâches connexes.

Les impératifs qui accaparent mes jours nourrissent mon anxiété: je dois faire ceci, puis cela, et cent fois sur le métier remettre mon ouvrage, sinon ce sera l’échec, la précarité, l’humiliation… À un point tel que même lorsque je bénéficie d’un temps libre, il m’est difficile de ne pas céder à la pression de l’occuper au possible. Je me surprends à anticiper nerveusement ce qui vient, ou alors à réfléchir à ce que je pourrais faire de plus. Mes instants de répit sont colonisés par une série d’appels à la productivité, qui induisent une accélération apparemment sans limites du tempo de ma vie. Que personne ne soit dupe: cette tentation du toujours plus n’est en aucun cas un signe d’excellence. Il s’agit bêtement d’aliénation, d’une tendance pathétique à la fuite en avant, qui empêche d’envisager les choses dans la durée. Les priorités s’ordonnent selon des critères extérieurs, froidement axés sur l’efficacité et la performance.

Nous sommes dépossédés de la faculté d’organiser notre horaire en fonction de ce qui compte vraiment, sur le long cours, et on nous enjoint plutôt de valoriser les gestes qui portent leur fin en eux-mêmes et qui procurent une satisfaction immédiate. Il faut «vivre à fond chaque instant», notamment en maintenant un rythme effréné jusque dans le divertissement: faire la fête, manger jusqu’à rouler par terre, faire des voyages extravagants, du bungee, des marathons, du CrossFit et des photos Instagram spectaculaires… J’ai, pour ma part, souvent l’impression de vivre une sorte de présent infini, pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux, où je m’occupe, mais ne cultive rien. S’il m’arrive d’éprouver un sentiment de satisfaction ponctuel, ce n’est pas exactement l’idée que je me fais d’une vie bonne et pleine de sens.

Pour tout dire, je cherche la pédale du frein. Mais je crois qu’il ne suffira pas, pour se réapproprier le temps, d’aménager ici et là des bulles où la cadence est provisoirement ralentie. Envisager les choses d’un point de vue strictement individuel, articulé autour de la discipline de vie, ne ferait qu’apaiser les symptômes du mal sans s’attaquer à ses causes. Je pense qu’il faut envisager un frein plus large, collectif. C’est dans cette perspective que je dresse ici un humble mode d’emploi vers une décélération généralisée.



Constater l'accélération

La précipitation du rythme de nos vies n’est pas qu’une impression subjective. Le philosophe Hartmut Rosa (Accélération: une critique sociale du temps, La Découverte) explique que les sociétés de la modernité tardive sont le théâtre d’une accélération objective et généralisée.

Bien sûr, les heures ou les semaines ne s’écoulent pas objectivement plus vite. Mais le nombre d’«épisodes d’action» par unité de temps, lui, augmente. Ainsi, le temps se densifie, et le rythme de la vie sociale s’accélère bel et bien. Ce mouvement, pour Rosa, est à mettre en lien avec les mécanismes de valorisation du temps: l’idée que «le temps, c’est de l’argent» nous pousse à rechercher sans cesse de nouvelles technologies qui permettent de produire plus vite. Les progrès réalisés à ce chapitre forcent les individus à s’adapter constamment pour continuer à tirer leur épingle du jeu, ce qui accroit d’autant le rythme de vie, mais aussi la cadence du changement social. Pour résumer trivialement: plus ça change, plus ça change.

Oui, les nouvelles technologies ont réduit la durée requise pour effectuer bon nombre d’opérations. Le temps de travail (rémunéré) a également diminué, par rapport au début du siècle dernier. Mais les injonctions pour accomplir un nombre de tâches toujours plus grand annulent les bénéfices.

Voici donc venu le règne du multitâche et du décloisonnement des impératifs temporels. On ne se contente plus, par exemple, de se donner rendez-vous à une heure et un lieu donnés; s’ajoutent des promesses comme: je t’enverrai un courriel ou un texte à tel moment, pour t’aviser de ceci ou cela. On démultiplie les engagements à communiquer—on les superpose, même. Qui n’a jamais envoyé un courriel pendant un autre rendez--vous? Il est par ailleurs si facile de «rester en contact», de télétravailler et de rester près de son iPhone «au cas où», qu’il faut avoir une fichue de bonne raison pour se déclarer véritablement indisponible. Tout le temps dont on dispose peut être employé à opérer, à produire, à optimiser la vitesse d’atteinte d’un objectif. Et alors même qu’il devient de plus en plus difficile de souffler, il faut, pour suivre le tempo de la vie sociale, consulter les nouvelles 12 fois par jour, découvrir les tendances qui se renouvèlent aussitôt, se gaver de contenus culturels éphémères… Certes, on ne passe plus 14 heures par jour au travail, mais qui oserait dire que les heures gagnées à cette plage horaire ont été réellement libérées? Les avancées technologiques qui accélèrent le rythme de la production nous ont-elles restitué du temps, ou l’ont-elles au contraire aliéné par deux fois?


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La question qui se pose ensuite est celle de l’espace restant pour les aspirations​—personnelles, sociales—qui se déploient lentement, à l’encontre de toute exigence d’efficacité. Pour y répondre, encore faut-il comprendre ce que lentement veut dire. C’est plus contre-intuitif qu’il n’y parait, à l’heure où nous sommes puissamment conditionnés à la vitesse et à l’efficience.

Permettez-moi un détour. Lorsque je ne me casse pas la tête à écrire des textes pour l’une des rares publications de chez nous qui permettent de développer une idée sur plus de 500 mots, j’essaie de terminer une maitrise en droit. Depuis que je fréquente cette discipline, je suis fascinée par la fréquence à laquelle on évoque, dans la littérature juridique récente, la notion d’«efficience»: l’efficience de la procédure, de la résolution des différends ou de l’attribution des ressources et des dommages. À tel point que ce principe semble faire écran à toute idée de justice comme horizon politique du droit. Et j’ai remarqué que la surenchère du vocabulaire de l’efficience dépasse ce domaine. Elle m’apparait comme un signe des temps [voir «Six stratégies pour réduire la souffrance au travail»].

C’est sans doute l’un des moteurs de l’accélération généralisée: toujours, il faut faire au plus vite en mobilisant le moins de ressources possible. C’est le mot d’ordre. Pour l’appliquer, des hordes de comptables, d’ingénieurs, d’actuaires et de gestionnaires proposent des stratégies inventives. Il suffit d’ailleurs de souligner l’autorité morale dont jouissent ces experts de la productivité pour mesurer son importance dans la hiérarchie des valeurs sociales. Curieusement, lorsque l’efficience est ainsi placée en surplomb, le monde, tout en s’accélérant, s’aplatit. On perd de vue la dimension verticale des activités humaines: l’idée qu’il soit envisageable de se consacrer à une occupation qui réponde d’abord à un principe de justice, de beauté, d’originalité ou de spontanéité est disqualifiée d’emblée.

Chaque geste doit être efficient, mais jamais on ne pose la question du sens de l’action. On nous propose de vivre sur un mode purement opérationnel, comme s’il suffisait d’accomplir toutes les tâches stipulées à l’agenda—travail, loisir, vie sociale—pour se sentir épanoui. Pourtant, au terme d’une semaine chargée où je peux cocher tous les points de ma liste, j’éprouve un sentiment vaguement grisant, mais volatile. La satisfaction est en fait si superficielle qu’il faut recommencer de suite.

Comment, alors, défendre les activités qui requièrent un effort long et soutenu et produisent «peu»? La réalisation d’un ouvrage d’artisanat, l’engagement bénévole, la lecture de l’œuvre complète d’un philosophe, l’apprentissage d’une langue, l’entretien d’un boisé: voilà des projets qui peinent à survivre au sein de la société de l’accélération. Souvent, ce n’est pas encore «le temps» de s’y mettre.

Rompre avec le cycle du rendement et de la gratification immédiate demande de l’humilité. Car refuser de répondre aux impératifs opérationnels, c’est aussi se placer dans la marge, où on ne rencontre que rarement la validation extérieure. Peut-être, donc, faudrait-il cesser de se contenter d’être vaniteusement efficace, pour mieux s’adonner aux activités qui ont un sens plus profond, même si leur rythme est lent, sinueux et peu «productif».



Concevoir l’amitié comme acte de résistance

Pour souffler un instant, en prenant un bain, en lisant un livre ou en pratiquant un sport, il peut être bénéfique d’aménager des «ilots de décélération» dans nos routines. Mais ces efforts individuels n’ont toujours qu’une prise limitée. Je propose d’aller plus loin dans la culture du ralentissement, en envisageant un soutien collectif à la décélération de chacun. Vaste programme, j’en conviens. Mais déjà, simplement, il me semble qu’on trouve les germes d’une telle résistance partagée dans l’entretien des liens d’amitié.

La vitesse fragilise indéniablement les liens sociaux. Nos relations avec les autres souffrent de la densification du temps. Elles deviennent un item inséré dans la liste des choses à faire, ce qui laisse bien peu d’espace pour l’inattendu et la liberté des rencontres. Qui peut vraiment se permettre des diners en semaine qui s’étirent dans l’après-midi, des promenades qui s’allongent, des apéros qui se transforment spontanément en repas, puis en veillées? Certes, ces moments existent, mais ils sont rares. Pourtant, chacun sait combien ils sont précieux pour approfondir les relations. On perd beaucoup à s’empêcher de suivre le rythme naturel des interactions humaines, dont le déroulement est difficilement compatible avec des contraintes temporelles rigides. Ainsi, la culture de l’amitié—entendue au sens large, c’est-à-dire la culture d’un lien affectif marqué par la bienveillance—émet un contrerythme. Puisqu’elle repose sur une réciprocité des gestes, elle est par essence une forme élémentaire de résistance collective à l’accélération.



Penser la limite

Cet éloge de l’amitié est bien séduisant, me direz-vous, mais il faut admettre qu’on est loin du compte. Il suffit de constater à quel point notre société applique à toute chose une logique chiffrée, discréditant d’emblée ce qui échappe à la promesse d’une productivité optimale (et, par le fait même, à la quantification). Ainsi, on ne peut affirmer la primauté des liens humains sans s’affranchir d’abord de l’obsession comptable qui domine l’imaginaire collectif.

Le philosophe André Gorz écrit que «la comptabilité connait les catégories du plus et du moins, elle ne connait pas celle du suffisant». La recherche perpétuelle de la rentabilité est en effet étrangère à toute notion de limite. Il n’y a pas de cap au-delà duquel on se dira «Voilà, c’est assez. Nous avons assez couru, accumulé suffisamment de choses.» Or, jamais on n’envisage que la croissance de la productivité puisse atteindre un degré pathologique. L’idée même qu’il puisse y avoir une limite parait loufoque. La notion de suffisant n’a aucune valeur normative. Il me semble pourtant que c’est seulement en y donnant un sens qu’il devient possible d’envisager le ralentissement du rythme de la vie sociale. Savons-nous imaginer ce qu’assez représenterait, concrètement? Il faut à tout prix initier cette conversation.

Paradoxalement, c’est en fixant la limite que l’horizon s’ouvre: il devient alors possible de construire une société qui place les besoins et les aspirations humaines au cœur de son fonctionnement.



Cultiver les contrerythmes et envisager un frein collectif

Pour mettre un terme à cette frénésie, il faut envisager un frein puissant, qui ne peut s’activer que par un effet de levier collectif. Il faut, en d’autres termes, politiser notre rapport au temps, afin de cerner les mécanismes qui dictent le tempo de nos vies en nous assujettissant, et s’engager ensemble dans la culture du contrerythme. La (re)conquête du temps confisqué devrait être un véritable projet de société.

La bonne nouvelle, c’est qu’il existe déjà (encore?) des institutions publiques qui résistent. Prenez les bibliothèques. Je m’attardais l’autre jour à la succursale montréalaise de Bibliothèque et Archives nationales du Québec. J’observais les gens aller et venir, bouquiner, flâner, apprendre, s’amuser. Les bibliothèques publiques sont un pôle de résistance à l’accélération. Elles ont pour mission même de nous forcer à prendre un temps d’arrêt pour nous ouvrir au monde, à la vie culturelle et à la mémoire collective. Elles sont dépositaires de valeurs partagées étrangères à l’efficience: le savoir, la culture, l’imagination, le silence, la réflexion, ces affaires dites «non-productives». Elles sont, en ce sens, conçues précisément sur un modèle de décélération. Ne pourrait-on pas s’inspirer de cela? Et si l’on s’engageait collectivement à encourager et à démultiplier les espaces de décélération? Quelle forme cela pourrait-il prendre? Comment envisager, par exemple, un travail axé davantage sur le sens et moins sur le rendement?

Ce renversement des choses ne se fera pas sans rencontrer d’opposition. Car c’est bien le moteur de toute une économie qu’on cherche ici à inverser. Au-delà de la culture de la lenteur, de l’amitié et des lieux de contrerythme, c’est aussi une pratique de la résistance qu’il faut nourrir. Si l’on souhaite vraiment ralentir le tempo de nos sociétés, il faudra certes flâner, rire, s’éduquer et réfléchir ensemble. Mais il faudra aussi apprendre à s’organiser et à lutter ensemble. 


Aurélie Lanctôt est chroniqueuse (Le Devoir, Radio-Canada) et auteure. Elle est également candidate à la maitrise en droit. Son essai «Des paillettes aux revendications: quelques bribes du possible “renouveau féministe”», paru dans Nouveau Projet 07, a reçu une mention d’honneur aux 39es Prix du magazine canadien et un Grand prix du journalisme indépendant, en 2016.

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