À propos de la soi-disant gratuité de l’information

Jaron Lanier
Illustration: Audrey Malo
Publié le :
Essai

À propos de la soi-disant gratuité de l’information

Chaque jour, sans arrêt, nous fournissons un grand nombre de données aux différentes plateformes et applications en ligne, du degré de congestion routière jusqu’à notre appréciation d’un restaurant. Ces informations sont derrière certaines des plus grandes fortunes de l’histoire humaine, mais nous ne sommes jamais rémunérés pour celles-ci. Dans un contexte où les emplois traditionnels de la classe moyenne sont en voie de disparaitre, ne serait-il pas temps d’exiger notre part du gâteau?

Considéré dans ce texte

Ce que c’est exactement, l’information, et ce qu’elle vaut. La vie privée et la transparence obligée. La loi de Moore. Les utopies de Silicon Valley. Le chômage qui nous menace, et les options qui s’offrent à nous.

Nous avons l’habitude de considérer l’information comme étant «gratuite1On n’a qu’à voir les services clients gratuits sur l’internet ou la façon dont les sociétés de services financiers peuvent souvent récolter et utiliser des données sans avoir à payer.», mais le prix que nous payons pour cette illusion de gratuité n’est tenable qu’aussi longtemps que l’économie en général ne relève pas de l’information. Aujourd’hui, nous pouvons encore considérer l’information comme un facilitateur intangible de communications, médias et logiciels. Mais, à mesure que la technologie progressera au cours de ce siècle, notre compréhension actuelle s’avérera étroite et myope. Nous ne pouvons nous permettre cette étroitesse que parce que des secteurs comme l’industrie manufacturière, l’énergie, la santé et les transports ne sont pas encore particulièrement automatisés ou centrés sur l’internet.

Mais la majeure partie de la productivité va probablement finir par être médiatisée par des logiciels. Ces derniers pourraient bien se révéler être l’ultime révolution industrielle, englobant toutes celles à venir. Cela pourrait commencer, par exemple, quand les voitures et les camions seront conduits par des logiciels plutôt que par des êtres humains; quand les imprimantes 3D produiront par magie les biens autrefois manufacturés; quand des équipements lourds automatisés trouveront et mineront les ressources naturelles; et quand des infirmières robots prendront en charge l’aspect matériel des soins aux personnes âgées.

Peut-être la technologie rendra-t-elle tous les besoins vitaux si peu chers qu’il sera virtuellement gratuit de bien vivre, et que l’argent, les emplois, les inégalités de richesses ou une retraite confortable ne seront plus un souci pour personne. Mais je doute que cette belle utopie se réalise.

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Peut-être la technologie rendra-t-elle tous les besoins vitaux si peu chers qu’il sera virtuellement gratuit de bien vivre, et que l’argent, les emplois, les inégalités de richesses ou une retraite confortable ne seront plus un souci pour personne. Mais je doute que cette belle utopie se réalise.

Si nous continuons tels que nous sommes partis, il est fort probable au contraire que nous allions tout droit vers une période de chômage de masse, assorti d’un chaos politique et social. On ne peut prévoir l’issue d’un tel chaos, et nous ne devrions pas nous appuyer là-dessus pour construire notre avenir.

La voie de la sagesse consiste à envisager à l’avance la façon dont nous pouvons vivre à long terme avec un degré d’automation élevé.


Fais avec ou tais-toi

Pendant des années, je me suis plaint de la façon dont la technologie numérique et l’humanité interagissent. J’adore la technologie, et encore plus l’humanité; c’est leur interaction qui pose problème. Naturellement, on me demande souvent «Que feriez-vous autrement?». Si la question porte sur un aspect personnel, comme «Devrais-je quitter Facebook?», la réponse est facile. Il vous faut décider par vous-même. Je ne suis pas en train d’essayer de devenir le gourou de qui que ce soit.

Du point de vue économique, par contre, il me faut apporter une réponse. L’humanité n’est pas seulement en train de se diluer sans raison sur les plans culturel, intellectuel et spirituel, en se pâmant devant des phénomènes numériques surhumains. Il y a aussi un cout matériel.

Petit à petit, les gens s’appauvrissent. Nous sommes en train de créer une situation où une technologie plus performante sur le long terme en vient aussi à signifier plus de chômage—ou un violent retour de bâton socialiste. Nous devrions plutôt viser un avenir dans lequel un plus grand nombre d’individus réussissent, sans perdre leur liberté, au fur et à mesure que la technologie s’améliore de façon spectaculaire.

Les applications numériques les plus populaires ne considèrent pas les individus avec assez d’égard. Les utilisateurs sont traités comme les petits rouages d’une plus vaste machine à données, alors qu’ils sont en réalité les seules sources et destinations de cette information, voire du sens de cette machine tout court. Mon but est de décrire un autre avenir possible, dans lequel les utilisateurs seraient traités comme les individus uniques et spéciaux qu’ils sont.

Comment? Payez les gens pour les informations que vous récoltez grâce à eux, si elles s’avèrent utiles. Si le fait de vous observer et de récolter des données permet à un robot de mener une conversation relativement naturelle, ou à une campagne politique de mieux cibler les électeurs, vous devriez être payé. Après tout, elles n’existeraient pas sans vous. Ce point de départ est tellement simple qu’il me semble évident.

L’idée que les informations appartenant à l’humanité doivent être gratuites est idéaliste—et, on le comprend aisément, très populaire. Mais ces informations n’auraient pas besoin d’être gratuites si les gens avaient les moyens de se les payer. À mesure que les logiciels et les réseaux gagnent en importance, nous pouvons soit choisir l’option d’avoir des informations gratuites dans un cadre d’insécurité généralisée, soit celle d’avoir des informations payantes avec une classe moyenne plus forte que jamais. La première solution pourrait sembler idéale dans l’absolu, mais la seconde offre une voie plus réaliste vers la démocratie et la dignité.

Un nombre incroyable de gens offrent une quantité incroyable de renseignements utiles par leur téléphone ou sur l’internet. Mais la part du lion échoit désormais à ceux qui les rassemblent et les acheminent, plutôt qu’à ceux qui fournissent la «matière première». Si nous parvenions à nous défaire de cette idée d’«information gratuite» pour embrasser un système de micropaiement universel, un nouveau type de classe moyenne et une économie durable pourraient advenir. Nous pourrions peut-être même renforcer la liberté et l’autonomie individuelles, alors même que les machines deviendraient bien plus performantes.

Il s’agit de réfléchir à la façon de rester humains dans un contexte de sophistication et d’autonomisation des machines.


La loi de Moore change la façon dont on détermine la valeur des individus

La loi de Moore est le principe fondateur de Silicon Valley. Selon cette loi, les puces de silicium s’améliorent de façon exponentielle. Elles n’accumulent pas seulement des améliorations, comme un tas de pierres devient de plus en plus grand à mesure que vous ajoutez des pierres. Au lieu de s’additionner, ces améliorations se multiplient. La technologie semble devenir doublement plus puissante tous les deux ans à peu près. Ce qui signifie qu’après 40 ans d’amélioration, les microprocesseurs sont devenus des millions de fois plus performants. Personne ne sait combien de temps cela durera. Les technologues ne sont pas d’accord sur la raison exacte qui expliquerait pourquoi la loi de Moore, ou d’autres schémas similaires, existe. Est-ce une prophétie autoréalisatrice faite par et pour les êtres humains, ou une qualité intrinsèque et inévitable de la technologie? Quoi qu’il en soit, l’euphorie du changement accéléré provoque une émotion quasi religieuse au sein des cercles technologiques les plus influents. Elle donne sens et contexte.


Si nous continuons tels que nous sommes partis, il est fort probable que nous allions tout droit vers une période de chômage de masse, assorti d’un chaos politique et social.

La loi de Moore signifie que de plus en plus de choses peuvent être réalisées presque gratuitement—si les individus n’insistent pas pour être payés. Les individus sont les grains de sable dans l’engrenage de la loi de Moore. Moins les machines sont chères à faire tourner, plus il devient proportionnellement onéreux de payer les individus. Autrefois, les presses d’imprimerie coutaient cher; il semblait donc naturel de payer des journalistes pour remplir les pages des journaux. Quand les informations sont devenues gratuites, le fait que le moindre journaliste souhaite être payé a commencé à sembler déraisonnable. La loi de Moore peut donner aux salaires—et aux couvertures sociales—l’apparence d’un luxe injustifiable.

Mais, dans notre expérience immédiate, la loi de Moore se traduit plutôt par des gadgets abordables. Les appareils photo, hier hors de prix, ne sont désormais qu’un des nombreux accessoires disponibles sur un téléphone. À mesure que la technologie de l’information devient des millions de fois plus puissante, toute utilisation particulière que l’on peut en faire devient proportionnellement moins chère. Ainsi, il est devenu courant de s’attendre à ce que les services en ligne (pas simplement les nouvelles, mais les friandises du 21e siècle comme la recherche sur l’internet ou les réseaux sociaux) soient gratuits, ou plus exactement, gratuits en échange de l’assentiment des individus, qui acceptent d’être espionnés.


Essentiel mais sans valeur aucune

Pendant que vous êtes en train de lire ceci, des milliers d’ordinateurs élaborent des modélisations secrètes de vous. Qu’avez-vous de si intéressant qui vaille la peine qu’on vous surveille?

Le nuage repose sur les statistiques, et même dans les pires cas individuels d’ignorance, de bêtise, d’oisiveté ou d’absence de pertinence, chaque personne fournit constamment, de nos jours, des données au nuage. La valeur de telles informations pourrait être traitée de manière appropriée, mais elle ne l’est pas. Au contraire, l’aveuglement que nous mettons dans nos standards d’évaluation de toute cette valeur détruit petit à petit le capitalisme.

Dans ce schéma, il n’y a pas de différence sur le long terme entre un individu ordinaire et un individu qualifié. De nombreux types d’individus qualifiés réussissent encore dans notre monde médiatisé par les logiciels, mais si les choses ne changent pas, la seule élite qui finira par rester sera composée de ceux qui possèdent les machines les plus sophistiquées. Pour comprendre pourquoi, réfléchissez aux effets que les progrès de la technologie pourraient avoir sur la chirurgie, et ceux qu’ils ont déjà eus sur l’industrie de la musique.

Enregistrer de la musique était un processus mécanique jusqu’à ce que cela devienne un service offert par les réseaux. Il fut un temps où les usines gravaient des disques de musique et des camions les livraient à des magasins dans lesquels des vendeurs les écoulaient. Ce système n’a pas été entièrement détruit, mais il est bien plus courant désormais de recevoir de la musique instantanément par l’internet. Une part substantielle de la classe moyenne vivait autrefois de l’industrie du disque; c’est fini. Les bénéficiaires principaux du secteur de la musique numérique sont les opérateurs qui, en général, offrent un accès gratuit à la musique en échange de quoi ils collectent des données pour améliorer les dossiers et les modélisations réalisées par les logiciels.

La même chose pourrait survenir dans le domaine chirurgical. Des nanorobots, des radiations holographiques ou de simples robots munis d’endoscopes pourraient bien un jour effectuer des opérations du cœur. Ces gadgets rempliraient le rôle économique que les lecteurs mp3 et les téléphones intelligents ont joué dans le domaine de la musique. Quels qu’en soient les détails, la chirurgie serait ainsi repensée comme un service d’information. Mais dans cet exemple, le rôle des chirurgiens humains n’a pas encore été prédéterminé. Ils resteront essentiels, car la technologie reposera sur des données venant des individus, mais il reste encore à décider s’ils auront une valeur susceptible d’engendrer de la richesse.

Les médecins non spécialistes ont déjà perdu un degré d’autodétermination en ne prenant pas le contrôle des réseaux qui se sont formés pour servir d’intermédiaires à la médecine. Les sociétés d’assurance, les laboratoires pharma-ceutiques, les chaines hospitalières et d’autres escaladeurs de réseaux aguerris étaient plus aux aguets. Personne, pas même un chirurgien cardiologue, ne peut prétendre être indéfiniment à l’abri de ce schéma. Si nous continuons sur notre chemin actuel, les bénéfices iront surtout à ceux qui gèrent les principaux ordinateurs acheminant les données chirurgicales, essentiellement en espionnant médecins et patients.

Il y aura toujours un grand nombre d’êtres humains pour fournir les données qui rendront la mise en réseau de n’importe quelle technologie plus performante et moins chère. Ce que je propose, c’est un système alternatif et durable qui honore et récompense ces êtres humains, aussi sophistiquée puisse devenir la technologie.


La plage sur les rives de la loi de Moore

Une idée divine revient souvent dans ce qu’on pourrait appeler la métaphysique de Silicon Valley: nous espérons l’immortalité par la mécanisation. Selon une des affirmations courantes de la technologie utopiste, un peu plus tard au cours de ce siècle, peut-être dans une ou deux décennies, les individus—peut-être pas tous, je vous l’accorde—seront mis en ligne dans des services de nuages informatiques2Un «serveur» n’est autre qu’un ordinateur connecté à un réseau et qui fournit des réponses à d’autres générateurs. Les ordinateurs personnels ou portables ne sont généralement pas programmés pour prendre en compte des connexions arbitraires venant d’autres ordinateurs, et ne sont donc pas des serveurs. Un «nuage» est une collection de serveurs agissant de façon coordonnée. et deviendront ainsi immortels, dans la réalité virtuelle. Ou, pour rester dans le domaine physique, nous serons entourés d’un monde animé par la technologie robotique. Nous flotterons de joie en joie, même les plus pauvres d’entre nous vivront comme des magiciens sybarites. Nous n’aurons plus à demander ce que nous désirons du monde, car nous serons tellement bien modélisés par les statistiques des nuages informatiques que même la poussière saura ce que nous voulons.

Imaginez: nous sommes un peu plus tard au 21e siècle, et vous êtes à la plage. Une mouette à interface neuronale directe vient se poser près de vous et semble parler; vous serez content d’apprendre, dit-elle, que des nanorobots sont en train de réparer une valve de votre cœur (qui eût cru que vous étiez menacé par un problème cardiaque?) et que le commanditaire en est le casino un peu plus loin sur la route, qui a payé pour ce message aviaire et pour cette intervention cardiologique automatique par l’intermédiaire de Google ou d’une autre compagnie, quelle qu’elle soit, qui gèrera ce genre de choses dans quelques décennies.

Le vent se met à souffler, et un essaim de feuilles se révèle être de subtils robots de bio-ingénierie exploitant ce vent pour se propulser et former un abri autour de vous. Vos envies et besoins sont automatiquement analysés, et du sable émerge une masseuse robotique qui vous fait un massage shiatsu pendant que vous contemplez les murmures du vent depuis votre cocon instantané.

Il existe des variations sans fin de ce genre de récits d’abondance imminente de la haute technologie. On en trouve certaines dans la science-fiction, mais ces visions sont le plus souvent évoquées dans des conversations ordinaires. Elles sont si omniprésentes dans la culture de Silicon Valley qu’elles font partie de l’atmosphère du lieu. Exemple typique: une discussion à propos de combien l’informatique va devenir peu dispendieuse, à quel point la science des matériaux va faire des progrès, etc., et de là votre interlocuteur extrapolera que des possibilités supranaturelles s’ouvriront de façon certaine plus tard au cours du siècle.

Tel est le schéma de pensée de milliers de conférenciers inspirants, et la motivation d’un grand nombre de startups, de cours et de carrières. Les termes clés associés à cette sensibilité sont changement accéléré, abondance et singularité.


Le prix du ciel

Ce que nous devrions craindre, ce n’est peut-être pas la disparition des contraintes. Les utopistes prévoient l’avènement de l’abondance non pas parce qu’elle sera abordable, mais parce qu’elle sera gratuite si nous acceptons d’être placés sous surveillance.

Dès le début des années 1980, une strate au départ infime de technologues fort doués a conçu de nouvelles interprétations de concepts tels que la vie privée, la liberté et le pouvoir. J’ai participé aux débuts de ce processus, et contribué à formuler nombre des idées que je critique dans ce texte. Ce qui était autrefois une minuscule sous-culture s’est mué en l’interprétation dominante d’une société informatisée fonctionnant par l’intermédiaire de logiciels.

L’un des courants de ce qu’on pourrait appeler la «culture des hackers» affirmait que la liberté était synonyme de vie privée totale par le biais de la cryptographie. Je me souviens de l’excitation que nous ressentions à employer un encodage de niveau militaire pour discuter de qui devait payer une pizza au mit, aux alentours de 1983.

Pourtant, certains de mes amis de l’époque, ceux-là même qui ont mangé cette pizza, ont depuis fait fortune en établissant de gigantesques dossiers à références croisées sur des masses d’individus, dossiers utilisés par des financiers, des publicitaires, des assureurs, ou d’autres sociétés dont le fantasme est de contrôler le monde à distance.

Il est typique de la nature humaine d’ignorer l’hypocrisie. Plus celle-ci est grande, plus elle s’invisibilise, mais nous autres technologues sommes enclins à priser des idées synthétiques particulièrement hermétiques. Voici l’une de ces synthèses que je continue d’entendre assez souvent: la vie privée des gens ordinaires peut être ignorée parce qu’elle va, de toute façon, devenir purement théorique.

La surveillance opérée par un petit nombre d’experts sur la masse de ceux qui sont moins technologiquement experts est pour l’instant tolérée, car on espère un dénouement dans lequel tout deviendra transparent pour tous.

Selon les utopies numériques, quand les ordinateurs deviendront super performants et super peu chers, nous n’aurons plus à nous préoccuper de l’emprise de l’élite issue des fonds dérivatifs, ou des sociétés de Silicon Valley comme Google ou Facebook. Dans le monde d’abondance du futur, tout le monde aura intérêt à être ouvert et généreux.

Bizarrement, les dénouements utopiques des plus ardents libertaires technos semblent toujours prendre une tournure socialiste. Les joies de la vie seront trop peu chères pour être mesurées. L’abondance deviendra la norme.

Voilà la vision que partagent nombre d’entreprises et de militants cybernétiques, de Facebook à WikiLeaks. Ils imaginent qu’il n’y aura plus de secrets, plus de barrières pour bloquer les accès; le monde entier sera ouvert, comme si la planète se transformait en boule de cristal. D’ici là, ces apôtres de la transparence encryptent leurs serveurs tout en cherchant à rassembler les informations sur le reste du monde et à trouver la meilleure façon de les faire valoir.

Il est très facile d’oublier que «gratuit» signifie inévitablement que quelqu’un d’autre décidera de la manière dont vous vivrez.


Le problème n’est pas la technologie, mais la conception qu’on s’en fait

Je soutiens que jusqu’au début du siècle nous n’avions pas à nous préoccuper du fait que les avancées technologiques dévaluaient les individus, parce qu’elles créaient toujours de nouveaux emplois à mesure que les anciens étaient détruits. Mais le principe dominant de la nouvelle économie, l’économie de l’information, a récemment consisté à dissimuler la valeur… de l’information.

Nous avons décidé de ne pas payer la plupart des gens pour la valeur qu’ils apportent aux dernières avancées techno-logiques. Les individus ordinaires «partagent», tandis qu’une élite techno engrange des fortunes sans précédent.

Que cette élite fasse son beurre avec des services destinés aux consommateurs (comme Google) ou par des opérations plus cachées comme les transactions boursières à haut volume ne change rien: les ordinateurs les plus gros et les mieux connectés permettent de transformer les données en argent. Pendant ce temps-là, les joujoux que l’on jette à la foule renforcent l’illusion que l’économie de l’information profite à ceux qui fournissent ladite information.

Si les comptes étaient complets et honnêtes, ces données seraient dans leur majorité évaluées en termes économiques. Sans cela, une spoliation gigantesque est en marche. Au fur et à mesure que l’économie de l’information prendra son essor, les visions cauchemardesques de milliers de récits de science-fiction et de dystopies marxistes ressurgira, et leur impact sera décuplé en des proportions apocalyptiques. Les individus ordinaires seront sous--évalués par la nouvelle économie, alors que seront hyperévalués ceux qui sont au sommet de la pyramide informatique.

La gratuité des données n’est durable que tant qu’un nombre limité de gens sont marginalisés. Cela me fait mal de le dire, mais tant que nous détruisons seulement la classe moyenne des musiciens, des journalistes et des photographes, nous pouvons survivre. Si, en plus de cela, nous détruisons celles des transports, de l’industrie manufacturière, de l’énergie, des bureaux, de l’éducation et de la santé, nous ne pourrons pas survivre.

Les technologues numériques sont en train de déterminer les nouveaux modes de vie de la population, la façon dont nous faisons des affaires, et tout le reste—et ils le font selon les attentes posées par de stupides scénarios utopiques. Nous voulons tellement que nos activités sur l’internet soient gratuites que nous acceptons de ne pas être payés pour des informations qui ne peuvent venir que de nous. Plus l’information dominera notre économie, plus notre valeur baissera.


Protéger les vainqueurs d’eux-mêmes

La tendance actuelle bénéficie-t-elle vraiment à ceux qui gèrent les gigantesques serveurs qui organisent le monde? À court terme, oui. Les plus grandes fortunes de l’histoire ont récemment été amassées en utilisant la technologie comme moyen de concentrer l’information et, ainsi, la richesse et le pouvoir.

Cependant, sur le long terme, cette façon d’utiliser la technologie des réseaux ne sera même pas profitable aux acteurs les plus riches et les plus puissants, car l’ultime source de leur richesse ne peut provenir que d’une économie en croissance. Prétendre que les données viennent des cieux plutôt que des hommes ne peut, en fin de compte, que conduire à une récession.

Plus la technologie progresse, plus les activités dans leur ensemble deviennent médiatisées par les outils d’information. Ainsi, à mesure que notre économie en devient une de l’information, elle ne peut croitre que si plus de données sont monétisées, pas moins. Ce n’est pas ce que nous sommes en train de faire.

Même ceux qui jouent le jeu avec le plus de succès sont progressivement en train de saper les fondations de leur propre richesse. Le capitalisme ne fonctionne que s’il y a assez d’individus pour être clients. Un système de marché n’est tenable que si la comptabilité est faite de façon suf-fisamment exhaustive pour montrer d’où vient la valeur, ce qui revient à dire qu’il faut faire advenir la classe moyenne de l’ère de l’information.


Le progrès est obligatoire

Deux grandes tendances s’affrontent: l’une en notre faveur, l’autre non. Au verso de nos attentes célestes se trouvent des peurs qui les contredisent, à propos, par exemple, du réchauffement climatique, ou de savoir comment trouver de la nourriture et de l’eau potable pour la population humaine lorsqu’elle atteindra son pic maximal un peu plus tard au cours de ce siècle. Il va falloir fournir des biens vitaux à des milliards d’hommes et de femmes supplémentaires.

Nous nous infligeons les grands problèmes de notre époque et, en même temps, nous n’avons pas d’autre choix que de le faire. La condition humaine est un défi technologique permanent. Résoudre un problème en crée de nouveaux. Cela a toujours été vrai et n’est pas une caractéristique particulière de notre temps.

La capacité à faire augmenter la population, grâce à la réduction du taux de mortalité infantile, prépare les conditions d’une famine encore plus grande. Nous déchiffrons les codes secrets de la biologie, créons d’incroyables nouvelles chimies et décuplons nos capacités grâce aux réseaux numériques en même temps que nous détruisons notre climat et épuisons nos ressources vitales. Mais nous sommes contraints d’aller de l’avant, car l’histoire n’est pas réversible. Qui plus est, soyons honnêtes: les choses étaient vraiment pires à l’époque où la technologie était moins avancée.

Les nouvelles synthèses technologiques qui résoudront les grands défis de notre temps viendront probablement moins de quelques personnes travaillant dans un garage que de collaborations humaines sur un réseau géant d’ordinateurs. Ce sont les fonctionnements politiques et économiques de ces réseaux qui détermineront la façon dont ces nouvelles capacités se traduiront par de nouveaux bénéfices pour les individus ordinaires.


Le progrès n’est jamais détaché de la politique

Il est possible que la technologie la plus cool puisse devenir formidable et peu chère, et qu’au même moment les éléments essentiels à la survie deviennent hors de prix. Les calculs des utopies numériques et des désastres provoqués par les humains ne se contredisent pas. Ils peuvent coexister. Telle est la direction que prend la science-fiction la plus noire et la plus drôle, comme l’œuvre de Philip K. Dick.


Autrefois, les presses d’imprimerie coutaient cher; il semblait donc naturel de payer des journalistes pourremplir les pages des journaux. Quand les informations sont devenues gratuites, le fait que le moindre journaliste souhaite être payé a commencé à sembler déraisonnable.

Les éléments de base, comme l’eau ou la nourriture, pourraient voir leur cout augmenter fortement, alors qu’au même moment des gadgets incroyablement sophistiqués, comme des nanorobots automatisés pour la chirurgie cardiaque, flotteraient autour de nous tels des grains de poussière dans l’air au cas où l’on aurait besoin d’eux, commandités par des annonceurs.

Tout ne peut pas devenir gratuit en même temps, car le monde réel est désordonné. Les logiciels et les réseaux sont désordonnés. Et le miracle technologique en pleine expansion repose sur des ressources limitées.

L’illusion que tout est en train de devenir si peu cher que c’en est presque gratuit pose les conditions politiques et économiques d’une exploitation par les cartels de tout ce qui ne l’est pas. Quand la musique est gratuite, les factures de téléphones cellulaires explosent. Il faut considérer le système dans son entièreté. Le moindre défaut dans une utopie, aussi insignifiant soit-il, sera le point de concentration du déchainement furieux de la course au pouvoir.


Retour à la plage

Vous êtes assis au bord de l’océan, là où sera la côte une fois que Miami aura été laissée à la proie des vagues. Vous avez soif. Des caillots épars de poussière autour de vous sont en réalité des appareils robotiques interactifs, les agences de publicité ayant depuis longtemps répandu des fléaux de poussière intelligente sur le monde. Ce qui signifie que vous pouvez parler à n’importe quel moment: il y aura toujours une machine qui écoutera.

—J’ai soif, j’ai besoin d’eau.

—L’évaluation des perspectives commerciales vous concernant n’est pas suffisamment élevée pour qu’un de nos commanditaires vous offre de l’eau potable, répond la mouette.

—Mais j’ai un cent.

—L’eau coute deux cents.

—Il y a un océan à un mètre. Tu n’as qu’à dessaler de l’eau!

—Seuls les vendeurs d’eau sont autorisés à dessaler. Vous devez vous abonner. En revanche, vous avez accès gratuitement à tous les films jamais tournés, ou à de la pornographie, ou à une simulation d’un des membres décédés de votre famille pour que vous puissiez avoir un contact avec lui ou elle pendant que vous mourrez de déshydratation. Vos réseaux sociaux seront automatiquement mis à jour avec la nouvelle de votre mort. Ne voulez-vous pas jouer ce dernier cent au casino qui vient de réparer votre cœur? Vous pourriez gagner gros! 


Né en 1960, le penseur et programmeur américain Jaron Lanier réfléchit depuis plusieurs décennies aux impacts de la technologie sur notre vie. Pionnier de la réalité virtuelle et de l’internet, il est devenu avec le temps beaucoup plus critique devant les pratiques des géants de Silicon Valley.


Ce texte est un extrait édité et raccourci de Who Owns the Future?, publié en français sous le titre Internet: qui possède notre futur? (Éditions Le Pommier, 2014).

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