Ceci n’est pas une catastrophe naturelle

Geneviève Pettersen
Illustration: Mügluck
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Portraits

Ceci n’est pas une catastrophe naturelle

Vingt ans après le déluge du Saguenay, Geneviève Pettersen nous dépeint l’évènement par le biais d’un pimpant retraité qui a mené bataille contre Abitibi-Consolidated: Paul-Étienne Gilbert. 

Considéré dans ce texte

Chicoutimi sous les eaux. La rivière Ha! Ha!, la rivière à Mars et les maisons en papier mâché. Ce que ça fait de s’attaquer à la plus grosse compagnie du Saguenay. Le silence quand on entre dans un café bondé d’ennemis.

Le 19 juillet 1996, il a plu sans discontinuer sur le Saguenay—Lac-Saint-Jean. Tellement qu’on s’est demandé si c’était la fin du monde. Paul-Étienne Gilbert, un retraité qui allait bientôt devenir le président du comité des sinistrés, magasinait avec sa femme à la Place du Royaume lorsque la pluie a commencé. Quand il est sorti du centre d’achats, il a commencé à s’inquiéter. Il a trouvé qu’il mouillait pas normal.

C’est la première affaire qu’il m’a dite lorsque je lui ai téléphoné, près de 20 ans après la catastrophe. Quand j’ai demandé à mon ami le réalisateur Philippe Belley s’il connaissait quelqu’un qui pourrait me parler du déluge en détail, il m’a dit que monsieur Gilbert était mon homme. Et il avait raison. Dès les premières minutes de notre conversation, et ce, malgré ses 89 ans, Paul-Étienne s’est mis à me parler de la catastrophe comme si elle avait eu lieu la veille. «On est habitués à ce qu’il pleuve fort par icitte au mois de juillet, mais quand on est sortis, y avait pas juste des petites flaques dans le parking. Il devait ben y avoir un pouce, un pouce et demi d’eau à grandeur. J’ai su qu’il se passait de quoi.»

D’emblée, Paul-Étienne Gilbert a voulu savoir si j’étais une petite fille de la région. Ça l’a rassuré de savoir que oui. «Le monde de Montréal, y’ont pas compris comment c’était grave, ce qui nous est arrivé. Pis en plus, ça me fait sacrer quand je parle de ça», m’a-t-il souvent dit pendant l’heure où nous avons discuté. Le premier soir du déluge, le frère de Paul-Étienne s’est arrêté chez lui, à Ville-de-la-Baie, pour parler de la température. Chauffeur d’autobus, il lui a dit qu’il avait eu de la misère à faire sa run jusqu’à Ferland-et-Boileau. Toute la fin de semaine, Paul-Étienne, sa femme Pierrette et leurs fils ont regardé le Saguenay se transformer en zone de guerre à la télévision. En trois jours, au-dessus de 300 millimètres de pluie chaude sont tombés sur la région. La rivière Ha! Ha! et la rivière à Mars ont débordé de leurs lits pour reprendre leurs vieilles habitudes, tuant six personnes et détruisant une bonne partie de la Ville-de-la-Baie au passage. Chicoutimi était ensevelie sous deux mètres d’eau. Les maisons construites dans le quartier du Bassin se sont mises à faire du rafting et sont descendues jusqu’au Saguenay par une rivière qui s’est impro visée juste à côté du barrage de la vieille pulperie. On aurait dit qu’elles étaient en papier mâché. Toutes les maisons y sont passées.

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Toutes sauf une valeureuse petite maison blanche construite sur le roc et dont les fondations ont été renforcées par un bonhomme bien décidé à protéger sa maison après les inondations de 1947.

C’était l’apocalypse, notre apocalypse. On ne le savait pas encore, mais les dommages s’élevaient à 1,5 milliard de dollars. À force d’écouter les chaines de nouvelles en continu, Paul-Étienne s’est rendu compte que les journalistes ne partageaient pas d’informations sur les causes de la catastrophe: «J’étais assis avec ma femme et un de mes garçons pis on regardait la tévé comme tout le monde. Je me disais : “Tabarnak, le lac Ha! Ha! est complètement vide et personne n’en parle encore.”»

«Le monde de Montréal, y’ont pas compris comment c’était grave, ce qui nous est arrivé. Ça me fait sacrer quand je parle de ça.»

Dans sa jeunesse, Paul-Étienne a travaillé dans le bois de sciage. À cause de ça, il a participé dans les années 1950 à la construction du barrage hydroélectrique, propriété d’Abitibi-Consolidated, au lac Ha! Ha! Donc, même si on murmurait partout en ville que c’était à cause du barrage si la région était détruite, qu’il n’était pas fait assez fort pour retenir toute l’eau, Paul-Étienne savait que c’était faux. «C’est pas de la faute au barrage si le lac s’est vidé. Il était fait fort en s’il vous plait. Il était en béton armé. Ça cède pas, une affaire de même, oublie ça.» Pour lui, tout ça, c’était de la faute à la maudite digue qui avait été construite pour empêcher l’eau de déborder. «A pas pu faire sa job, elle était trop maganée: elle avait été construite avec du bois coupé sur place, pis posée un peu n’importe comment, comme des piquets qui rentraient dans le sol. Bien entretenu ça peut faire, mais eux autres, les gars de la Consol, ils avaient oublié l’existence de la digue.» Il y avait bien deux gardiens qui montaient inspecter le barrage au lac Ha! Ha! une fois par semaine, mais, à croire Paul-Étienne, ils étaient pas trop regardants: « ils s’assoyaient sur une roche pis prenaient du soleil pis jasaient pis on sait pas quoi d’autre. La Consol s’occupait tellement pas de la digue que ça leur a pris deux jours après le déluge pour retrouver le dossier et la situer comme il faut. Quand ils l’ont retrouvée, ça faisait si longtemps que personne n’y était monté que des castors s’en étaient fait un barrage. Crisse, y avait même des épinettes qui avaient poussé dessus, faut le faire!»

Pour le retraité, y avait aucun doute. C’était la Consol qui était en arrière de toute cette catastrophe-là. «Les boss ont cherché un grand bout à cacher les causes. Ils ont travaillé à détruire la preuve. On a des évidences de ça. On pense encore que les lacs se sont vidés à cause du barrage, mais c’est à cause de la maudite digue qui était pas assez solide.»

Attaquer une compagnie comme la Consol, qui employait 600 personnes de la place, «ça se fait pas sans brasser de marde».

C’est parce qu’il voulait voir cette vérité éclater au grand jour que Paul-Étienne a entrepris de lancer un comité pour les sinistrés. Déterminé à faire payer Abitibi-Consolidated pour les dommages causés par le déluge, il a travaillé sur le dossier 16 heures par jour, 7 jours par semaine. Pas question d’acheter la notion d’«Act of God» proclamée par le premier ministre Lucien Bouchard. Pas question de laisser les gens du Saguenay se faire enfirouaper de même.

Dans les semaines qui ont suivi la catastrophe, Paul-Étienne Gilbert a décidé d’appeler les journalistes en dehors de la région pour les informer de ce qui se passait au Saguenay. «Personne en autorité n’avait dit un mot là-dessus. Je voulais attirer l’attention des gens de la province au complet pour me protéger. C’est André Noël qui a couvert l’affaire. Il a sorti un article qui parlait de la responsabilité de la Consol dans le déluge du Saguenay. C’est là qu’on a commencé à parler des sinistrés partout. Ça brassait pas mal. Le pauvre monde était dans la rue, littéralement, pis on s’en allait faire quelque chose avec ça. Ça n’avait pas de bon sens. Avec ma femme, Pierrette, on a embrayé là-dedans. C’est le téléphone qui nous réveillait le matin. Tout le monde appelait. On voulait que l’affaire se sache.»

Mais attaquer une compagnie comme la Consol, qui employait 600 personnes de la place, pour l’obliger à dédommager les sinistrés, «ça se fait pas sans brasser de marde. Il y a ben du monde qui était pas content de nos démarches pantoute. Les gens avaient peur à leur job, ils avaient peur que la compagnie aille s’installer ailleurs. On n’était pas vraiment populaires. J’ai même entendu dire que des gars de la Consol voulaient nous casser les jambes».

Paul-Étienne me raconte qu’un après-midi, il est allé au restaurant Gros Fils. Il s’y rendait souvent avec les membres du comité, mais, cette fois-là, il était tout seul avec son vice-président. «Le gars a jamais voulu rentrer en dedans parce que c’était plein de monde qui nous haïssait la face et qu’il avait peur de se faire battre. Moi, je me suis dit que j’avais pas ben ben le choix d’y aller. Fallait leur montrer qu’on était sérieux et qu’on n’avait pas peur d’eux autres. Ça fait que je suis rentré en dedans tout seul.» Le restaurant était full au bouchon, «même si on était en plein jour, et ça jasait de nous autres». Dès qu’il est entré, tout le monde a arrêté de parler. «Tout le temps que j’ai bu mon café, c’était le silence total dans la place. J’avais pas peur, c’est ça qui est le pire. Je connaissais les faibles pis les forts. La balance se faisait dans ma tête. Je savais qu’avec ce qu’on savait, c’était nous les dominants dans l’affaire et qu’ils n’oseraient pas me toucher à cause de ça. Je suis sorti du restaurant direct après mon café. Le cœur me débattait en maudit.»

Pas longtemps après l’épisode au restaurant Gros Fils, Paul-Étienne et les membres du comité des sinistrés ont rencontré les boss d’Abitibi-Consolidated à l’Auberge des 21. «Le propriétaire de l’Auberge était de notre bord, fait qu’il a offert ses locaux pour que le meeting se fasse. Il y avait des avocats des deux côtés et ç’a duré un bon deux-trois heures. Les boss savaient qu’on ne reculerait pas pis qu’ils devraient cracher. Cette fois-là, on est allés chercher un surplus de 8,5 millions de dollars pour les sinistrés. Ça ne s’est pas beaucoup su parce que c’est une entente à l’amiable.»

Je me rappelle avoir lu un article sur ce fameux surplus dans Le Quotidien. Je m’en souviens parce que ça m’avait révoltée de savoir qu’une autre grande compagnie avait profité du fait qu’elle employait la moitié d’une ville pour nous en passer une petite vite. Mais, grâce à la tête de cochon de Paul-Étienne Gilbert et des autres membres du comité des sinistrés, la Consol a dû rendre des comptes et dédommager les victimes du déluge. «Quand il y a de l’argent en jeu, il n’y a pas grandchose qui arrête le monde. Mais on est des gens fiers pis jamais personne va venir à bout de ça. “Act of God”, mon œil. Ceci n’est pas une catastrophe naturelle.» 


Geneviève Pettersen a grandi entre Québec, Jonquière, Chicoutimi, Saint-Honoré et Falardeau avant de déménager à Montréal en 2001. Après des études en sociologie des religions et en littérature à l’uqam, elle a travaillé dans l’édition, puis fait un saut en publicité. Elle tient une chronique dans La Presse+ sous le nom de Madame Chose et collabore à différents magazines. La déesse des mouches à feu, son premier roman, est paru en 2014 au Quartanier.

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