Les devoirs du «tallyman»
Photo: Émile Duchesne
- Publié dans : Nouveau Projet 09
- Dossier : Spécial portraits
Ruby Saganash, chasseur cri de waswanipi, dans le Nord-du-Québec: 68 ans, pas très grand, bien costaud, un peu de difficulté à marcher et quelques dents manquantes. Sa santé est précaire, mais il préfère rester en forêt. Pourtant, habiter le village cri de Waswanipi lui assurerait une plus grande sécurité. Il vivrait plus près d’un hôpital et pourrait se reposer davantage. Mais tout ça l’indiffère: «J’aime vivre ici, sur mon territoire. C’est ce que j’aime le plus. C’est ici que je me sens bien.» Comme ses parents et ses grands-parents, il est né dans cette forêt.
Aux yeux de sa communauté, Saganash est un tallyman: il a la responsabilité, transmise par son père, de s’occuper d’une partie de son territoire de trappe. Il y passe donc la plus grande partie de son temps. Il a toujours quelque chose à y faire. Quand ce ne sont pas les sorties pour chasser, pêcher ou récolter du bois de chauffage, ce sont les maintes tâches au campement : le bois à fendre, les réparations à effectuer, le gibier à arranger, la viande à fumer, la graisse à préparer.
Au camp, c’est Ruby qui décide de tout. Son neveu m’avait averti: «En forêt, c’est lui le boss, et c’est aussi ton boss, maintenant!» Ce n’est pas tant que Saganash contraint les gens à faire ce qu’il veut, mais plutôt qu’il sait toujours trouver la bonne réplique pour celui qui rouspèterait ou se trainerait les pieds.
Il tente de transmettre les enseignements de ses ainés aux plus jeunes, qui, eux, ne sont pas nés en forêt. Ainsi, lorsque son petit-neveu tue son premier ours, Saganash s’assure que l’animal ne touche plus le sol et que l’offrande rituelle de tabac est bien faite, afin de montrer à l’animal tout le respect qui lui est dû pour s’être donné au chasseur. Chez les Cris, le respect des animaux est primordial.
En général, un bon tallyman possède aussi une aptitude particulière pour communiquer avec le monde des esprits. Saganash n’a pas besoin d’arpenter sans relâche son territoire pour avoir du succès à la chasse, comme le font les plus jeunes: il sait quand l’animal s’offrira à lui. L’esprit de celui-ci viendra visiter ses rêves pour lui signaler qu’il est prêt à être tué. À une époque pas si lointaine où les Cris souffraient souvent de disette, les chants aux tambours exécutés par les tallymen étaient le moyen privilégié pour communiquer avec les esprits animaux afin qu’ils s’offrent aux chasseurs.
- Ruby Saganash, son neveu et son petit-neveu se préparent à arranger l’ours.Photo: Émile Duchesne
Aujourd’hui, une bonne portion du territoire de Saganash ressemble à ce que l’on peut malheureusement observer un peu partout au Québec: un paysage désolé par l’intensité des coupes forestières. Le territoire est fragmenté par les routes et les animaux se font plus rares. Le caribou n’est plus chassé, car on craint son extinction. Pourtant, depuis des générations, les Cris fondent leur subsistance sur cet animal. La disparition de ce quadrupède et celle de la forêt boréale sont désormais des scénarios envisageables. Les Cris savent qu’ils survivront à cette catastrophe, et c’est précisément ce qui les effraie.
Quand on discute avec Saganash du mauvais état de la forêt, il évoque avec nostalgie le temps où les animaux y étaient abondants. Sans idéaliser le passé non plus il évoque régulièrement les pénuries et les temps difficiles que ses parents et lui ont connus. La vie en forêt recèle des moments tragiques. Mais pour Ruby Saganash, ce n’est pas parce que cette vie peut être difficile qu’elle ne mérite pas d’être vécue. Toute son histoire et celle de ses parents se trouvent dans le bois. Il est juste normal qu’il désire y terminer sa vie.
Émile Duchesne est étudiant à la maitrise en anthropologie à l’Université de Montréal et se spécialise dans les rapports entre les Autochtones et l’institution policière. Plus largement, il s’intéresse aux mouvements sociaux, aux régions périphériques et aux cultures du monde.