Chloé Cinq-Mars: la face sombre de la maternité

Céline Gobert
Publié le :
L’entrevue

Chloé Cinq-Mars: la face sombre de la maternité

Dans Peau à peau, sorti en salle le 3 octobre, la réalisatrice québécoise Chloé Cinq-Mars emprunte les codes du film d’horreur pour aborder de front la dépression postpartum. À travers l’histoire d’une jeune mère à la dérive, incarnée par Rose-Marie Perreault, elle en profite aussi pour pointer les lacunes criantes de la prise en charge des soins en santé mentale au Québec.

Au-delà du traitement de la maternité comme une véritable expérience horrifique, qu’est-ce qui vous a intéressée dans l’utilisation de l’imagerie et des codes du film d’horreur, d’un point de vue esthétique?

Mon idée était très risquée. Je me suis dit: et si un film comme La double vie de Véronique devenait un film d’horreur? (Rires) J’aimais cette idée d’avoir un traitement psychologique plutôt réaliste, une approche naturaliste des émotions et des relations humaines, et qu’on dérive tranquillement vers les codes de l’horreur. Mon but était de créer une expérience immersive de la psychose. Je ne voulais pas être dans le spectaculaire, dans la grosse horreur dès le départ, car je trouve que c’est une façon de se dédouaner, de se dire: «Voilà, c’est un monstre, c’est un autre univers, nous, comme société, on n’a rien à voir avec ça.» 

L’idée était de montrer à quel point entrer dans la psychose, c’est subtil; ça parasite peu à peu l’esprit. Au début du film, on est dans un genre «d’inquiétante étrangeté», puis les changements de couleur, les chorégraphies, les mouvements se font graduellement, jusqu’à ce que, dans le climax, on tombe dans l’horreur pure.


À l’écran, l’héroïne apparait souvent dédoublée; vous la filmez comme une silhouette ou un reflet. Était-ce une façon pour vous de traduire sa fracture psychologique progressive?

Oui, complètement. J’ai toujours été fascinée par le double, le doppelgänger. Ma maitrise à McGill portait sur le double, c’est une obsession pour moi. Les jeux d’ombres étaient donc importants. Même au début du film, le bébé regarde l’ombre de sa mère sur le mur plutôt que de la regarder, elle. J’aimais cette idée qu’elle-même est double: à la fois une bonne mère, aimante, qui veut protéger son enfant, et en même temps une menace pour lui. Car c’est ça, la réalité du postpartum. 

Ma volonté de travailler la figure du double est allée jusque dans mes choix de casting. Pour le rôle d’Edward, je n’avais pas prévu d’avoir un personnage suisse allemand, mais quand j’ai vu Saladin Dellers avec ses longs cheveux blonds, j’aimais vraiment le fait qu’il est un reflet de Rose-Marie Perreault, que leurs cheveux s’entremêlent, qu’on ne sache plus qui est qui. Même chose pour sa sœur: je voulais une actrice qui lui ressemble vraiment physiquement, ce qui n’était pas évident, car c’est une fille de 14 ans, mais je voulais qu’on ne puisse pas les distinguer de dos.


Publicité

Ce qui est intéressant, c’est que le film n’exprime jamais en mots ce que la jeune mère vit. Par exemple, le diagnostic du postpartum ou de la dépression n’est jamais prononcé. Pour vous, est-ce que l’horreur visuelle était aussi une façon d’exprimer ce qui n’est pas dit?

Oui, on la regarde aller, et en apparence tout semble correct: c’est une femme au parc avec son bébé, qui fait ce qu’elle a à faire. Donc il fallait traduire de l’intérieur sa vision intérieure fracturée, sa psyché qui s’érode.


Parlez-moi de l’aspect body horror: le mamelon ensanglanté, le ventre déchiré par la césarienne. Ce n’est pas souvent qu’on voit frontalement ce type d’images dans le cinéma québécois. Est-ce que vous aviez aussi envie de secouer un peu l’industrie?

C’est clair que je veux bousculer. J’en ai beaucoup parlé avec ma directrice photo et ma directrice artistique, qui sont de jeunes mères qui avaient de jeunes bébés au moment du tournage. La première fois que j’ai fait faire la prothèse pour le ventre, je me rappelle que toute l’équipe était impressionnée, mais moi, j’ai dit: «Non, on la renvoie, on recommence, ce n’est pas assez horrible. Je vous montre mon ventre, c’est pire que ça.» (Rires) 

Je voulais montrer la réalité et la mettre en pleine face, dire: voici de quoi ça peut avoir l’air. Alors j’ai fait un tableau avec les pires cicatrices de césariennes que j’ai trouvées, et la directrice photo l’a mis sur le mur! Je veux que les gens prennent conscience de ce que les femmes ont vécu et de ce que leurs corps ont enduré, malgré les sourires qu’elles affichent ensuite sur leurs visages. 


Plusieurs mères sont venues me voir en larmes pour me remercier. Ça, c’est la raison pour laquelle j’ai fait le film. Si j’échoue partout ailleurs, il y aura encore ça, et pour moi, c’est ce qui compte le plus.


Vous n’avez jamais eu peur d’aller trop loin? 

Je voulais aller plus loin que ça encore! Mais ma directrice photo a dit: «Non, non, là, c’est bien, ça fonctionne.» Elle me retenait. Moi, j’ai vécu une césarienne d’urgence, et je me rappelle le sentiment d’avoir été charcutée sur une table de boucher. Alors je voulais le mettre à l’écran. Ces moments-là où l’on voit le sang, alors qu’on est encore dans le réalisme, oui, c’est de l’horreur, mais c’est aussi la réalité. C’est authentique.


J’ai souvent pensé à Repulsion de Roman Polanski ou à Possession d’Andrzej Żuławski en regardant votre film. Est-ce que vous aviez ces films en tête?

Oui et non. Ce n’étaient pas des influences claires. Possession, pas du tout. Je voulais vraiment incarner le désir de se réapproprier son corps, de réussir à redevenir sensuelle, à s’exprimer à travers le corps, puisqu’elle est une danseuse. Et dans ces films faits par les hommes sur la psychose, il y a tout un rapport de danger par rapport à la sensualité féminine. Ici, elle reprend le contrôle de son corps, qui appartient alors à son enfant. Donc si ces films m’ont influencée, c’était pour en prendre le contrepied. 

Ce sont plutôt des films réalistes que j’avais en tête, comme A Woman under the Influence [de John Cassavetes] ou Bleu [de Krzysztof Kieślowski]. Mon influence la plus claire était Morvern Callar de Lynne Ramsay. J’en ai même tiré certains plans. On n’y comprend pas les impulsions du personnage, qui ne parle pas beaucoup. Dans mon film, je fais aussi parler Pénélope par son corps et non par les mots.


Oui, il y a cette scène de danse, de réappropriation du corps justement, mais il y a aussi la scène d’abandon à l’amant, qui est une façon de se réapproprier ses désirs. On a un personnage féminin qui reste très puissant, très fort, malgré son effondrement.

C’est vraiment ce que j’ai essayé de faire. J’ai une amie qui est danseuse, je lui ai demandé de m’aider sur le film. Elle était professeure de danse pour Rose-Marie. On avait aussi une coordinatrice d’intimité. Son travail était de mettre des balises et de s’assurer qu’il n’y a plus de danger, qu’on peut bouger librement. Malgré tout, mettre des balises, c’est aussi reconnaitre qu’il y a danger. Pour moi, ça n’avait pas l’air assez vrai. Alors j’ai demandé à mon amie danseuse de faire des répétitions de danse pour ces scènes. Deux danseurs, ça se fait confiance. Ça a besoin l’un de l’autre. Le poids se transfère de l’un à l’autre. C’est parce que l’autre est là qu’on est en sécurité. Donc je crois que ce jeu de danse a rendu cette scène plus efficace, avec plus de liberté dans les émotions. Aussi, je voulais que les moments de nudité soient des moments pas sexy—ceux où elle allaite, où elle donne un bain—et qu’elle soit habillée lors des moments plus sensuels. Très souvent, quand c’est filmé par des hommes, je trouve qu’on ne voit que le corps de la femme.


Parlons du bébé aussi. Comme spectatrice, l’exploration de l’horreur m’a renversée, dans le sens qu’elle ne repose pas sur une exposition aux frissons habituels. Ici, c’est parfois très inconfortable, voire insoutenable, pour la seule raison qu’on craint toujours pour la vie du bébé. Comment l’avez-vous pensée?

Je voulais aussi prendre le contrepied de ce que j’avais vu dans les films avec un bébé, souvent filmé comme une poupée ou hors cadre. Ou bien alors il est tellement calme et obéissant! C’est pas ça, un bébé! Ça a une personnalité, c’est une personne. Donc le bébé, c’est Lou. Lou crie beaucoup. Lou adore sa mère, mais se demande ce qu’elle fait. Il fallait que le spectateur connaisse Lou, qu’il ait de l’empathie pour lui, et pour ça il fallait qu’on le voie à l’écran un maximum de temps, qu’on voie ses réactions presque autant que celles de la mère. C’était un immense défi, et c’est drôle, car souvent les gens ne me parlent pas de Lou, et chaque fois j’ai envie de leur dire: «Mais savez-vous comme on a travaillé fort pour mettre Lou à l’écran?» (Rires) 

J’ai trouvé des jumeaux idéaux, car ils ne pleuraient jamais, ce qui était presque un problème. Puis, il nous a fallu deux autres jumeaux pour les journées plus longues. On avait finalement quatre bébés sur le plateau, et ça crée une façon de tourner différente, on était vraiment dans la protection, la douceur—personne ne parlait trop fort, le plateau était très serein.


L’autre dimension intéressante, c’est le commentaire social qu’on trouve souvent dans le cinéma d’horreur. Ici, c’est sur la non-prise en charge des mères au Québec, ce que je ne me souviens pas d’avoir entendu ailleurs. Vous qui l’avez vécu personnellement, qu’est-ce que vous pouvez en dire?

J’ai encore beaucoup de colère par rapport à ça. Quand j’en parle, peut-être que j’exagère. Mon fils a 17 ans, donc les choses ont peut-être évolué depuis. Ce qui m’est arrivé, c’est que je suis passée en maison de naissance, et j’ai été envoyée à l’hôpital, où j’ai eu une césarienne d’urgence. Quand on est transférée de l’un à l’autre, on se retrouve dans un no man’s land, car la maison de naissance est obligée de transférer sa responsabilité aux médecins. Et ensuite, il n’y a pas de suivi avec un médecin! J’ai eu du mal à avoir de l’aide. 

J’ai réalisé que j’avais fait une dépression postpartum quatre ans plus tard, à la naissance de ma fille. Je ne voulais pas accoucher. Je me rappelle avoir dit à plusieurs reprises à l’hôpital que j’avais vraiment besoin de voir quelqu’un. Finalement, on m’a donné la carte d’une psychologue, que j’ai dû payer de ma poche. Comme je suis une artiste, je n’avais pas d’assurances, rien. Pendant quatre ans, je n’ai eu aucun suivi, aucune aide, même quand je le demandais.


Publicité

Justement, vous ne faites pas non plus l’impasse sur la précarité financière du couple. Est-ce que vous la liez directement à l’absence de filet social?

Oui, je trouvais ça intéressant d’en faire des artistes, d’abord parce que c’est ma réalité; mon conjoint est un artiste. On s’attend à ce que les artistes aient une certaine éducation, donc un certain souci par rapport à l’enfant. Ce n’est pas quelqu’un qui ne sait pas comment l’élever parce qu’il n’a jamais entendu parler des besoins de l’enfant. Mais ça reste une personne qui est pauvre, qui n’a pas les ressources financières. J’ai fait un enfant tôt, à 30 ans. J’étais un peu naïve. Dans ma carrière, c’était tôt. Toutes mes amies artistes ont attendu très tard, même dans la quarantaine, pour en avoir.


Vous offrez clairement dans le film un espace de catharsis pour toutes les mères qui peuvent vivre cette forme d’abandon. Et vous, l’avez-vous trouvée?

C’était vraiment mon but d’offrir cet espace de catharsis aux mères. C’est le plus beau des salaires. J’ai présenté le film au Calgary International Film Festival (CIFF) la semaine dernière et plusieurs mères sont venues me voir en larmes après pour me remercier. Ça, c’est la raison pour laquelle j’ai fait le film. Si j’échoue partout ailleurs, il y aura encore ça, et pour moi, c’est ce qui compte le plus. 

L’écrire, cependant, n’était pas cathartique, c’était même douloureux. Mais je le voyais comme une responsabilité, une histoire que je devais raconter. Sur le plateau, je disais: «Ce n’est pas grave si c’est mon dernier film, mais je vais tout donner maintenant, tout faire comme je veux.» Je voulais y mettre tout mon cœur. 

Le tournage était plus cathartique. C’était un bonheur immense de pouvoir raconter ça. Dans mon choix d’équipe, je me suis aussi entourée de beaucoup de jeunes papas, de jeunes mamans. Certains trouvaient ça risqué, car les parents s’absentent pour leurs enfants malades, mais je préférais avoir des gens pour qui ce film-là est important, qui vont voir s’il manque d’authenticité et qui vont me le dire si c’est le cas. Donc, j’avais cette équipe ultrabienveillante, qui sentait que son rôle était important.


Les propos ont été édités à des fins de clarté.


Céline Gobert est cheffe de pupitre et journaliste à Nouveau Projet. De 2022 à 2025, elle a été responsable des dossiers du journal économique Les Affaires. Critique de cinéma depuis 14 ans, elle a écrit pour Mediafilm, 24 images et Hors champ. Au fil des ans, elle a collaboré avec le Huffington Post, La Presse, Le Devoir, le Journal Métro et le magazine Voir.

Continuez sur ce sujet

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres