Christine Beaulieu: la dramaturge engagée

Ariane Fournier
Photo: Radio-Canada
Publié le :
L’entrevue

Christine Beaulieu: la dramaturge engagée

J’aime Hydro, depuis sa parution chez Atelier 10, a été vendu à plus de 20 000 exemplaires. Ce genre d’exploit était jusque-là réservé à des œuvres théâtrales historiques comme Zone de Marcel Dubé, Ti-Coq de Gratien Gélinas ou Les belles-sœurs de Michel Tremblay. Mais qu’est-ce qui explique le succès retentissant de cette pièce documentaire?

Tu n’avais jamais osé prendre la plume avant d’écrire J’aime Hydro. Depuis, tu as créé Les saumons de la Mitis (Éditions de la Bagnole), un texte qui s’intéresse au parcours des saumons dans une rivière affectée par la construction de barrages hydroélectriques. Comme autrice, dirais-tu que tu t’ancres dans l’engagement social?

Dans mes deux ouvrages, je m’intéresse à des enjeux qui touchent l’environnement et l’impact des humains sur la nature. Pour Les saumons de la Mitis, j’avais été invitée à faire une carte blanche aux Jardins de Métis. Si je n’avais pas été invitée, je ne l’aurais pas écrit. Si je n’avais pas été invitée par Annabelle Soutar [de Porte Parole] à créer une pièce de théâtre documentaire sur Hydro-Québec, je n’aurais jamais fait J’aime Hydro. Donc moi, visiblement, comme autrice, j’ai besoin qu’on me tende une main, qu’on m’invite. Mais une fois que je suis entrée dans la création, j’y prends vraiment plaisir. 

Puis je dois avouer que de tous les projets que j’ai faits, autant à la télé qu’au cinéma, en tant qu’interprète, en tant que comédienne, il n’y a rien qui se rapproche de mes deux ouvrages papier. C’est très, très valorisant pour moi de voir ces bouquins-là exister, de les imaginer dans les maisons des gens, sans avoir besoin de mon interprétation, de ma présence physique. Ces histoires-là continuent d’exister sans moi, et ça, ça me fait vraiment vibrer très, très fort. 


Quelle a été ta rencontre la plus marquante avec un lecteur ou une lectrice?

Ce sont celles avec tous les gens qui sont liés à Hydro-Québec de façon intime, les gens qui ont travaillé chez Hydro, qui se procurent le livre. Ça les console quelque part de constater que quelqu’un se soit penché là-dessus, parce qu’eux aussi jugent que c’est très, très important. Je pense aussi aux personnes qui sont impliquées dans des organismes pour la protection de la nature, des rivières. Ces gens-là sont tellement heureux qu’on ait créé J’aime Hydro, parce que ça vient leur donner aussi un élan dans leurs revendications. Ça leur fait du bien. Ils se sentent moins seuls dans leurs valeurs, puis dans ce qu’ils croient avec tout leur cœur. 

Dernièrement, Jean-Charles Piétacho, le chef innu d’Ekuanitshit qui apparait dans J’aime Hydro, m’a appelée. Il dit: «Eille, est-ce que tu peux retrouver le passage où tu parles de moi puis des microbiotes?» Il se souvient de ça. Il se souvient de notre rencontre. Il est heureux que ce soit publié, que ça reste. C’est là où l’édition devient très, très importante pour que les histoires demeurent, puis qu’elles continuent de se raconter au-delà de la parole. Je pense que c’est ce qui me touche le plus dans cette grande aventure, c’est que les échanges avec chacun·e des intervenant·e·s que j’ai rencontré·e·s soient immortalisés.  


C’est très, très valorisant pour moi de voir ces bouquins-là exister, de les imaginer dans les maisons des gens, sans avoir besoin de mon interprétation, de ma présence physique. 


Justement, qu’est-ce que les autres intervenant·e·s ont pensé de la pièce? 

Je pense qu’à peu près tous les personnages du livre ont vu le spectacle. Tout le monde a lu sa scène avant de la découvrir. Tout le monde a approuvé les textes. Il n’était pas question pour moi de monter sur scène sans avoir l’accord de tout le monde. Mais c’est bouleversant pour les gens de se voir sur scène, dans la peau d’un acteur ou d’une actrice. C’est sûr qu'ultimement, chacun·e n’est pas représenté·e parfaitement, mais on a vraiment tenté de donner autant de force à tout le monde. Même s’il y a des paroles qu’on préfère à d’autres dans le spectacle, on a vraiment essayé de toutes les présenter au même niveau, de leur donner la même capacité de persuader le public.

Pour moi, le spectacle qui a été le plus stressant, c’est quand on a joué à Sept-Îles, sur la Côte-Nord, parce que là, tout à coup, tous les personnages que j’avais rencontrés étaient dans la salle. Ce sont, pour certains, des gens qui ne se parlent pas. Par exemple, un environnementaliste et un probarrages de la région qui s’évitent en temps normal. J’étais très, très, très nerveuse. C’est pas le spectacle où j’étais la meilleure, j’étais trop empathique. Tout pétillait à l’intérieur de moi, j’étais vraiment bouleversée. Évidemment, c’est pas tout le monde qui est venu dans ma loge après, parce que justement, ces gens-là ne veulent pas nécessairement avoir affaire l’un avec l’autre. Mais j’ai reçu quelques personnes et, sinon, j’ai eu les autres au téléphone le lendemain. Je crois que tout le monde était en paix, mais ouais, qu’est-ce que tu veux: c’est plus simple quand nos personnages sont des saumons. Est-ce que le saumon, il va me lâcher un coup de fil le lendemain?

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Comment décrirais-tu l’impact de J’aime Hydro, au-delà des ventes de billets et de livres? As-tu, par exemple, déjà entendu des dirigeant·e·s mentionner ta pièce lors de débats ou de discussions publiques?

Sophie Brochu1L’ancienne directrice générale d’Hydro-Québec a dit souvent qu’elle s'inspirait de J’aime Hydro. Elle l’a dit en entrevue, qu’elle trouvait qu’on avait fait un travail vraiment formidable, puis qu’elle «amenait un peu l’ouvrage avec elle dans son travail de PDG. Ensuite, dans les médias, ça ressort souvent. Certain·e·s journalistes vont parler du projet quand il s’agit de parler d’énergie au Québec ou de développement de nouveaux barrages. Je suis souvent appelée en entrevue quand il y a des annonces qui sont faites en lien avec l’énergie au Québec. 

Après, c’est dur à dire, mais je crois que dans le milieu théâtral, il y a clairement eu beaucoup, beaucoup de pièces de théâtre documentaires qui sont nées suite à J’aime Hydro. Comme Run de lait, de Justin Laramée. C’est devenu une sorte d’inspiration, une façon de faire du théâtre en parlant d’enjeux sociaux. Puis même que là, je pense qu’on est rendu à une étape où il faut redéfinir tout ça. Ça ne peut pas être toujours sur le même modèle que J’aime Hydro. Les directeurs artistiques des théâtres à Montréal m’ont dit: «Christine, si tu savais le nombre de propositions de projets qu’on reçoit, d’artistes qui veulent aborder quelque chose de la même façon que toi avec J’aime Hydro.» Ça a peut-être aussi donné une force au milieu théâtral de se rendre compte que le théâtre est encore un lieu très fort pour créer des conversations importantes pour l’avenir de notre société. Ce n’est pas un art en marge. C’est un art extrêmement vivant qui peut devenir une espèce d’arène de conversation comme ça l’était dans le temps de la Grèce antique. Ça peut avoir un très grand impact. Il ne faut pas sous-estimer ça. 


Pour moi, le spectacle qui a été le plus stressant, c’est quand on a joué à Sept-Îles, sur la Côte-Nord, parce que là, tout à coup, tous les personnages que j’avais rencontrés étaient dans la salle.


Ton enquête est motivée par ton amour et ta fierté de faire partie d’une société qui a pu bâtir un projet comme Hydro-Québec. Aujourd’hui, est-ce que tu dirais que tu aimes encore Hydro?

Je pense que c’est inévitable de l’aimer en tant que Québécois·es, parce qu’on en est complètement dépendant·e·s. C'est ce que j’ai tenté d’exprimer. Mais l’amour, ça ne veut pas dire que tout est beau. Ce n’est pas parce qu’on aime que tout est réglé. C’est souvent les choses qu’on aime le plus qui nous heurtent, puis qui nous fâchent. Lorsqu’elles font quelque chose de blessant, ça nous heurte profondément. Quand Hydro-Québec prend de mauvaises décisions, ça touche directement l’ADN, les artères québécoises. C’est pas banal. Je l’aime parce qu’il le faut, parce que j’ai pas le choix. 


Pour aller plus loin

J’aime Hydro est le 13e titre paru dans la collection Pièces.  

Les saumons de la Mitis, de Christine Beaulieu et Caroline Lavergne, paru aux Éditions la Bagnole. 

2 commentaires, dont
Pierre Jasmin Jasmin :
vendredi 12 avril 2024 à 09 h 17
Tout est dit humblement dans cet article; et c'est pourquoi les Artistes pour la Paix l'avaient nommée APLP 2020 avec ses consoeurs du collectif Porte-parole. Et elle continue: allez voir son film La fonte des glaces sur lequel j'ai écrit la critique suivante: http://www.artistespourlapaix.org/lidealiste-et-le-tueur-dans-la-fonte-des-glaces/ Pierre Jasmin
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