Ce qu’on écoute—novembre 2025
Avec «Lux», Rosalía orchestre une rencontre vertigineuse entre sacré, avant-garde et culture pop, livrant l’album qui pourrait bien rallier aussi bien les puristes que les sceptiques.

Dumont, Roy, Capote, Tolkien… Pour le temps des Fêtes, la rédaction de Nouveau Projet propose une liste de dix classiques québécois et internationaux où se côtoient essais, romans et récits marquants.
Raisons communes
Fernand Dumont
(Boréal)
«Il m’arrive à penser que la société québécoise redevient conservatrice», écrivait Fernand Dumont dans cet essai publié en 1995.
Trente ans plus tard, son intuition ne fait plus de doute, alors que le Parti québécois a été noyauté par la droite identitaire, que Radio-Canada déroule le tapis rouge à Mathieu Bock-Côté et que nous émergeons de huit années de désastreux gouvernement caquiste sans la moindre alternative de gauche viable. Le plus récent sondage Léger place le grotesque Parti conservateur du Québec devant Québec solidaire, perdu loin en cinquième place dans les intentions de vote.
Le sociologue serait particulièrement frappé de voir comment nous avons laissé les inégalités se creuser encore davantage. La lutte pour la justice sociale, l’un des principaux moteurs de la Révolution tranquille, a été largement abandonnée par une société qui porte de moins en moins bien ce nom.
Relire Dumont aujourd’hui, dans un moment où les liens (et les institutions qui les tissent) se défont encore plus vite que les stations de métro ne s’effritent, c’est entendre une voix polie mais ferme nous rappeler que les sociétés ne meurent pas d’abord par excès d’ennemis, mais par manque d’attention à elles-mêmes. Sa prose élégante, presque surannée, donne à la crise contemporaine un cadre plus vaste: celui d’une société qui a oublié ce qui la tenait ensemble et qui confond la cacophonie des opinions avec la construction d’un monde commun.
Raisons communes nous propose autre chose qu’une polémique ou un slogan: une manière d’habiter la cité avec gravité, lucidité et une certaine courtoisie du regard. Dumont nous rappelle qu’un pays n’est jamais donné—il est toujours à refaire, patiemment, ensemble.
— Nicolas Langelier, rédacteur en chef
In Cold Blood
Truman Capote
(Random House)
En 1959, un court article d’à peine 300 mots parait dans les pages du New York Times. Une famille de fermier·ière·s aisée de la communauté rurale de Holcomb, au Kansas, a été sauvagement assassinée durant la nuit. Les policiers n’ont aucun motif, aucun·e suspect·e. Fasciné, l’extravagant Truman Capote se rend à Holcomb accompagné de son amie de jeunesse, Harper Lee, qui publiera To Kill a Mockingbird l’année suivante. Il y restera près de quatre ans. Il caresse l’espoir de tirer de cette sordide affaire un reportage «expérimental», quelque chose ayant la crédibilité du journalisme, l’immédiateté du film, la profondeur du roman, la précision lyrique de la poésie.
In Cold Blood est une œuvre qui dépasse son propre fait divers. À mesure que Capote dévoile, avec une acuité implacable, les vies entremêlées des Clutter, de leurs meurtriers et de cette communauté sidérée, le récit devient plus qu’une reconstitution minutieuse: il devient une étude de la violence, du hasard et des fractures d’un pays en pleine mutation. Soixante ans plus tard, ce chef-d’œuvre n’a rien perdu de sa résonance.
— Clara Champagne, rédactrice en chef adjointe
Bonheur d’occasion
Gabrielle Roy
(Boréal)
Il y a de ces romans qui dépeignent l’hiver en cocon de réconfort et de joie, résumant cette froide saison par les célébrations et l’amour familial qui la ponctuent. Bonheur d’occasion, publié en 1945, n’est pas de ces romans. L’heure est grave, la Deuxième Guerre mondiale embrase l’Europe, et le Québec continue à s’effriter dans la misère entrainée par la Grande Dépression. Au cœur du quartier ouvrier de Saint-Henri, Florentine Lacasse, jeune femme de 19 ans, fait la malheureuse rencontre d’un garçon plein d’ambition, Jean Lévesque. Alors que la Québécoise tente d’aider sa famille en manque de tout, sauf de bouches à nourrir, son cœur devient prisonnier de ce charismatique individu. Pourtant, ce dernier rêve d’une et unique chose, sortir de la misère, seul. Gabrielle Roy, pionnière du réalisme urbain, dresse dans cette œuvre le portrait d’un quartier et de personnages au bord du gouffre. Une représentation touchante des ambitions étouffées de la jeunesse québécoise qui semblent, dans cette histoire, se frotter au climat même de la ville: froid, cruel et industriel, avec l’ombre du train qui n’est jamais loin.
— Élisa Marchildon, stagiaire
La servante écarlate
Margaret Atwood
(Robert Laffont)
Cette édition traduite en 2021 est précédée d’un discours que Margaret Atwood a prononcé à Francfort, en 2017, à l’occasion de la remise du Prix de la paix des libraires allemands et dans lequel elle revient sur la force de sédition des histoires. Tout en refusant elle-même l’étiquette d’activiste qu’elle ne considère pas mériter, elle reconnait la capacité inégalée des récits, des personnages et des destins de fiction à nous attacher, à nous soulever, à nous pousser à l’action. Plutôt que les exactions effrayantes de la dictature de Galaad, ce sont les divagations de l’héroïne à propos du souvenir et des histoires que je retiens. Notre capacité à nous les raconter à nous-mêmes, à les convoquer, est sans nul doute un des derniers bastions de notre liberté et de notre mémoire vivante. «En te disant ce que je peux te dire, déclare la servante écarlate à elle-même, je crois en toi au moins, je crois que tu es là, que je te confère une existence. En te racontant cette histoire, je convoque ton existence. Je dis, donc tu es.»
— Maud Brougère, codirectrice, Pièces
The Hobbit
J. R. R. Tolkien
(HarperCollins)
Paru en 1937, Le Hobbit est un classique de la littérature anglaise dans lequel il est toujours aussi plaisant de replonger, lecture après lecture. Premier roman du légendaire J. R. R. Tolkien, qui lui a valu un succès intemporel, le conte met en scène Bilbon, une créature de petite taille de la Terre du Milieu, qui vit tranquillement à la campagne avant d’être dérangé par un magicien et une bande de nains et de se laisser entrainer dans une longue quête dangereuse. Bilbon n’a rien d’un héros typique: il a peur, il doute, il regrette. Il nous rappelle le vrai courage dont il faut faire preuve à toute époque: celui qui survient parce que nous n’avons pas le choix. La critique écologique en trame de fond en fait une lecture toujours aussi pertinente aujourd’hui, l’auteur décriant l’industrialisation et la surconsommation qui détruisent tout ce qui a de vert et de bon. (Re)lire Le Hobbit pendant le temps des Fêtes, c’est laisser entrer la fantaisie tant recherchée en cette période de l’année et embrasser l’imaginaire nordique!
— Amélie Labrosse, coordonnatrice de production
Britannicus
Racine
(Claude Barbin)
Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes,
Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien,
Tu te verras forcé de répandre le tien;
Et ton nom paraîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
—Agrippine, à Néron
Il faut lire Britannicus comme on lit un thriller politique contemporain. Néron, jeune empereur romain, tombe amoureux de Junie, fiancée à son demi-frère Britannicus, puis l’enlève. Malgré les tentatives de raisonnement de sa mère Agrippine, Néron, prétextant une réconciliation, en vient à empoisonner Britannicus. Racine y présente avec une grande justesse les mécaniques perverses du pouvoir, la recherche de puissance de Néron le menant à la tyrannie. C’est troublant d’actualité, comme si Racine avait déjà vu clair dans nos dérives politiques contemporaines. Et surtout, il faut savourer le plaisir de la musicalité des alexandrins et la richesse des métaphores qui amplifient la violence des sentiments.
— Marc-Antoine Sinibaldi, responsable, communauté et communications
Lonesome Dove
Larry McMurtry
(Simon & Schuster)
Récipiendaire du prix Pulitzer en 1986, Lonesome Dove figure parmi les grands accomplissements de la littérature américaine. L’épopée de Larry McMurtry suit deux anciens Texas Rangers dans leur convoi de bétail du Texas au Montana, à la fin des années 1870. Mais cette odyssée de plus de 800 pages transcende sa prémisse, transformant le genre western en quelque chose de nuancé et profondément humain. À la fois aventure divertissante et observations sur la rapide disparition de l’Ouest sauvage (les références à des chasses au cours desquelles des milliers de bisons étaient tués pour leur peau, entre autres, sont à briser le cœur), le roman est aussi une méditation sur la mythologie américaine et le prix des rêves—des considérations tout à fait actuelles, à l’heure de Trump et du Projet 2025.
— Nicolas Langelier, rédacteur en chef, Nouveau Projet
The Dragonfly of Chicoutimi
Larry Tremblay
(Les Herbes rouges)
Trente ans après sa création, le texte n’a rien perdu de son étrangeté ni de sa pertinence, et nous laisse avec un effet de surprise et de malaise qu’on peine à définir. On y repense longtemps, pour essayer de mettre le doigt dessus, pour comprendre pourquoi ça remue encore. Est-ce uniquement la forme? Cet anglais francisé—dont on relit plusieurs fois les premiers paragraphes pour être sûr que c’est pas nous? Ou cette impression de plonger sans préavis dans une intimité pleine de part d’ombres, un peu poisseuse? Ou ce doute qu’on a d’avoir finalement approché la vérité, puisque le personnage confesse lui-même ses mensonges et se reprend sans cesse? Il faut lire la nouvelle édition augmentée pour se donner une chance de trouver, dans leur formidable dossier critique, un écho à ces émotions contraires, et réaliser le choc du public qui a assisté aux premières représentations sur la scène du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, en 1995. On y trouve notamment la préface de Paul Lefebvre, qui accompagnait la première édition, et qui nous donne des clés de lecture précieuses: la terrible hégémonie de la langue anglaise, le rapport tordu à l’autre, la souffrance de se sentir exclu de sa propre vie. Une œuvre à lire en repensant à l’audacieuse mise en scène qu’en fit, en 2010, l’un des plus chers complices de l’auteur, le regretté Claude Poissant, qui avait déployé ce monologue entre cinq interprètes. C’est dire sa richesse.
— Maud Brougère, codirectrice, Pièces
Democracy
Joan Didion
(Simon & Schuster)
Adolescente, Inez Victor, née Christian dans une famille riche d’Honolulu, est tombée amoureuse de Jack Lovett, un aventurier au magnétisme indéniable. Deux décennies plus tard, Jack est un agent de la CIA qui, par des affaires douteuses, profite de la guerre ravageant le Vietnam. Inez, elle, est mariée à un sénateur démocrate aspirant à la présidence. Comme d’autres héroïnes de Didion, elle semble vivre telle une somnambule, déprimée et détachée de tout ce qui l’a déjà rendue heureuse. Son père vient de tuer sa sœur et sa fille Jessie s’est enfuie à Saigon où—heureusement, finalement, terriblement—Inez reverra Jack.
C’est une journaliste et connaissance de la famille Christian, Joan Didion, qui nous raconte ce récit (fictif) de tumulte émotionnel. Vous l’aurez compris, c’est une proposition postmoderne de l’écrivaine. Mais si notre narratrice n’est pas exactement la vraie Didion, on retrouve cette voix si distinctive, ces observations qui oscillent entre pragmatisme et sentimentalisme, ce regard particulier sur le paysage visuel luxuriant, qui est le reflet de l’intérieur orageux de la protagoniste. C’est, selon moi, le roman le plus accompli de Didion.
— Clara Champagne, rédactrice en chef adjointe, Nouveau Projet
Les muses orphelines
Michel Marc Bouchard
(Leméac)
Dans deux jours, c’est Pâques, le jour de la résurrection, et les quatre frères et sœurs sont réunis dans la maison qui les a vus grandir pour la première fois depuis des années. Il y a celui qui est écrivain. Il écrit l’histoire de sa mère, mais personne n’a jamais pu en lire une page. Il y a celle qui a rompu les liens, qui s’est enrôlée dans l’armée pour fuir cette famille meurtrie et ne plus jamais rien lui devoir. Il y a l’ainée, celle qui est restée pour prendre soin, pour tenir la maison parce qu’il fallait bien quelqu’un pour s’occuper de la cadette. Et il y a celle qui était trop jeune, un peu simplette, innocente, à qui on n’a pas tout dit. Cette fois-ci, leur mère sera là. Celle qui les a abandonnés il y a 20 ans, infléchissant à jamais la trajectoire de leurs vies, viendra les retrouver. Enfin ils pourront comprendre, pardonner, qui sait. Mais dans cette tragédie familiale où les frustrations et les mensonges se sont accumulés avec le temps, les désirs des un·e·s se heurtent à ceux des autres et la vérité n’en finit jamais d’éclater.
— Maud Brougère, codirectrice, Pièces
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