Imaginer l’action collective sur les ruines de Copenhague

Hugo Séguin
Photo: Dominique Lafond / Illustration: Martin Gagnon
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Essai

Imaginer l’action collective sur les ruines de Copenhague

Deux ans après la conférence de Copenhague et quelques mois après celle de Durban, comment négocier les virages nécessaires afin de survivre au 21e siècle? Face à la menace des changements climatiques, les solutions ne pourront venir que d’une transformation radicale de nos rapports à la consommation et, surtout, à l’énergie.

Décembre 2009, vague de froid sans précédent en Europe du Nord. Au-dessus du Bella Center, quatre hélicoptères de l’armée danoise montent la garde, gros frelons noirs stationnaires. Au sol, des centaines de délégués d’ong, de diplomates, de fonctionnaires et de politiciens tentent depuis des heures d’accéder au centre de conférences, encadrés par de hautes clôtures de métal et surveillés par des escouades de policiers. À l’aide de treuils improvisés, il faut extirper de cette longue colonne humaine les victimes d’hypothermie et d’attaques de panique. À quelques kilomètres de là, des dizaines de milliers de manifestants bravent le froid et exigent des comptes de la part de leurs leaders politiques. Un peu partout dans les grandes capitales et les métropoles du monde, des centaines de milliers d’autres tiennent des vigiles, dans la plus importante mobilisation de la société civile mondiale de tous les temps.

À l’intérieur du centre de conférences, une centaine de chefs d’État et de gouvernement défilent au micro pour exprimer leur colère et leur frustration devant l’incapacité collective à faire face à la menace claire et immédiate que présentent les changements climatiques. Les diplomates s’invectivent, crient au génocide et pleurent de rage.

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«Vous demandez à l’Afrique de signer un pacte de suicide […] dont l’objectif est de maintenir la domination économique de quelques pays», dénonce le diplomate soudanais Lumumba Di-Aping au nom du G77, le bloc de négociation des pays en développement fraichement trahi par la défection des grandes économies émergentes. Le ton dégénère en une véritable foire d’empoigne.

Derrière des portes closes, on tente d’obtenir une entente, n’importe laquelle, afin de permettre à certains de sauver la face. Le président américain doit traiter avec des émissaires de deuxième rang, alors que le premier ministre chinois demeure inaccessible dans sa chambre d’hôtel et que l’Inde et le Brésil pointent du doigt la paralysie politique des États-Unis. Les chefs d’État européens, à l’écart, regardent, impuissants, l’axe géopolitique du monde basculer, sous l’œil de milliers de caméras et de téléphones immortalisant la longue descente aux enfers de l’action collective internationale.


Le siècle environnemental s’ouvre à Copenhague.

Expulsés des lieux de prise de décision, des milliers de représentants d’ong se sont réfugiés dans des cafés mal chauffés mais dotés de bonnes connections Wi-Fi. Un qg est improvisé au centre-ville dans des casernes militaires désaffectées, où nous errons foulard au cou et café à la main pour nous réchauffer. Des techniciens juchés sur des échafaudages tentent d’installer des routeurs pour nous redonner accès au monde. Des écrans géants s’érigent et commencent à projeter en direct les images de l’impuissance de nos chefs politiques et d’un monde profondément divisé. Des caucus se forment, par pays, par thématique; des centaines de militants et d’activistes assis en cercle sur le plancher de béton froid tentent de donner un sens à cet effroyable gâchis. 

Alors que la communauté internationale révèle crument son impuissance, quel monde bâtir sur les ruines fumantes de Copenhague? Et surtout, comment y parvenir?


La Nano, cauchemar de l’humanité

Plus petite que la Mini Cooper, pesant moins que ses quatre passagers réunis, la Tata Nano propulse sa petite famille à une vitesse de pointe de 105 km/h, pour une consommation de 4 l aux 100 km. Son prix de lancement de moins de 2 000$ en fait la voiture quatre portes la moins chère au monde. La voiture de fabrication indienne promet, à terme, de faire la joie des centaines de millions de consommateurs du sous-continent, qui auront enfin accès aux bienfaits de la motorisation individuelle.

«La Nano me donne des cauchemars», avoue le président du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (giec), l’Indien Rajendra Kumar Pachauri, également Prix Nobel de la Paix 2007. Et pour cause: les moteurs à essence des petites Nano pourraient projeter un jour des dizaines de millions de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.

Cette petite merveille est le symbole d’un des dilemmes fondamentaux du 21e siècle: comment réconcilier environnement et développement humain? «Nous devons penser à nos populations. Devrait-on leur refuser le droit à une forme de transport individuel?» plaide Ratan Tata, pdg du gigantesque holding qui porte son nom.

En effet, comment, en toute équité, nier aux classes moyennes des économies émergentes le droit d’aspirer aux mêmes conditions de vie dont jouissent les consommateurs des affluentes sociétés industrialisées? D’autant plus que ces derniers ne semblent pas prêts, dans l’ensemble, à abandonner ce qu’ils considèrent comme un droit inaliénable.

La lutte aux changements climatiques nous impose un choix fondamental: soit nous rejetons la culture occidentale à haut indice d’octane, soit la planète tout entière cuira au volant de sa Nano.

Les attraits du mode de vie occidental basé sur l’hyper-consommation et une boulimie énergétique semblent irrésistibles. Les grandes mégapoles chinoises—mais aussi mexicaines, brésiliennes, indiennes et indonésiennes—suffoquaient déjà sous les rejets de centaines de centrales au charbon alimentant les immenses besoins énergétiques de secteurs manufacturiers à la croissance fulgurante. Elles sont maintenant aux prises avec des embouteillages monstres, gonflés par des consommateurs ayant troqué leur nouveau pouvoir d’achat contre le symbole par excellence d’un statut social élevé: la voiture.

La motorisation du monde n’est qu’une des facettes d’un système énergétique global reposant sur la combustion de carburants fossiles: charbon, pétrole et gaz naturel. Ceux-ci répondent à 81% de la demande énergétique primaire et sont responsables de plus de 60% de la production totale de gaz à effet de serre. Dans les pays développés, cette proportion grimpe à 80%. Quoi qu’en pensent les tenants du pic pétrolier, il y a assez de ces carburants sur terre—bien qu’à des coûts d’extraction de plus en plus importants—pour nous rôtir tous plusieurs fois et transformer la planète en un vaste désert peuplé de bactéries se vautrant dans une atmosphère à haute concentration de gaz carbonique.

Les conclusions du dernier Rapport d’évaluation du giec (2007) s’avèrent encore plus précises: le système climatique se réchauffe bel et bien, et la probabilité que ce réchauffement soit dû aux seuls facteurs naturels serait de moins de 10%. On estime généralement qu’une augmentation de deux degrés de la température moyenne de la planète entrainerait un risque estimé à 50% d’effondrement des écosystèmes planétaires et d’effets climatiques incontrôlables. Nous en sommes déjà à une augmentation mondiale moyenne d’environ 0,8 oC, et de près du double sous les hautes latitudes arctiques. De là provient l’objectif de limiter la hausse de la température à moins de deux degrés, et l’impératif de réduire de manière radicale les émissions mondiales de gaz à effet de serre de quelque 50% d’ici 2050 et de 80% dans les pays développés.

Ces données et ces objectifs sont à la base même de la recherche d’une entente internationale pour contrer les effets catastrophiques des changements climatiques. Car il faudra bien trouver des solutions, sans quoi les conséquences seront graves. En 1988 déjà, au terme d’une conférence scientifique à Toronto, on avait conclu que «l’humanité mène, de façon non intentionnelle, une expérience mondiale incontrôlée dont les conséquences ultimes peuvent être de l’ordre de grandeur d’une guerre nucléaire globale». L’avertissement avait le mérite d’être clair.


Résister au chant des sirènes

Durban, Afrique du Sud, en novembre dernier. «Le Brésil fait face à un choix: développer ses immenses ressources pétrolières ou contribuer au changement de paradigme et développer ses énergies renouvelables», affirmait Oswaldo Lucon, conseiller technologique du gouvernement de l’État de São Paulo, dans une conférence portant sur la question des transports et des changements climatiques organisée par Équiterre, en collaboration avec Bombardier.

Le Brésil a découvert au large de ses côtes un très gros gisement qui contiendrait plusieurs milliards de barils de pétrole recouvrables. Le pays compte sur ces ressources pour le hisser au rang de superpuissance énergétique, créer des emplois et générer du développement économique. Ce chant des sirènes se fait entendre partout sur la planète, y compris au Québec et au Canada, où de puissants intérêts nous indiquent que nous serions assis sur une mer de pétrole et de gaz naturel, ressources que nous devrions nous empresser d’exploiter. Et ce, peu importe les conséquences sur l’environnement.

Au-delà du modèle classique dans lequel le salut passe d’abord et avant tout par l’État, il est possible d’imaginer un nouveau mode d’action collective. 

Toujours à Durban, dans une salle surclimatisée du centre de conférence: l’Agence internationale de l’énergie, dont les analyses et les projections font autorité, présente la toute dernière livraison de son World Energy Outlook, bible annuelle des chercheurs et praticiens. La logique du message de ces représentants, tirés à quatre épingle, est implacable: si on ne diminue pas la consommation mondiale de pétrole, de gaz et de charbon, nous n’avons aucune chance de contrer les pires effets des changements climatiques. La croissance économique de la planète nous entraine sur une trajectoire menant directement à des augmentations de température au-delà desquelles la communauté scientifique ne répond plus de rien.

Dans ce contexte, le choix qui s’offre au Brésil s’offre aussi au Québec, au Canada et au reste de la planète: on exploite, drille et siphonne toutes ressources fossiles à portée de pépine, ou on laisse tout ça dans le sol, inexploité, au profit d’une nouvelle relation à l’énergie et à la consommation? On ne peut faire l’un et l’autre.

Changer notre façon de produire, de transformer et d’utiliser l’énergie ne peut que toucher dans ses racines mêmes les façons de nous déplacer, d’occuper le territoire, de produire et de consommer. La lutte aux changements climatiques nous impose un choix fondamental: soit nous rejetons la culture occidentale à haut indice d’octane, soit la planète tout entière cuira au volant de sa Nano, qui en deviendra le tombeau. 


Quels choix pour le 21e siècle?

Le siècle qui s’ouvre sera parcouru de lignes de failles. Entre le monde industrialisé, qui peine déjà à négocier son déclin économique et politique, et les économies émergentes, qui tantôt se draperont dans leur statut de pays en développement, tantôt élèveront la voix à un volume égal à leur nouvelle puissance économique et démographique. Une autre cassure se fera entre deux façons de voir le développement dans les décennies à venir, et d’y intégrer les enjeux environnementaux planétaires et les aspirations légitimes de milliards d’êtres humains.

«Nous devons choisir le type de problèmes sociaux que nous voulons», affirmait Amory Lovins il y a presque 40 ans. Lovins, dont les réflexions sur les liens entre environnement et énergie sont encore d’une grande actualité, proposait deux choix mutuellement exclusifs en matière de stratégie énergétique. Le premier nous est bien familier, puisqu’il repose sur le maintien de la structure actuelle de production d’énergie, basée sur quelques technologies massives et dispendieuses, et dont le principe moteur est l’accroissement de l’offre d’énergie à des couts sociaux et environnementaux bientôt insoutenables. Le deuxième fait toujours figure de douce utopie—du moins dans certains milieux—et repose sur le recours à des technologies énergétiques alternatives, décentralisées, moins dommageables pour l’environnement et socialement équitables. Pour Lovins, il s’agit d’un choix de valeurs. On pourrait également dire que ce choix reposera, en définitive, sur les intérêts de ceux qui seront appelés à le faire.

Contrer les pires effets des changements climatiques exige que l’on choisisse la deuxième option au détriment de la première. Il ne peut en être autrement. Or, cette dernière est soutenue par des intérêts aujourd’hui encore dominants, en particulier en Amérique du Nord. Pour Lovins, la structure énergétique actuelle «tend à développer des clientèles influentes et dévouées [confondant] leurs intérêts commerciaux et le bien commun». Comment comprendre autrement le maillage si étroit entre les intérêts des pétrolières et les politiques du gouvernement conservateur, au Canada, ou encore la facilité déconcertante avec laquelle les promoteurs du gaz de schiste auront réussi à embrigader le gouvernement du Québec?

Du point de vue environnemental, la principale ligne de faille de ce siècle proviendra de l’opposition entre les puissants intérêts soutenant un système énergétique basé sur les carburants fossiles et les tenants d’une transition rapide vers des sociétés à faible empreinte environnementale et à faibles émissions de gaz à effet de serre. L’issue de cette opposition déterminera la capacité de l’humanité à faire face aux changements climatiques.


Quel modèle d’action collective?

Pour ceux qui, comme moi, contemplent les ruines de la conférence de Copenhague et la paralysie du processus onusien de négociations internationales sur le climat, une question lancinante se pose désormais: comment influencer les choix qui devront être faits au cours du siècle? Si les efforts des gouvernements du monde n’aboutissent pas à des solutions optimales, par quels canaux doit maintenant passer l’action collective?

Pour le sociologue Zigmunt Bauman, le type de modernité dans laquelle l’humanité s’est engagée mène tout droit au «supplice de l’impuissance personnelle, amplifié et multiplié par le spectacle de l’inefficacité au sommet». Un point de vue sans doute partagé par des millions de militants et de citoyens engagés. Mais peut-être que si les choses semblent bloquées, paralysées, c’est parce qu’on continue tout simplement à être obnubilés par ce navrant spectacle d’incompétence qu’on nous offre au sommet...

Nous pouvons nous désoler devant les échecs à répétition de ces grand-messes que sont devenues les conférences climatiques internationales. Mais nous pouvons aussi en ressortir complètement stimulés, et même confiants dans notre capacité collective à faire bouger les choses, à changer de direction, à influencer les changements de millions de façons. Mais probablement pas en empruntant les mêmes sentiers que durant les dernières décennies.

Au cours de ces interminables conférences, lorsque me prend l’envie de hurler en écoutant de savants exposés techniques ou des réitérations sans fin des mêmes positions de négociation, je traverse du côté des centaines d’événements parallèles. C’est là que j’obtiens ma dose d’air frais. Bien peu savent que, sur 15 000 participants à ces conférences, seuls quelques milliers tout au plus sont là pour négocier. Les autres sont là pour participer au programme «off».

Les représentants des sociétés civiles de partout y discutent et débattent de ce qu’il font et de ce qu’ils savent, et font même des propositions. Des chercheurs présentant leurs derniers résultats aux maires discutant des meilleurs moyens de déployer des systèmes de transport collectifs, en passant par les représentants de multinationales dévoilant leurs dernières technologies vertes. Ils sont tous là, parmi les plus brillants de leur génération, gens d’affaires, représentants de municipalités, d’États fédérés et régionaux, chercheurs, groupes religieux, délégations jeunesse... Des milliers d’entre eux sont occupés à travailler à des solutions et à les mettre en œuvre.

Le contraste est frappant. Alors que la conférence officielle peine à adopter l’ordre du jour de ses travaux, des milliers de personnes, de groupes, d’organisations, d’entreprises et de gouvernements de tous les niveaux—municipal, régional, fédéral, national—discutent des façons concrètes d’aller de l’avant. En marge de la paralysie des ententes internationales, le monde est en train de changer.

En 2010, pour la première fois, les investissements dans les énergies renouvelables ont dépassé ceux qui ont été faits dans les énergies fossiles. La Chine est devenue le premier producteur de cellules photovoltaïques au monde, et son territoire se couvre de milliers de kilomètres de voies pour trains à grande vitesse. L’Europe est fermement engagée dans une transition globale basée sur l’économie verte, les énergies alter-natives et la réduction de la consommation d’hydrocarbures, qui pourrait en faire l’une des économies les plus performantes du 21e siècle.

Sur le continent nord-américain, des actions militantes auront réussi à forcer la main du président Obama sur le dossier du pipeline Keystone xl devant acheminer le pétrole de sables bitumineux de l’Alberta vers les raffineries du Texas. Au Québec, des mobilisations sociales sans précédent auront infléchi les choix politiques vers l’efficacité énergétique et l’éolien au détriment de la filière thermique. Elles auront aussi imposé un temps d’arrêt à l’exploitation des gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent. En matière de transport et d’urbanisme, les choses changent aussi, avec le renouveau du transport collectif et de meilleurs plans d’aménagement du territoire. Chacun de ces gains est difficile à obtenir mais contribue à faire tourner la roue, de plus en plus vite. Et il faudra accélérer la cadence. Les émissions mondiales de gaz à effet de serre sont toujours en croissance. L’urgence d’agir est plus vive que jamais.

Au-delà du modèle classique dans lequel le salut passe d’abord et avant tout par l’État, il est possible d’imaginer un nouveau mode d’action collective. Celui-ci repose sur ces millions de décisions et de choix effectués par des individus, des organisations, des entreprises, et aussi des gouvernements qui tantôt agiront comme des leaders, tantôt seront contraints d’agir sous le poids du nombre. Ces actions n’ont pas vraiment besoin d’être coordonnées par une instance de gouvernance hiérarchique, dans la mesure où chacun tend dans la même direction, où chacun comprend l’objectif, tel un essaim d’abeilles défendant sa ruche, chacune saisissant d’où provient le danger, chacune connaissant sa cible.

Peut-être, en ce siècle environnemental qui s’ouvre, est-ce par là que passera l’action collective en matière de lutte aux changements climatiques.

Faisons ce pari.


Conseiller principal chez Équiterre, Hugo Séguin est également chercheur associé au Centre d’études internationales Montréal (céim).

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