La force toxique du langage

Laurence Côté-Fournier
Illustration: Gabrielle Lecompte
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Commentaire

La force toxique du langage

Selon Jonathan Franzen, il n’y a que deux types de livres: les œuvres difficiles et les œuvres accessibles. Si cette schématisation parait réductrice, le débat qu’elle soulève n’en demeure pas moins pertinent. Quelle utilité y a-t-il à offrir aux lecteurs des œuvres dites complexes? L’écrivain américain Ben Marcus, dont l’œuvre tout entière est traversée par cette question, participe au débat et prouve du même coup la valeur d’une littérature qui prend le langage au sérieux.

Considéré dans ce texte

Ben Marcus et les lettres américaines. La propension qu’ont les auteurs à terroriser la population avec des œuvres expérimentales. Jonathan Franzen. Le Book Club d’Oprah. La normalité. La nécessité d’un langage commun. 

Jonathan Franzen est un écrivain pontifiant qui joue au défenseur de l’industrie littéraire. C’est un être avide de célébrité et sans empathie, incapable de comprendre les croyances des autres. Surtout, l’auteur de Freedom, nerveux à l’idée de perdre son public au profit de formes de divertissement plus excitantes comme le cinéma ou le paintball, est prêt à toutes les concessions pour plaire à ses lecteurs. Voilà comment Ben Marcus dépeint un des prétendants au trône du royaume des lettres américaines dans un article paru en 2005 dans Harper’s Magazine («Why experimental fiction threatens to destroy publishing, Jonathan Franzen, and life as we know it. A correction»). Marcus est alors pratiquement inconnu hors de cercles littéraires restreints.

Pourquoi cette attaque virulente? Bien sûr, Franzen n’a jamais eu la réputation d’avoir une personnalité publique très agréable. Son gout pour la controverse a toujours fait partie intégrante de son identité littéraire. Il l’a prouvé de manière éclatante par son refus hypermédiatisé de laisser son roman The Corrections intégrer le prestigieux—mais pas toujours très intello—Book Club d’Oprah, cela pour ne pas dissuader le public masculin de s’intéresser à son livre. Les opinions à l’emporte-pièce de celui que le Boston Globe a surnommé le «Michael Jackson de la littérature» ont souvent été accueillies avec scepticisme, sinon avec hostilité. Dans les derniers mois seulement, Franzen a multiplié les interventions casse-gueules, allant de commentaires sur les périls que pourraient entrainer Twitter et les livres électroniques à un jugement sévère sur le suicide de son ami David Foster Wallace, en passant par un article «hommage» à l’écrivaine Edith Wharton, qui, au gout de plusieurs, se concentrait un peu trop sur la laideur et les supposés problèmes sexuels de l’auteure.

Mais Ben Marcus ne cherche pas seulement à condamner la propension de Franzen à jouer au juge littéraire et à se précipiter sous les projecteurs. C’est toute sa vision de la littérature qu’il veut dénoncer. Depuis plus d’une décennie, Franzen a en effet une obsession assez surprenante: les problèmes que causent les auteurs «difficiles». Ceux qui prennent un malin plaisir à écrire des œuvres compliquées, avec des personnages aux contours mal définis, qui utilisent les mots d’une manière pas toujours limpide et racontent une histoire vague et sans péripéties. En d’autres mots, le genre d’auteurs dont les livres ne siègent pas à la tête du palmarès Renaud-Bray.

Car pour Jonathan Franzen, il n’existe que deux types de livres: ceux qui sont «difficiles» et ceux qui sont «accessibles». Dans un essai intitulé «Mr. Difficult», publié en 2002, c’est ainsi qu’il divise les œuvres littéraires, en deux camps: celles du «Statut» et celles du «Contrat». Les premières seraient écrites par des auteurs qui, comme Gustave Flaubert, placent l’art au-dessus de tout, et ne s’intéressent pas au monde ordinaire. Parce qu’elles exigent un labeur intellectuel de ceux qui osent s’en approcher, ces œuvres expérimentales et étranges feraient croire aux lecteurs naïfs que leur difficulté les rend meilleures. Elles existeraient pour deux raisons: assurer à leur auteur une place dans les livres d’histoire littéraire, aux côtés des autres écrivains avant-gardistes et audacieux, et flatter l’égo des lecteurs en leur donnant le sentiment de faire partie d’une classe à part parce qu’ils sont capables de les déchiffrer. Les œuvres du «Contrat», à l’opposé, chercheraient d’abord et avant tout à créer une connexion, un lien entre l’auteur et le lecteur. Elles seraient en cela particulièrement égalitaires. L’auteur, plutôt que d’infliger à son lecteur de longues heures de souffrance, lui offrirait une œuvre agréable, de laquelle il pourrait tirer une certaine forme de plaisir et, pourquoi pas, être nourri à son contact. Il va sans dire que Franzen appartiendrait au deuxième camp.

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Franzen fait preuve d’une mauvaise foi surprenante en présentant les œuvres du «Statut», lesquelles comprennent les grands postmodernes américains, les Thomas Pynchon, William Gass ou William Gaddis de ce monde, tout comme des auteurs canoniques de la trempe de James Joyce ou Marcel Proust. Aux yeux de Franzen, il serait pratiquement impossible qu’un lecteur apprécie ces œuvres sincèrement, aime les explorations langagières qui s’y déploient, de même qu’il serait improbable qu’un auteur ait voulu se lancer dans ces jeux formels autrement que par élitisme. Pire encore: il accuse ces derniers de nuire au monde littéraire dans son entièreté, en terrorisant la population à coups d’œuvres inaccessibles. À l’en croire, ces livres, s’ils se retrouvent entre mauvaises mains, pourraient dissuader à jamais des lecteurs fragiles de se mesurer à un autre roman.

Or, autant comme lecteur qu’auteur, Ben Marcus affiche dans son article du Harper’s sa prédilection pour les œuvres du «Statut». Il n’y a pas de guerre entre les écrivains expérimentaux et les écrivains qui prônent une écriture traditionnelle réaliste, affirme-t-il. Ces derniers ont déjà gagné la bataille de la popularité. Ils détiennent le monopole de la visibilité. Marcus décrit la situation avec mordant: lorsque Jonathan Franzen, une des plus grandes célébrités littéraires du moment, attaque les écrivains expérimentaux, c’est un peu comme si Britney Spears s’en prenait aux Silver Jews, un petit groupe indie de New York, en leur reprochant de ne pas composer des chansons assez entrainantes.

Le plaidoyer que Ben Marcus livre en faveur d’une littérature qui sort des sentiers battus est vibrant. Marcus est conscient que son geste pourrait être perçu comme une tentative mesquine de gagner en visibilité sur le dos d’un confrère plus connu, ou encore comme une petite vengeance alimentée par le ressentiment devant le talent indéniable de Franzen. Mais Marcus nie tout et, à le lire, il n’est pas difficile de le croire.

Il reste que sa réaction devant les propos de Jonathan Franzen témoigne de l’intérêt du débat. Même si Franzen ne présente pas toujours ses arguments avec beaucoup de subtilité, les questions qu’il pose sont loin d’être futiles. Pour qui écrit-on? Pourquoi se consacrer à l’écriture d’une œuvre qui n’intéresse qu’une infime partie de la population? À quoi sert la littérature? Peut-elle même servir à quelque chose? Quelques années se sont écoulées depuis 2005, mais la controverse est intemporelle: il y a plusieurs décennies, elle divisait d’autres auteurs, John Cheever et Donald Barthelme, par exemple. La réplique de Marcus à Franzen relance ces questions et permet de mieux saisir les enjeux derrière une des œuvres les plus singulières de la littérature américaine actuelle.


Des mots comme des animaux

Si le nom de Jonathan Franzen a beaucoup circulé ces dernières années grâce aux succès de The Corrections et de Freedom, Ben Marcus reste encore à présenter, bien que sa popularité n’ait cessé de grandir. Né en 1967 à Chicago, Marcus est professeur de création littéraire à Columbia. Il a aussi occupé le poste d’éditeur pour une pléthore de petites revues américaines (Fences, Conjunctions, Impossible Object) et a édité The Anchor Book of New American Short Stories, qui réunissait des nouvelles de plusieurs écrivains parmi les plus atypiques de leur génération, dont George Saunders et David Foster Wallace. Son engagement dans la communauté littéraire, combiné à des essais parfois percutants, ont fait de Ben Marcus le représentant par excellence de la veine expérimentale contemporaine aux États-Unis.

En 1995, le premier livre de Ben Marcus, The Age of Wire and String, a d’ailleurs été publié chez Dalkey Archive Press, une maison d’édition reconnue pour ses œuvres novatrices et audacieuses. Il s’ouvre sur une citation du poète Ralph Waldo Emerson: «Chaque mot a déjà été un animal.» Difficile de trouver manière plus juste de décrire l’étrange projet qui est au cœur des «récits» que multiplie Marcus dans son bouquin. Celui-ci est construit comme un recueil d’observations, ou encore comme un manuel d’instructions, qui décrit les us et coutumes d’une sorte de société parallèle. Les sections sont divisées comme s’il s’agissait d’une étude anthropologique: un chapitre détaille les pratiques liées au sommeil, un autre celles associées à la religion, etc. Chaque partie se clôt par un petit lexique à l’intention du lecteur.

Pour qui écrit-on? Pourquoi se consacrer à l’écriture d’une œuvre qui n’intéresse qu’une infime partie de la population? À quoi sert la littérature? Peut-elle même servir à quelque chose?

Au premier abord, sa proposition n’apparait pas radicalement nouvelle. Après tout, plus d’un auteur s’est lancé dans l’élaboration d’un monde fantaisiste, particulièrement en science-fiction. Dès la lecture du premier paragraphe, la manière qu’a Ben Marcus d’utiliser les mots indique toutefois que les choses seront un peu plus compliquées pour qui décide de fréquenter plus longuement son univers. Non seulement la société décrite échappe complètement aux lois élémentaires de la biologie et de la physique, mais le langage que Marcus emploie constitue lui-même un jeu fascinant—et souvent hilarant—avec les règles de la grammaire et les définitions du dictionnaire. Une des toutes premières entrées du livre explique ainsi en quoi consiste l’acte sexuel qui unit les hommes à leur femme ressuscitée: «Relation avec la femme ressuscitée pour un nombre de jours particulier, acte superstitieux conçu pour assurer un maniement sécuritaire des appareils domestiques.» Le curieux peut en plus comprendre, s’il se réfère au lexique fourni, que le «vivant»—et donc le ressuscité?—est défini comme «ces membres, gens ou items qui continuent à mettre leurs mains en contact avec ce qui est chaud, caoutchouteux, ce qui ne peut être vu ou ne peut être soulevé». Il revient au lecteur de déduire le sens de ces fragments, en assemblant les pièces du casse-tête pour tenter de reconstruire le fonctionnement de la société déstabilisante que Marcus a créée.

Néanmoins, un livre comme The Age of Wire and String ne saurait être réduit à une sorte de devinette complexe. Si une part de la satisfaction que procure sa lecture est certainement cérébrale, quelque chose d’autre est aussi en jeu: le plaisir de voir les mots s’entrechoquer d’une façon inédite, et d’observer les créations parfois drôles, ou simplement déconcertantes, qui sortent du cerveau de l’auteur. Marcus ressemble en cela à une sorte de savant fou qui manie les mots comme d’autres les éprouvettes, et offre en spectacle à ses lecteurs des expériences qui ressemblent à des tours de passepasse, dont les ressorts échappent aux témoins.

Son deuxième ouvrage de fiction, -Notable American Women, publié en 2002 chez Vintage Books, est lui aussi centré sur une société fictive, située dans un Ohio assez peu conforme à l’original. Il s’agit par ailleurs du seul ouvrage de Ben Marcus à avoir été traduit en français, dans la collection 10/18, sous le titre Le silence de Jane Dark. Si les vignettes de The Age of Wire and String étaient très décousues, réunies seulement par leur appartenance à un même univers, Notable American Women se rapproche—presque!—d’un véritable roman. Encore une fois, Marcus triture le vocabulaire et la langue pour créer des associations bizarres, mais on y trouve à tout le moins quelques personnages et ce qui peut s’approcher de petites histoires, dont plusieurs mettent en scène un certain Ben Marcus, sa mère Jane, et son père Michael. Contrairement à ce que la présence de ces noms—qui sont réellement ceux des parents de Ben Marcus—pourrait laisser supposer, ce livre n’a rien à voir avec de l’autofiction. Pas de confessions familiales sordides ou larmoyantes ici.

Ce «roman» propose plutôt une incursion dans un monde où les femmes, menées par une certaine Jane Dark, ont fondé une secte consacrée à l’abolition de tout mouvement et de toute parole. Si les femmes décident massivement de se transformer en créatures inertes et muettes, c’est entre autres parce que l’Ohio décrit par Marcus est victime de vents intenses et de divers problèmes météorologiques: les mouvements humains, semble-t-il, ne feraient qu’amplifier ces perturbations. Jane Dark et ses adeptes, par leur étrange démarche et leur abstinence langagière, chercheraient à contribuer à l’équilibre climatique de leur région, aussi étonnant que cela puisse paraitre.

Les récits de Notable American Women, malgré leur aspect déjanté et leur ludisme, s’ancrent dans des expériences humaines relativement traditionnelles: la difficulté de s’émanciper de sa famille, le désir de singularité, le sens de la responsabilité collective, la méfiance envers les discours autoritaires. Il n’est pas non plus impossible de se lancer dans une interprétation symbolique des rapports familiaux parfois tordus qui sont représentés dans le roman, et plus d’un psychanalyste pourrait tirer matière à réflexion de la présence de la mère de Ben Marcus lors de ses ébats sexuels, réalisés selon les règles très particulières des rituels de la secte de Jane Dark. Toutefois, comme dans The Age of Wire and String, c’est la construction d’un monde nouveau par le langage et la liberté d’invention qu’elle permet qui constituent le véritable stimulant de Marcus. Cette passion pour la recherche langagière se confirme par les mentions de ses auteurs de prédilection au fil des entrevues et des articles, auteurs parmi lesquels se trouvent Jorge Luis Borges, créateur des merveilleuses Fictions, et Alain Robbe-Grillet, un des grands prêtres du Nouveau Roman, mouvement français qui a envoyé paitre les conceptions traditionnelles du récit et du personnage.

Ben Marcus a récemment consacré un essai à l’une de ses idoles de plume, l’iconoclaste écrivain Raymond Roussel, responsable de certaines des œuvres les plus inclassables du 20e siècle. Ben Marcus le présente comme une sorte de Jules Verne, mais dont les livres seraient sans drame, sans personnage et sans histoire: seuls les inventions langagières étranges et les délires technologiques demeurent. Des mots très similaires pourraient être utilisés pour décrire l’œuvre de Marcus, cette littérature qu’il a lui-même appelée de ses vœux dans The Believer et baptisée «essai lyrique», dans l’espoir que, prévenu par la présence de cette étiquette, le lecteur ne soit pas déçu par l’absence de rebondissements dans le livre. Ce type d’essai, tel que défini par Marcus, serait quelque chose comme «de la poésie lyrique et malicieuse, déguisée sous l’aspect d’une histoire, [...] assez brave pour placer des trous béants, effrayants, là où on pourrait normalement s’attendre à ce que soit fourni tout le contexte».

Même vendu sous un nom différent, ce genre d’œuvres de fiction a assez peu de chances de s’attirer les faveurs de Jonathan Franzen. Leur aspect hermétique et l’attention soutenue qu’elles demandent ne séduiront sans doute jamais non plus le gros du lectorat. Marcus n’y voit pas de problème particulier: la diversité en littérature n’a rien de malsain, au contraire. Le réalisme traditionnel permet au lecteur de s’identifier aux personnages d’un récit et de découvrir des réalités différentes de la sienne. Mais la veine expérimentale que défend Marcus ne prétend pas non plus se couper du monde. Elle cherche plutôt à renouveler le regard posé sur lui, en brisant les moules habituels qui règlent la majorité des romans. Quant à l’accusation d’élitisme brandie par Franzen, Marcus la rejette. Le dernier Alexandre Jardin ou l’œuvre de Raymond Roussel demandent au lecteur des niveaux d’attention très différents. Mais les codes de cette dernière s’apprivoisent, avec la pratique. C’est à force d’être confrontés à des œuvres déstabilisantes que les lecteurs deviennent capables de s’y promener.


Reconstruire l’alphabet

En janvier 2012, près de dix ans après la parution de son dernier ouvrage de fiction, Ben Marcus publie chez Knopf une nouvelle création, The Flame Alphabet. Les résumés et extraits du roman à venir qu’avait fait circuler l’éditeur indiquaient déjà que le langage, encore une fois, serait au cœur du projet. On racontait que le roman serait bâti autour d’une prémisse radicale: dans une société semblable à la nôtre, le langage devient tout à coup toxique. Littéralement. Entendre des mots conduit peu à peu à la mort.

Ce n’est pas la première fois que Ben Marcus tourne autour d’une idée de ce type. Après tout, les tentatives des femmes de Notable American Women de demeurer immobiles et muettes étaient destinées à prévenir des dangers météorologiques. À une plus petite échelle, Marcus parlait déjà de «mort par la conversation» pour décrire une situation beaucoup plus commune, celle de l’inconfort causé par le small talk autour de la machine à café entre collègues de bureau qui cherchent désespérément quoi se dire, dans une nouvelle intitulée The Moors. The Flame Alphabet, toutefois, quitte rapidement le territoire familier des lecteurs de Marcus. L’obsession de l’auteur pour le langage est là, oui, mais d’autres éléments font une apparition surprenante. Qui aurait pu prévoir, en effet, que le prochain roman de Marcus offrirait un récit facilement compréhensible, raconté d’une manière pas moins linéaire que la grande majorité des romans, et mettrait en scène de «vrais» personnages, dialogues et descriptions en prime?

Le dernier roman de Ben Marcus s’apparente à la veine «postapocalyptique» qu’avait illustrée de manière éclatante The Road, de Cormac McCarthy, en décrivant une société bouleversée par une catastrophe qui a détruit tous les repères, du code moral à la cellule familiale. Le protagoniste de The Flame Alphabet, Samuel, vit avec sa femme, Claire, et sa fille adolescente, Esther, dans une petite ville du nord des États-Unis. Au moment où le récit commence, le drame est déjà en cours: tous les adultes sont peu à peu en train de faiblir, au point de risquer la mort. La source de leur malaise? Les mots de leurs enfants. Sans que personne ne comprenne exactement la cause de ce nouveau fléau, la population constate que chaque parole prononcée par les enfants inflige des torts irréparables aux parents, de même qu’à tous ceux qui les entendent. Seuls les plus jeunes semblent immunisés contre ce phénomène.

Il apparait terriblement dangereux d’oublier que les mots sont loin d’être univoques et transparents, et que le langage est un outil dont la manipulation n’est pas sans conséquences.

La situation dégénère rapidement. Bientôt, ce ne sont plus seulement les paroles qui causent des torts irréparables, mais toute forme de communication. Samuel assiste, impuissant, à cette épidémie qui ravage sa famille: Esther torture ses parents à coup de discours et Claire s’accroche à son enfant, même si cet amour la détruit. Après quelques semaines, les enfants sont mis en quarantaine et laissés à eux-mêmes dans des zones isolées, tandis que les adultes prennent la fuite. Samuel perd la trace de sa famille. Dans ce monde où le silence règne et où même les émotions sur un visage aggravent la douleur, il n’y a plus de sentiments ou de vie sociale possibles. Aucune nouvelle du reste du monde ne peut parvenir aux oreilles du protagoniste. La crise est-elle mondiale? Combien de gens sont-ils morts? Rien ne circule à ce sujet. Samuel trouvera finalement refuge dans une sorte de centre de recherches, mi-hôpital, mi-prison, dirigé par un savant sans scrupules qui tente de trouver une cure au mal qui afflige toute la population.

Toute l’histoire est racontée depuis la conscience de Samuel. Mais même s’il perd peu à peu la maitrise de la parole, il n’en exprime pas moins ses pensées de manière parfaitement limpide pour le lecteur. Pas de monologue intérieur disjoncté, pas de phrases désarticulées pour exprimer la déroute du langage qui a cours dans le roman. Ce choix très singulier pour Marcus, qui aurait été le candidat idéal pour multiplier les essais stylistiques, a fait couler beaucoup d’encre. Bien sûr, le thème rejoint les préoccupations de Marcus, et toutes sortes d’éléments insolites rappellent la parenté du roman avec ses ouvrages précédents: des pilules «anticompréhension» qui brouillent le sens des paroles, une communauté de «Juifs des forêts» qui écoutent la messe à partir de radiotransmetteurs dissimulés dans des huttes secrètes, un sérum fabriqué à partir du souffle d’enfants. Le style, toutefois, tranche indéniablement avec le reste de la production de l’auteur.

Dans le cadre des entrevues promotionnelles qui ont accompagné la sortie du livre, Marcus n’a pas manqué de préciser qu’il n’était pas question pour lui d’abandonner la littérature expérimentale qu’il a pratiquée durant des années. La prose épurée de The Flame Alphabet lui était tout simplement apparue comme la mieux adaptée à l’histoire qu’il avait choisi de raconter. Il semblait même passablement lassé de ces classifications et des commentaires de critiques qui, après sa prise de bec avec Franzen, l’ont élevé au rang d’opposant officiel du réalisme traditionnel, ce qu’il n’a jamais prétendu être.

Il est clair que le choix de cette prose classique, aisément accessible, pour donner corps à un récit tout entier centré sur l’idée de la disparition d’un langage commun, n’est pas innocent. Même avant que le langage ne devienne toxique, les mots étaient déjà des armes, à en croire le personnage de Samuel. Ses rapports tumultueux avec sa fille adolescente, toujours prête à lui rappeler les failles de son discours et l’inauthenticité cachée derrière chaque «ça va?», en témoignent. Le savant autoritaire qui dirige la clinique où -Samuel a trouvé refuge abuse de sa maitrise langagière pour dominer tous ceux qui l’entourent, et instaurer à son profit une sorte de régime totalitaire. Même la relation de Samuel avec sa femme, pourtant sereine, était remplie de multiples abcès d’incompréhension avant que l’épidémie ne survienne. Il apparait au bout du compte qu’il y a peut-être une paix à gagner dans le silence.

Mais ce n’est qu’en partant de ce langage partagé par tous que Marcus pouvait justement montrer ses limites. Malgré quelques inventions qui versent du côté de l’humour insolite, Marcus emploie dans The Flame Alphabet une langue dépourvue d’ironie, une langue littérale. Le narrateur—et l’auteur derrière—ne cherche jamais à épater son interlocuteur par sa maitrise des différents niveaux de langue ou des codes sociaux. Rien de plus logique: l’emploi d’un langage commun est nécessaire, au moins comme point de départ, pour que soit révélée l’ampleur des perturbations occasionnées par sa disparition. C’est aussi, au final, la meilleure manière de montrer ses fissures.

Cela n’est pas sans lien avec le débat Franzen-Marcus: Marcus reprochait à -Franzen de n’apprécier la langue d’un roman que si elle était transparente, pour que rien ne vienne rompre l’illusion de réel ou compliquer la lecture. Or, dans ce cas-ci, opter pour un monde réaliste permet à Marcus de souligner l’aspect «carton-pâte» de cette fabrication, en signalant à quel point les «vraies» émotions, les personnalités bien constituées—l’apanage des meilleurs romans traditionnels—reposent d’abord et avant tout sur des liens de langage. Elles aussi sont enfantées par les mots, qui ont un poids, et qui ne sont jamais neutres. La prétendue normalité du réalisme de Franzen est tout autant une construction que les mondes fictifs insolites de Marcus. Ce constat appelle son lot de questions, au-delà de la littérature. Il apparait terriblement dangereux d’oublier que les mots sont loin d’être univoques et transparents, et que le langage est un outil dont la manipulation n’est pas sans conséquences. The Flame Alphabet et toute l’esthétique de Marcus avec lui sont une école d’attention portée au langage, à sa charge, aux effets pervers ou libérateurs de la rhétorique.

À certains égards, The Flame Alphabet n’est peut-être pas le meilleur roman de Marcus. Quelque chose dans la folie échevelée de The Age of Wire and String ou de Notable American Women rendait le propos plus fascinant, plus ludique dans son opacité. Ici, les mots ressemblent à des jouets délaissés, dont la magie s’est effritée à force d’avoir été cause de tant de crimes, petits et grands. The Flame Alphabet, en ce sens, est la plus mélancolique des œuvres de Marcus. C’est sans doute aussi la plus travaillée par les réflexions éthiques, et il serait naïf de croire que son réalisme déstabilisant soit une quelconque abdication devant le poids de la tradition romanesque.

Marcus comparait ceux qui se lancent dans l’écriture de romans construits selon les normes traditionnelles à des musiciens qui ne jouent que des reprises ou des chansons pop préfabriquées. Lui-même, dans de The Flame Alphabet, semble avoir adopté une mélodie entrainante pour mieux y plaquer des paroles qui viennent chanter les -limites de toute cette entreprise. Et pourtant, ne peut-on pas s’empêcher de remarquer, -cette incursion en zone traditionnelle est aussi la preuve que ces formes de fiction offrent encore des potentialités intéressantes, à condition peut-être d’adopter les chemins de traverse.


Laurence Côté-Fournier est doctorante en études littéraires à l’UQAM et membre du comité de rédaction de Salon Double. Elle a publié des nouvelles dans Zinc et Mœbius, en plus d’avoir participé au projet Les monstres spectaculaires, aux éditions Rodrigol.


Pour aller plus loin

The Flame Alphabet, Ben Marcus, Knopf, 2012, 304p

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