La gestion pour réenchanter le monde

Miriam Fahmy
 credit: Illustration: François Pensec / Metro Sketcher
Illustration: François Pensec / Metro Sketcher
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Essai

La gestion pour réenchanter le monde

Dans la foulée des méthodes de gestion humanisantes, la Théorie U s’est taillé une place de choix. Appliquée dans de nombreuses entreprises et institutions publiques, elle prétend que la solution à nos problèmes individuels, organisationnels et sociaux se trouve... en nous. À une époque où le besoin de croire semble impossible à combler, la popularité de telles approches n’a rien d’étonnant. Notre journaliste s’est faufilée entre les participants d’une formation sur la Théorie U pour y voir de plus près.

Considéré dans ce texte

Le management humanisant. La mort annoncée du bigger is better. Otto Scharmer. Steve Jobs. L’avenir en construction. Comment accéder aux couches profondes de l’esprit. Les gourous d’Oprah.

J’ai rencontré Stéphane pendant l’activité brise-glace. La consigne: se présenter à quelqu’un qu’on ne connaissait pas et lui raconter un «moment ah-ah!» vécu au cours des premières semaines de la formation. Bon joueur, Stéphane a plutôt accepté de répondre à mon barrage de questions. Que faisait-il là? Que pensait-il de la Théorie U et de son auteur, Otto Scharmer? Ladite théorie lui avait fourni des termes pour nommer ce qu’il vivait intérieurement, m’a-t-il répondu. Il a cité Scharmer comme on cite un grand penseur ou un texte sacré. Il m’a expliqué que lorsque se réunissait le «cercle de présence» qu’il avait formé avec six autres personnes, une septième chaise demeurait libre, pour «accueillir la présence». Plus tard dans la soirée, lors de la séance plénière, Stéphane confiera au groupe qu’il la trouvait difficile, l’étape du «laisser émerger». Il se demandait combien de temps il lui faudrait attendre avant que quelque chose ne se produise.

L’espace communautaire du Mile End où nous étions réunis faisait salle comble. Assis sur des chaises d’écoliers, mais sans tables pour favoriser la rencontre et l’écoute active, nous allions accueillir ce soir-là une invitée de marque: Julie Arts, une des organisatrices du mooc (massive open online course) que suivaient les membres du groupe. Les mooc sont des cours de niveau universitaire, donnés en ligne, ouverts à tous et sans frais. Intitulé «U.Lab: Leading from the Emerging Future», celui-ci était dispensé par la Sloan School of Management, du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT).

J’avais déjà entendu parler de la Théorie U, il y a quelques années. Ce n’était pas encore un succès retentissant de pédagogie sans frontières, seulement un livre qui circulait dans les milieux de l’animation sociale et du développement organisationnel. À l’époque, il m’avait laissé l’impression d’un énième ouvrage de gestion au jargon épuisant d’imprécision et aux schémas mignons, mais sans réelle signification. Depuis, ma curiosité avait grandi en même temps que je constatais autour de moi un engouement pour cette approche. Et que je m’étais mise à pratiquer la méditation.

Je m’étais donc faufilée entre les participants de la formation avec la ferme intention de mieux comprendre.

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Après l’activité brise-glace, nous nous sommes mis debout pour former un cercle et, les yeux fermés, avons respiré consciemment en silence pendant deux minutes. Puis, l’animatrice nous a invités à nous rassoir et nous a présenté notre conférencière avec les éloges qu’il convient d’user pour une personne de marque. Souriante, affichant une modestie qui contrastait avec le statut qu’on semblait lui accorder, Julie Arts a pris la parole en nous racontant une anecdote: un homme qu’on aurait pu qualifier de très corporate s’était retrouvé dans un des groupes d’apprentissage qu’elle animait à Bruxelles. Un jour, il lui a demandé «Pourquoi tu fais ça sans être payée? Et tu offres la collation en plus!». Elle lui a répondu «Je suis heureuse, merci». Quelques semaines plus tard, l’homme organisait à son tour un groupe d’apprentissage et y investissait tout son temps, parce que lui aussi, ça le rendait heureux.

L’anecdote a plu. Dans le silence respectueux d’un groupe qui ne juge ni ne commente les interventions des autres, les sourires connaisseurs et les yeux plissés ont exprimé leur compréhension du message profond imparti par l’invitée-qui-parle-en-paraboles.

Pour l’exercice suivant, on nous a invités à «réfléchir à l’invitation qui nous avait amenés au U». Tout le monde a fait le travail diligemment. Des regards songeurs, certains portés vers l’horizon. Des stylos qui se sont activés sur des calepins. Quelques yeux fermés aussi, comme pour accéder à une réponse lointaine, enfouie en soi. Dans le partage de leurs réflexions, les participants ont parlé de communauté, de présence, de l’importance du lien, du silence, de l’accueil.


L’avenir à saisir

Quand il donne des conférences, Otto Scharmer prend son temps. Il parle lentement, en faisant souvent de longues pauses. Les angles droits de ses lunettes répercutent les lignes escarpées de son visage. Le professeur d’origine allemande s’exprime avec un accent carré. Une enveloppe sévère qui abrite pourtant une pensée souple et mouvante, une énergie douce et calme. Parfois, en pleine présentation, il demande à l’auditoire de se poser une question. Puis il attend en silence pendant de longues secondes pour permettre à chacun d’y penser. Il veut vraiment qu’on y pense.

Otto Scharmer est l’auteur de U Theory. Dans le cours qu’il a tiré de son livre, il enseigne un processus qui permettrait à ceux qui le suivent d’accroitre l’acuité de leur perception et la finesse de leur connaissance d’eux-mêmes et du monde. Sa méthode serait si puissante qu’elle donnerait la capacité de «pressentir l’avenir alors même qu’il émerge», de «s’aligner sur lui», de «le guider et de se laisser guider par lui en même temps». Un avenir que l’on construit dans chaque instant.

«Quelque chose se meurt et quelque chose d’autre veut naitre.» Paraphrasant sans le nommer Gramsci, ou peut-être Václav Havel, Scharmer répète comme un mantra cette idée que nous sommes à la croisée des chemins. Nous pourrions continuer de foncer vers un mur civilisationnel, ou alors choisir de plonger en nous pour laisser s’exprimer, dans le silence de la contemplation, les solutions à nos problèmes—individuels, organisationnels et sociaux. Qu’est-ce qui se meurt, au juste, et qui attend d’être remplacé? «Ce qui meurt, c’est le super-size-me, le bigger is better, les décisions fondées sur les intérêts des uns au détriment du bienêtre des autres, c’est notre état généralisé d’irresponsabilité organisée», annonce-t-il. Ce qui veut naitre à la place de ce monde minable est par contre moins clairement articulé. Avant tout, il nous faut nous connecter à la partie profonde de notre conscience. Elle finira par s’exprimer.

Aux oreilles de certains, ces termes auront des airs de rengaine new age. Scharmer a pourtant intéressé des milliers de gens à son cours (85 000 inscriptions individuelles provenant de 193 pays), qu’il donne sous l’égide de l’une des plus prestigieuses universités du monde. Il est aussi un consultant recherché. Parmi ses clients: le colossal Alibaba, les gouvernements de Dubaï, de l’Afrique du Sud et de l’Allemagne, les compagnies Shell et Nike, et la plus grosse banque de Chine.

Pour Anne-Marie Grandtner, animatrice d’un des groupes de réflexion formés en marge du cours à Montréal, Scharmer a réussi à raccorder différents courants disparates pour former une grande idée qu’il a habilement ficelée en une démarche praticable. Et il a créé un mouvement mondial pris très au sérieux autant par des dirigeants de multinationales, des chefs d’État, des chercheurs que par des maitres spirituels. À Montréal, Concordia héberge un U.Lab, et une demi-dizaine d’autres ont émergé à travers le Québec. Des consultants en changement organisationnel ont appliqué sa théorie en entreprise ou dans des institutions publiques: municipalité en Suède, gouvernement écossais, système de santé québécois.

Il y a, dans la Théorie U, une volonté d’accéder à une intelligence supérieure située dans les couches profondes de l’esprit. Rien de surprenant à ce qu’elle dégage donc un parfum de spiritualité orientale. Scharmer ne se prive pas d’employer le langage de la «pleine conscience», cette capacité, enseignée par la tradition bouddhiste, de prêter attention à notre attention. Sa méthode invite d’ailleurs à la pratique de la méditation.

La Théorie U se situe au croisement étonnant de la techno-cratie managériale—avec ses processus, ses étapes, ses recettes mais sans la hiérarchie et le contrôle des pratiques gestionnaires traditionnelles—et d’une sorte de métaphysique du changement: on ne peut transformer le monde que si on se transforme soi-même.

Au début, mon alarme anti-bullshsit a sonné à fond. Me sont venus en tête les gourous chéris d’Oprah, racontant le moment où leur conscience a basculé de la noirceur vers la lumière, vers la connaissance pure et totale du monde, qu’ils partageaient désormais avec tous pour la modique somme de 19,95$.

Mais Scharmer est d’une autre espèce. Il a élaboré sa théorie après avoir étudié des dizaines d’entreprises et d’organisations pendant 15 ans. Il a travaillé avec des chercheurs de renommée internationale. Il est hébergé par le mit! Me voilà rassurée. C’est la méthode scientifique qui se laisse influencer par des considérations existentielles.

Une approche que la majorité des adeptes à qui j’ai parlé refusent cependant de qualifier de spirituelle. «Parce qu’au Québec, on est allergiques à ces affaires-là.»


Pendant que Scharmer menait ses travaux, un courant généralisé d’«humanisation» de la gestion a émergé, une mode qui fait fureur dans certaines industries en quête de (bonne) conscience. «Compassionate business», «conscious leadership», «wholeness» sont les nouveaux mots d’ordre d’un management qui ambitionne de transformer la froide entreprise taylorienne en lieu d’émancipation individuelle. Une classe de consultants s’est formée pour répondre à l’appel en offrant à prix d’or une kyrielle d’ateliers, de conférences, de méthodes d’accompagnement.

Dans le prolongement de cette tendance, la vague de la méditation a déferlé sur Silicon Valley. Au langage de la liberté et de l’épanouissement s’est ajouté celui de la pleine conscience. Les dirigeants des gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et autres colosses de l’informatique se sont mis à vanter les mérites de la méditation et à la proposer à leurs employés. Sur YouTube, on peut entendre des pdg raconter avec une ferveur missionnaire leur rencontre avec le Dalaï Lama. Le moment où ils ont compris la différence entre la compassion et l’empathie. La fois où ils ont coaché un collègue sur la façon de s’aimer soi-même. Dans le magazine Mindful, la titraille annonce: «La pleine conscience peut améliorer la stratégie d’entreprise»; «Vous pouvez innover pendant que vous méditez»; «Utilisez la pleine conscience pour propulser votre créativité au travail». Des dizaines d’ouvrages proposent des études de cas sur les «mindful organisations». Et depuis 2015, leaders spirituels, gens d’affaires et investisseurs se rassemblent à la très courue conférence annuelle Wisdom 2.0 pour discuter «management compassionnel».

C’est bien connu: Steve Jobs méditait. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir la fâcheuse habitude d’intimider, d’humilier ou de réprimander brutalement ses employés et ses collaborateurs. Il ne méditait pas pour devenir plus altruiste ni pour faire advenir la paix sur la terre. D’après son biographe, la pratique de la méditation zen lui permettait d’aiguiser ses fonctions cognitives, d’atteindre des sommets de perspicacité et d’éveil intellectuel. Des capacités qui l’ont bien servi dans la conception de produits informatiques intuitifs et addictifs.

De la même façon, ses émules rappellent toujours— question de rassurer les actionnaires à l’écoute—que tout cela est bon, oui oui, pour le bienêtre des employés, mais surtout pour l’efficacité. Le rendement du capital investi n’est jamais très loin dans l’argumentaire. Bémol prévisible dans cette étrange union entre une philosophie de la paix intérieure et une industrie hypermatérialiste vouée au culte de la performance.

La prétendue autonomie des travailleurs camouflant de bonnes vieilles pratiques de contrôle et de surveillance; le «travail intérieur» pour mieux servir la productivité de l’entreprise: plus j’avançais dans mon enquête sur la Théorie U, plus je redoutais de trouver là une autre manifestation de cet appétit du capitalisme tardif pour tout ce qui peut le préserver.


Soigner les névroses du monde occidental

Une question que pose Scharmer chaque fois qu’il présente sa théorie: «Comment se fait-il que, collectivement, nous créions des résultats dont personne ne veut?» La question saisit tellement elle est candide, tellement elle fait fi des logiques d’abus et d’usurpation des uns par les autres qu’on évoque habituellement pour expliquer les problèmes du monde. Pour Scharmer, nous sommes tous responsables de ce qu’il nomme les «fractures»: la fracture écologique (les humains sont déconnectés de la nature, nous utilisons une planète et demie pour répondre à nos besoins matériels); la fracture socioéconomique (les inégalités ont explosé, nous ne sommes plus capables de nous mettre dans les souliers des autres); et la fracture spirituelle (nous sommes déprimés, anxieux, en burnout généralisé).

Dans son fourretout des malheurs du monde qui n’attendent que notre éveil de conscience pour être dissolus, on trouve notamment les guerres, la déroute des médias, la dégradation des écosystèmes, la stagnation économique, la crise des réfugiés, la montée du suicide, le fanatisme religieux, le fondamentalisme technologique, la déconfiture des banques, l’essor de la droite, le néolibéralisme, la crise de la démocratie, le Brexit! Tous auraient la même source unique, sous-jacente: la crise de sens. À crise maitresse, solution maitresse: nous devons reconquérir notre intériorité. «La forme suit la conscience»; notre façon de penser le monde engendre le monde, croit Scharmer. Si on le pense à travers le prisme de la peur, de la fermeture ou de la violence, on créera nécessairement un monde épeurant, fermé et violent. Simplisme désarmant évoquant la fâcheuse théorie «The Secret», qui prêchait le «think positive!» comme voie d’accès rapide à la satisfaction de nos aspirations.

Mais ici, le pouvoir de la conscience est au service du changement social. Le but est explicite: Scharmer espère outiller ses pratiquants pour qu’ils résolvent les plus graves problèmes de notre époque. Chacun faisant ce travail «d’ouverture d’esprit, de cœur et de volonté», on basculera vers un nouveau paradigme, on passera de notre actuel «égo-système» à un salvateur «écosystème».

Si le changement commence par soi, les étapes sub-séquentes ne se déroulent pas en mode solo pour autant. Son processus de transformation débouche rapidement sur le dialogue, qui doit faciliter le travail collaboratif, la cocréation, la mobilisation de l’intelligence collective. Il rejette farouchement les hiérarchies et le contrôle qui caractérisent les organisations traditionnelles. Une utopie collectiviste pour la modernité individualiste.

Mais Scharmer n’est pas un anticapitaliste décroissantiste—en tout cas, s’il l’est, il se garde bien de l’afficher. Son premier public est une classe de gestionnaires en quête de nouveaux modèles organisationnels qui satisferont les besoins d’épanouissement de leur main-d’œuvre tout en les aidant à atteindre leurs objectifs d’affaires. Et ce n’est pas dans les départements de théologie ni de cultural studies, mais bien dans les départements de management qu’on offre des programmes qui intègrent la pratique spirituelle. À la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval, on propose une formation aux cadres et aux entrepreneurs intitulée «Complexité, conscience et gestion». On y postule qu’il y a des stades de conscience plus élevés auxquels on peut accéder. Et on vous montrera comment y arriver.

Dans son bestseller mondial Reinventing Organizations, l’auteur français Frédéric Laloux fait le même constat que Scharmer: le management est basé sur un système de croyances, et ce système peut et doit évoluer. «Les entreprises sont trop souvent des lieux sans âme, au sens premier du terme: des lieux où nos égos s’empoignent et s’épuisent, et où nos âmes se sentent étrangères.» Cet ancien consultant associé chez McKinsey a capté un air du temps: le chèque de paie ne suffit plus pour qu’on accepte de s’abrutir dans un métier aliénant pendant trois ou quatre décennies. Dans toutes les industries, les entreprises se demandent d’ailleurs comment attirer et retenir les jeunes professionnels élevés au «Sois authentique», «Tu es spécial», «Ne te contente pas de l’ordinaire».

Laloux a tiré des leçons de son étude d’organisations innovantes. Il enjoint les entrepreneurs et les dirigeants à créer des entreprises horizontales, complètement transparentes, avec des équipes autogérées. Les environnements propices à susciter l’engagement et la confiance incluront nécessairement des espaces de recueillement, croit-il. Citant, comme le fait aussi Scharmer, la célèbre phrase d’Einstein, Laloux rappelle que l’on ne résoudra jamais les problèmes qui nous affligent depuis le niveau de conscience qui les a créés. Il annonce d’entrée de jeu qu’il nous faut trouver «la pleine authenticité en relation avec autrui, et la pleine authenticité en relation à la vie et à la nature».


Ici, le pouvoir de la conscience est au service du changement social. Le but: outiller les pratiquants pour qu’ils résolvent les plus graves problèmes de notre époque.


Spiritualité 21

Tapie dans l’ombre de ces méthodes, la question religieuse reste comme un tabou, une frontière qu’il ne faut surtout pas franchir. On parle de sens, de spiritualité, de contemplation et de méditation, mais jamais de Dieu. Pour l’investigatrice en quête d’explications que je suis, il est cependant impossible de ne pas voir dans la popularité de ces approches l’expression d’un besoin de transcendance qui ne trouve pas de source où s’étancher. Dans notre monde déconfessionnalisé, l’évacuation presque totale de la croyance dans l’invisible engendre une sorte de quête sans fin, tous azimuts. Libérés de tout, nous cherchons désespérément à nous raccrocher à quelque chose. Mais attention! Surtout pas à des dogmes ou à un seigneur. La spiritualité occidentale au 21e siècle ne peut prendre la forme d’une relation de l’individu avec un être supérieur. Elle est pensée—par contraste avec la matérialité, la vitesse et la performativité sociale de notre monde—comme une intériorité lente et silencieuse.

Pour les théoriciens du changement de paradigme, l’indispensable «mise à niveau» de la conscience humaine passera par l’expérience intime de soi, nous permettant dès lors d’accéder à une compréhension fine du monde. La Théorie U est d’ailleurs avant tout une pratique, un exercice sans fin, à la destination fuyante. Quelque chose qui appelle un mystère. Voilà pourquoi les participants enthousiastes que j’ai rencontrés consacrent beaucoup de temps à essayer de décrire ce qu’ils vivent, et là où ils s’en vont.

Assouvir les besoins spirituels individuels pour répondre aux besoins collectifs. L’idée n’est pas nouvelle. Pour le théoricien du pair-à-pair (p2p) Michel Bauwens, la spiritualité et la religion portent toujours la marque des contextes sociaux dans lesquels elles sont nées. Par exemple, rappelle-t-il, la structure et les idées organisationnelles de l’Église catholique et de la Sangha bouddhiste sont traversées de puissants éléments féodaux. Les églises protestantes sont fortement liées aux formes du capitalisme émergent. Tandis que le New Age est une sorte de grand marché où une variété d’expériences spirituelles sont disponibles à l’achat. À l’heure de la production p2p, il est normal que naissent des courants de spiritualité crowdsourced, où l’on mutualise ses énergies spirituelles dans une sorte de communion de la conscience au service du bien commun. Un Wikipédia de l’âme.

Mais ces révolutionnaires devront ramer fort s’ils espè-rent réenchanter le monde.

Comme bien d’autres théories du changement, la Théorie U emploie des termes vagues, flous, que chacun peut interpréter à sa guise: le potentiel de détournement ne manque pas. Surtout quand ladite théorie prétend conférer à ses praticiens, par des voies invisibles, des pouvoirs supérieurs de connaissance et d’action. Ce genre de prétention suscite rapidement la méfiance. La consultante Marie Côté, qui intègre certains aspects de la Théorie U dans son travail avec les entreprises, croit qu’elle peut être appliquée de façon très prosaïque (ce qu’elle fait) comme de façon mystique. Mais au Québec, on n’en veut pas, de mystique, surtout depuis l’épisode des illuminés de la secte de l’Ordre du temple solaire qui avaient infiltré la direction d’Hydro-Québec dans les années 1990, et dont le souvenir n’est jamais très loin dans l’esprit des dirigeants d’entreprise, m’a-t-elle indiqué.


Révolution tranquille

À force de creuser, je vois bien que l’aspect subversif ne se situe pas dans la dimension ésotérique de la théorie. Il se trouve dans cette invitation à transformer la société en se positionnant à l’extérieur des luttes de pouvoir, sans désigner un ennemi à combattre ou choisir un camp idéologique. Une réponse au dégout ambiant pour le manège politique en forme d’évangile sans dogmes. Un projet politique sans politique.

Mais il est difficile de voir le potentiel de changement social d’une pratique qui n’intéressera pas ceux qui devraient l’appliquer en priorité. Ceux qui n’ont ni le temps ni l’envie de faire la révolution. Vous et moi, nous pourrions nous recueillir dans des Vipassana, tout en élaborant des plans pour un monde meilleur, sans que jamais cela «percole» vers le haut ou change les systèmes qui nous gouvernent. «Vision réductrice!», répondrait Scharmer. Le changement peut venir de la base, mais ça prend du temps. L’enquêteuse, elle, se sent plus pressée.

Et puis, en nous invitant à nous débarrasser de nos cadres mentaux (que Scharmer appelle «angles morts»), à nous délester de nos aprioris afin qu’émergent en nous des idées neuves, la Théorie U ne prépare-t-elle pas un monde où tout est possible, et en même temps rien du tout? Nos croyances nous servent de langage commun, elles sont le moteur de notre action.

Mais un doute me tenaille... Mon scepticisme est-il la plus parfaite illustration de la pertinence de la théorie? Mes critiques seraient-elles la manifestation de mon égo, de ma fermeture d’esprit, de cœur et de volonté?


Croire au cas où

Je dois le confesser: tout cela ne me laisse pas indifférente. La Théorie U a donné une forme et une certaine substance à des intuitions qui m’habitent depuis un moment. Comme pour Stéphane.

Que l’on veuille que l’égo lâche du lest dans la marche du monde me semble être un énorme projet politique. Que l’on cultive l’intériorité et l’écoute active aussi. Que l’on cesse d’appliquer les mêmes solutions aux maux de l’époque, voilà une ambition qui inspire. Que l’on reconnaisse que l’âme humaine a besoin de nourriture, et qu’aucun statut social ne comblera jamais notre soif de sens est une évidence qu’il faut, apparemment, toujours nous rap-peler. Est-ce que tout cela devrait être le projet d’une seule et même démarche de transformation des systèmes? Peut-être pas. À trop vouloir embrasser, on étreint mal.

Mais aucune révolution n’a jamais été faite sans ambition démesurée.

C’est la dernière séance du mooc. Otto Scharmer est à l’écran et nous parle de l’élection de Trump, ce «coup de semonce qui devrait nous éveiller à la haute mission qui nous attend». Il nous invite à répondre à cet évènement en pratiquant tous les jours 15 minutes d’immobilité silencieuse, en fondant un cercle de présence, en discutant avec des gens qui ne pensent pas comme nous. Avec son égo suranné, Trump est le symptôme de la maladie de notre civilisation, nous explique le professeur. Et le remède n’est pas une stratégie politique, médiatique ou civique, mais bien une démarche personnelle d’ouverture du cœur. Alors que je me laisse inspirer par ce crédo, je repense à cette profession de foi de Pierre Vadeboncœur: «Croire, ce n’est pas nécessairement croire. C’est aspirer.» 


Miriam Fahmy est chercheuse, éditrice et animatrice indépendante. Elle se spécialise dans les questions de démocratie, de justice sociale et des mutations du travail. Elle est enseignante invitée au Département de science politique de l’Université de Montréal et siège au comité éditorial de Nouveau Projet. Pendant ses études à HEC, personne ne l’a invitée à méditer.

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