La nouvelle droite vous informe

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Essai

La nouvelle droite vous informe

C’est aujourd’hui un lieu commun: pour faire des choix éclairés, les citoyens doivent être bien renseignés. Mais lorsque des groupes d’extrême droite décident de créer leurs propres plateformes d’actualités, quelle part y tiennent l’information, l’opinion et la propagande?

Considéré dans ce texte

L’extrême droite et la nouvelle droite au Québec. Le rôle du numérique dans la diffusion de leurs idées. La Meute. Le vigilantisme. L’islamophobie.

Fondée en octobre 2015 par deux anciens employés des Forces armées canadiennes, La Meute se veut un rempart contre ce que ses dirigeants présentent comme l’islamisation de la société québécoise. Bien qu’une partie de ses membres aient participé à des manifestations de rue, les activités de La Meute se déroulent essentiellement dans l’espace numérique, sur un site web, et en particulier sur une page Facebook privée. S’affichant comme un repère face au désarroi et au sentiment d’insécurité croissants exprimés par certains, le groupe attire de plus en plus d’abonnés—environ 50000 à ce jour. Seule une centaine d’entre eux y sont toutefois actifs régulièrement.

Instrumentalisant le contexte social et politique actuel, ils dénoncent plusieurs phénomènes: l’«immigration de masse» de personnes de confession musulmane, l’accueil d’immigrants syriens, le cas des jeunes Canadiens d’origine arabe suspectés d’être partis combattre pour l’État islamique. Ils voient le multiculturalisme, qu’ils honnissent, comme une menace pour les valeurs «canadiennes», c’est-à-dire les leurs.

La Meute brandit le spectre du risque pour la sécurité que pose l’immigration, et face à laquelle les autorités, prétendument soumises aux intérêts du pétrodollar, font montre de laxisme et d’aplaventrisme, au point de perdre tout contrôle. Le groupe mobilise de nombreux adhérents et influence leur mentalité, car il confère une certaine légitimité à la croyance selon laquelle l’Islam et ses pratiques—sans distinction aucune—seraient une hérésie dans les sociétés québécoise et canadienne. Tel un incubateur, la communauté offre un espace protégé, privé, qui permet l’éclosion d’idées qui seraient condamnées si elles étaient exprimées dans l’espace public. Elle génère une solidarité tout organique entre ses membres, mais creuse le fossé qui les sépare du reste de la société, accusée de naïveté et d’aveuglement devant le danger incarné par l’immigration et le risque d’islamisation. La Meute galvanise l’ardeur de ses adeptes, puisqu’elle accueille ceux qui ne s’identifient pas aux options politiques parlementaires existantes.

De nombreux groupes issus de la mouvance d’extrême droite extraparlementaire dans la province—Pegida Québec, par exemple—sont fragmentés. La Meute, elle, impose des règles strictes de fonctionnement à ses abonnés. Il est ainsi interdit de tenir des propos haineux sur le site ou de faire la promotion de la violence, sous peine d’être immédiatement exclu. Elle police son propre discours et structure le contenu des discussions entre ses membres (dans certains cas, cela dit, le propos présente une violence symbolique marquée). Ce mode de fonctionnement permet une cohésion rarement observée dans les groupes d’extrême droite canadiens étudiés jusqu’à maintenant.


Si la transformation profonde du rapport de force entre l’État et les citoyens a accéléré l’émergence de groupes comme La Meute, l’avènement du numérique est tout autant décisif dans leur expansion et leur développement.

Autre distinction: La Meute n’incite pas ses membres à poser des gestes violents contre les personnes de confession musulmane. Son objectif consiste avant tout à influencer l’opinion des citoyens, un à la fois, de manière à engranger suffisamment de voix pour exercer un poids significatif dans les débats publics, et forcer les partis politiques à se positionner par rapport aux enjeux de l’immigration et du multiculturalisme, un peu à la manière des lobbys. Une telle logique s’est déjà manifestée dans d’autres espaces publics—étatsuniens et européens—, provoquant une droitisation des débats politiques.


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La nouvelle droite

La Meute et d’autres regroupements comme les Soldats d’Odin, les Justiciers du peuple ou la Fédération des Québécois de souche sont généralement présentés comme des groupes d’extrême droite par les médias. Des distinctions s’imposent cependant, puisque cette étiquette ne décrit pas avec précision la réalité des discours et pratiques qui caractérisent ces formations aux multiples facettes.

Plus globalement, au sein de la droite, il faut différencier les mouvements (ultra)conservateurs et d’extrême droite. Les premiers soutiennent le patriotisme, la libre entreprise capitaliste et un ordre moral traditionaliste, et ne considèrent pas la violence comme un moyen d’arriver à leurs fins, du moins pas ouvertement. Les seconds se démarquent quant à eux par le fait qu’ils ciblent des attributs identitaires, soit la race, l’ethnicité ou l’appartenance religieuse, et font la promotion de la violence systématique envers un groupe donné, qu’il s’agisse d’immigrants, de non-blancs ou de personnes de confession religieuse différente. Cette violence peut être symbolique, mais aussi physique.

Au Québec, les groupes associés à la droite s’insèrent plus généralement dans le mouvement ultraconservateur qui a émergé aux États-Unis dans les années 1970, connu sous le nom de nouvelle droite. Il réunissait initialement des enthousiastes du marché libre, des libertariens, des anticommunistes et des conservateurs qui avaient un intérêt commun à bâtir un mouvement qui s’est progressivement transformé en une force politique. Les groupes désignés par l’appellation Freemen on the Land ainsi que les survivalistes s’inscrivent également dans cette mouvance. C’est par exemple dans ces mouvements que le slogan de la campagne présidentielle de Donald J. Trump, «Make America Great Again», puise son inspiration. Dès ses débuts, la nouvelle droite a milité pour le retour d’un ordre perdu fantasmé et s’est fixé pour objectif de sortir la vie politique, économique et morale de sa profonde décadence. Ce courant a mobilisé ses troupes au sein d’un vaste bassin, toutes classes confondues, des plus défavorisées aux plus prospères. Enfin, le succès populaire que connait la nouvelle droite ne tient pas tant à un fort leadership et aux qualités de ses dirigeants, caractéristiques traditionnelles de la «vieille droite», qu’aux actions que ceux-ci inspirent aux membres de la base.

Pour saisir pleinement les conditions d’émergence de la nouvelle droite, il est nécessaire de tenir compte de la transformation profonde des rapports de force intervenue au sein des sociétés, notamment entre l’État et le peuple.

Au cours des dernières décennies, on a observé une évolution marquée du rôle du citoyen qui, de simple sujet soumis aux autorités et à l’État, devient toujours plus autonome et tend à prendre spontanément en main la mise en place d’un ordre social exclusiviste et sectaire. Et ce, en dehors des mécanismes de fonctionnement institutionnels et démocratiques, comme le référendum, par exemple. Ainsi, au même titre que les Minutemen aux États-Unis—justiciers autoproclamés nés dans le contexte post 11-Septembre, qui traquent les clandestins à la frontière entre le Mexique et les États-Unis—, des groupes autonomes prônant une idéologie conservatrice se sont donné la mission de défendre ce qu’ils considèrent comme les principes fondamentaux de la culture américaine, sa foi et ses valeurs.

Les groupes issus de la nouvelle droite versent alors dans des activités de vigilantisme, autrement dit un ensemble de «pratiques collectives coercitives, mises en œuvre par des acteurs non étatiques afin de faire respecter certaines normes (sociales ou juridiques) et/ou d’exercer la “justice”—un terme qui fait principalement référence ici au châtiment, mais qui peut aussi évoquer, chez les vigilantes et leur public, un idéal sociétal»1. Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer, «Violer la loi pour maintenir l’ordre: le vigilantisme en débat», Politix, vol. 29, no 115, p. 17 (De Boeck, 2016).. Or, le vigilantisme auquel les groupes comme La Meute, les Soldats d’Odin ou Atalante s’affilient n’est pas tant centré sur la répression de la criminalité que sur la préservation de valeurs communautaires fondées sur des préjugés ethniques et sectaires. Il s’agit donc d’un vigilantisme axé sur un contrôle sociétal et une vision identitaire exclusiviste.


Le numérique et la nouvelle droite

Si le mouvement d’autonomisation engendré par la transformation profonde du rapport de force entre l’État et les citoyens a accéléré l’émergence de groupes comme La Meute, l’avènement du numérique est tout autant décisif dans leur expansion et leur développement. À de rares exceptions près, les activités menées par ces mouvements se déroulent dans l’espace médiatique, et en particulier numérique. Elles consistent en la production et la diffusion de contenus, essentiellement du discours. Aussi, les plateformes comme Facebook, Twitter, YouTube et Vimeo offrent des possibilités d’informer et de s’informer qui augmentent considérablement la visibilité de ces groupes et de leur message dans l’espace public.

Par exemple, Nomos-tv, qui se définit comme la «première webtélé souverainiste et patriote au Québec», produit des capsules qui prennent la forme d’entrevues, et quelquefois de monologues. Elles traitent du multiculturalisme, de l’immigration de masse ou de l’Islam radical, et portent des titres aussi évocateurs que «Le combat du Québec pour en finir avec le multiculturalisme canadien» ou «Le soutien du Québec à Marine Le Pen». Ces canaux de diffusion mettent en lumière un phénomène particulièrement intéressant dans la mise en forme des représentations d’une idéologie ultraconservatrice: la recherche d’un équilibre, souvent fragile, entre un discours dénonciateur, qui parfois se situe à la limite de la légalité et dont l’objectif consiste à attirer des membres, et la nécessité de préserver une image de respectabilité.

Quelles sont les conséquences du numérique sur cette mouvance? Premièrement, il participe à l’élaboration et à l’affirmation d’une identité collective. La solidarité et le sentiment d’appartenance qui caractérisent les liens entre les abonnés de la page Facebook de La Meute, par exemple, donnent naissance à une communauté virtuelle dont l’influence est réelle sur l’esprit de certains individus, qui se sentent autorisés à agir dans la sphère physique en vertu du soutien du groupe. À titre d’illustration, on note des cas où des personnes prétendent avoir parsemé de la viande de porc sur des stands halals dans des supermarchés, sans pour autant que ces comportements aient fait l’objet de critiques de la part des autres membres. Ou encore, en réponse à son inquiétude soulevée par la construction d’une mosquée dans son quartier, une femme s’est fait répondre par plusieurs membres de verser du sang de porc sur le terrain. Une personne a même affirmé que, puisqu’elle travaillait dans une porcherie, elle pouvait livrer le nécessaire. Ces écarts mettent en relief un phénomène plus profond, qui consiste en un consentement tacite à de telles pratiques, voire une banalisation des incivilités et des gestes haineux à caractère islamophobe—dont les effets sont tout à fait tangibles et délétères pour les citoyens canadiens de confession musulmane, qui courent le risque d’être progressivement marginalisés. En effet, la distinction entre les propos tenus en ligne et les gestes posés dans la sphère physique n’est plus opérante. Le fait de dépeindre, dans l’espace numérique, les musulmans comme une menace aux valeurs fondamentales de la société québécoise s’accompagne de conséquences réelles pour ces personnes au quotidien.


Le nombre croissant d’adhérents à ces groupes d’extrême droite doit-il être considéré comme un signe de la légitimité de ceux-ci, voire comme une authentique contestation populaire?

Deuxièmement, le numérique offre un moyen de co-ordonner les ressources nécessaires au développement de la nouvelle droite. Il permet non seulement de faire circuler les idées, mais aussi d’organiser et de synchroniser les actions menées dans la rue. Les grands rassemblements du 4 mars dernier, alors que des marches de protestation contre -l’Islam radical ont été organisées dans plusieurs villes canadiennes, en sont une illustration. L’influence du numérique s’observe également dans la structuration et la pérennisation des formations. Contrairement à ce qui a été observé par le passé, soit la grande fragmentation des groupes prônant une idéologie apparentée à celle de l’extrême droite, les formations actuelles constituent de réels incubateurs d’idées grâce aux outils numériques. Ceux-ci leur permettent de rassembler des individus épars et peu organisés en groupes, si ce n’est disciplinés, du moins structurés et plus susceptibles de poursuivre leurs objectifs et ainsi de durer.


Informer, polariser et influencer le débat public

Bien qu’il soit indiscutable que le numérique et les nouveaux médias aient augmenté les possibilités de diffuser des idées de droite et de s’informer sur la droite, extrême ou «nouvelle», et par là même contribué à étendre sa visibilité, il est important d’apporter des nuances. Le fait pour un abonné de consulter, de lire ou de commenter des sites d’information de droite ne fait pas automatiquement de lui un membre dévoué à cette idéologie. Les discours ne sont pas les personnes. Si les propos tenus sur ces sites offrent certes une fenêtre sur les opinions et les croyances de certains citoyens, ils ne permettent pas à eux seuls de les enfermer dans des catégories qui expriment une réalité homogénéisante. En effet, il est difficile de mesurer le degré de conviction des abonnés qui consultent ce type de plateformes. Un intérêt pour le contenu de ces sites—jusqu’ici calculé essentiellement en fonction du nombre de «J’aime», d’abonnés, ou encore de visionnements d’une vidéo—n’implique pas une adhésion complète et inconditionnelle aux idées qu’ils diffusent. Certaines peuvent paraitre séduisantes et sensées aux yeux d’une partie des gens qui fréquentent ces sites, sans pour autant qu’ils soutiennent l’ensemble des idées qui y sont prônées. Ainsi, La Meute, qui revendique 50000 adhérents, ne fonctionne que grâce à un noyau dur de militants qui se targuent d’avoir une base sociale élargie, alors même qu’il ne s’agit que d’amis Facebook, dont la loyauté vis-à-vis de l’organisation semble variable, pour ne pas dire chancelante.

Cela dit, ces plateformes, par l’activité de leurs commentateurs, participent à la banalisation du confinement de l’identité de l’Autre à des stéréotypes peu représentatifs de la réalité des citoyens canadiens de confession musulmane, qui constituent une proportion croissante de la démographie canadienne actuelle. Elles contribuent aussi à la marginalisation de certains groupes et, de ce fait, risquent d’ébranler, voire de briser la confiance, le lien social et la bonne entente entre les communautés, pourtant essentiels au bon fonctionnement d’une démocratie.

Or, à cette cohésion sociale horizontale—entre communautés—s’ajoute une dimension tout aussi préoccupante avec l’avènement de groupes tels que La Meute ou les Soldats d’Odin: l’affaiblissement de la cohésion sociale verticale—entre les citoyens et les autorités.

Dans un contexte de bouleversements sociétaux, en partie engendrés par une mondialisation souvent perçue par les franges conservatrices de la population comme étant peu maitrisée par les gouvernements—en particulier en raison de la mobilité transfrontalière des peuples, appréhendée quasi exclusivement à travers le prisme du danger qu’elle présenterait pour la collectivité—, l’autonomisation d’individus et de groupes, sous forme de vigilantisme, notamment, constitue un phénomène alarmant. En effet, ces groupes aspirent à la mise en place d’un ordre sociétal et à l’élaboration d’une citoyenneté définie sur des critères hautement restrictifs. En l’absence d’une extrême droite parlementaire, faut-il envisager ces mouvements autonomes comme un moyen de faire pression sur les autorités? Le nombre croissant d’adhérents à ces groupes doit-il être considéré comme un signe de la légitimité de ceux-ci, voire comme une authentique contestation populaire? Quoiqu’il en soit, on ne peut nier le poids que leurs idées ont acquis dans les débats publics. 


Samuel Tanner est professeur agrégé à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, chercheur au Centre international de criminologie comparée, ainsi que membre du comité exécutif du Canadian Network for Research on Terrorism, Security and Society (TSAS). Ses travaux portent sur l’extrémisme violent ainsi que sur l’incidence des technologies sur la sécurité.

Aurélie Campana est professeure titulaire au Département de science politique de l’Université Laval. Ses recherches portent sur les extrémismes de droite au Canada, l’engagement individuel au sein de ces mouvements et les microdynamiques des guerres civiles.

Intégrer la sphère publique

Récemment, certains dirigeants de La Meute se sont fait remarquer dans l’espace médiatique. Les «loups», comme ils se nomment eux-mêmes, sortent de leur tanière et manifestent une volonté de diffuser leurs idées. Le projet de création d’un cimetière musulman à Saint-Apollinaire a suscité au sein du groupe de vives réactions, et le chef de La Meute en Abitibi-Témiscamingue, Jack Grandmaison, s’y est opposé publiquement.

Il a par ailleurs déclaré vouloir «aller dans les écoles afin d’inciter les jeunes à adhérer à l’idéologie de La Meute». Même s’il est peu probable que ce projet se concrétise, il est tout de même inquiétant de constater que ce mouvement prend de l’expansion et affiche de plus en plus ouvertement ses idées islamophobes et xénophobes. Si La Meute se dissocie publiquement des gestes violents commis envers les Québécois de confession musulmane et les attentats contre les mosquées, il n’en reste pas moins que son discours de haine et de rejet de l’Autre peut conduire à la violence.

L’actualité nous en fournit plusieurs exemples: accrocher une affiche portant l’inscription saguenay ville blanche; distribuer des brochures montrant les méfaits de l’im-migration; refuser aux musulmans le droit d’aménager un lieu consacré où inhumer leurs morts; appeler au boycottage d’un commerce sous prétexte qu’on y vendrait des produits certifiés halals; envoyer un Coran endommagé et un message haineux à une mosquée.

Les mouvements d’extrême droite au Québec ne représentent peut-être pas une menace immédiate pour la sécurité nationale, mais ils représentent à tout le moins une menace pour la paix sociale.


Johanne Viel

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