Les chercheurs de sens anxieux

Charles Taylor
Photo: Joannie Lafrenière
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Les chercheurs de sens anxieux

Nouveau Projet a voulu poursuivre la réflexion sur le sens de la vie humaine en ce début de 21e siècle en discutant avec le philosophe montréalais de réputation internationale Charles Taylor. Jocelyn Maclure l’a rencontré pour lui faire part de ses réflexions et lui poser quelques questions inspirées de l’ouvrage L’Âge séculier. Le professeur Taylor a accepté de résumer les idées que lui a inspirées la discussion.

Comment donner un sens à la vie? Si la question va de soi aujourd’hui, cela n’a pas toujours été le cas. Pensons, par exemple, au conflit entre catholiques et protestants au sujet des moyens du salut humain pendant la période de la Réforme. Pouvait-on obtenir le salut par la foi seule ou les bonnes œuvres étaient-elles aussi nécessaires? Par delà cette dispute, tous s’entendaient pour dire qu’il fallait satisfaire les demandes de Dieu. La controverse portait sur la définition de ces demandes. La question même «ma vie a-t-elle un sens?» n’aurait pas eu de sens.

Si cette question a un sens pour nous—si elle nous paraît même incontournable—, c’est qu’aucune des réponses à cette question n’est à l’abri de la critique et de la contestation. Cela n’inclut pas seulement la transcendance religieuse, mais -toutes les formes de croyances et de dévouements, qu’elles soient religieuses ou humanistes. C’est d’ailleurs ce que «Nitch» voulait dire par «la mort de Dieu», qui se référait à l’érosion de toutes les formes de certitude et non seulement à la fin de la religion.

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Peut-on répondre catégoriquement à une question du genre «quelles sont les conditions nécessaires à une vie qui a un sens?». Il semble que non, du moins si on se fie au point de vue que les personnes adoptent au sujet de leur propre vie. Même les modes de vie les plus égoïstes trouvent des défenseurs. En fait, une personne absorbée dans un égoïsme étroit peut à certains égards être moins torturée que nous qui nous posons sans cesse la question du sens de l’existence. Tout ce qu’on peut dire c’est que pour nous, les chercheurs de sens anxieux, la vie de ces personnes semble étroite et appauvrie, qu’il leur manque quelque chose, une sensibilité à des causes, à des aspirations plus grandes, plus généreuses.

Mais qu’en est-il de ceux qui ont la foi en quelque chose qui transcende non seulement le soi, mais aussi le monde et les limites de la vie telles que nous les connaissons? Je pense par exemple aux chrétiens ou aux bouddhistes; disons, pour faire bref, aux «croyants». Ont-ils la même réaction à l’égard de ceux pour qui le sens de la vie est immanent ou «intramondain» que les chercheurs de sens anxieux ont à l’égard des égoïstes sereins? En d’autres termes, les croyants se demandent-ils si une certaine sensibilité ou une ouverture manque aux athées, aux agnostiques et aux autres humanistes qui excluent toutes formes de transcendance religieuse? Oui, ils doivent sans doute se le dire pour être cohérents par rapport à leur foi.

Mais la réciproque est tout aussi vraie. Les «non croyants», eux aussi, se disent souvent que les personnes religieuses se montrent aveugles ou insensibles à l’égard de certaines significations profondes, qu’il s’agisse de la solidarité universelle dont nous devons faire preuve ou de l’exaltation que l’on peut ressentir devant le défi de donner un sens à notre vie dans un univers parfaitement indifférent eu égard à notre sort (pensons encore une fois à «Nitch», suivi de Camus et de bien d’autres).

La logique n’interdit toutefois pas que les deux reproches contiennent chacun un élément de vérité. On assiste d’ailleurs peut-être aujourd’hui à une prise de conscience grandissante, chez les tenants des différentes options, que, comme Jocelyn le souligne, «quelque chose m’échappe peut-être». C’est ce sentiment qui nourrit l’intérêt croissant pour le dialogue et l’échange, que les religions établies appellent «œcuméniques», mais qui se pratiquent maintenant beaucoup plus largement. Soupçonner que la «plénitude» puisse se vivre de différentes façons nous pousse, que l’on soit croyant ou non, vers des échanges mutuellement enrichissants qui élargissent notre capacité à reconnaître l’humanité là où elle se trouve.

C’est ainsi que cohabitent, en ce début de 21e siècle, deux alliances objectives. D’un côté, les fondamentalistes religieux et les «athées en colère» se combattent et renforcent chez leurs fidèles les stéréotypes par rapport à l’«adversaire». De l’autre côté, un univers bariolé de reconnaissance mutuelle se construit patiemment au hasard des rencontres et des occasions de dialogue. Souhaitons, pour notre sort à tous, que notre siècle fasse la part belle à cette deuxième alliance.

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