Lire dans le confessionnal
- Publié dans : Nouveau Projet 10
Lire dans le confessionnal
Au cours des dernières années, les lecteurs se sont tournés en masse vers des œuvres littéraires fortement ancrées dans le réel. Mais à quel point ces récits autobiographiques doivent-ils être fidèles à la réalité, pour nous aider à mieux comprendre notre propre vie?
Mon combat, de Karl Ove Knausgaard (2012–2016). Reality Hunger, de David Shields (2010). Les œuvres d’Emmanuel Carrère, d’Annie Ernaux, de Maggie Nelson, de Joan Didion. Oprah et la délicate question de la «vérité». Ce que peut accomplir la littérature.
Emmanuel Carrère est assis à une petite table à l’avant de la librairie, face à une horde de lecteurs curieux, son visage ridé affichant un sourire bienveillant. Nous sommes en 2014, et il est à Montréal pour faire la promotion de son livre Le royaume, récit qui raconte la brève période durant laquelle il a été un chrétien passionné, ainsi que l’histoire fascinante des débuts de l’Église. Après la discussion avec l’animatrice suit la traditionnelle période de questions. Plusieurs croyants, polis mais d’une ferveur plutôt angoissée, viennent alors l’interroger sur sa foi et lui dire l’importance que Dieu a pour eux. Ils exposent des bribes de leur vie, partagent leurs convictions, vulnérables et sincères, avec l’écrivain. On dirait qu’ils espèrent une conversion spectaculaire, que Carrère révisera son jugement, lui qui ne croit plus. D’autres ont le souhait opposé: un athée règle des comptes avec la religion et les gens assez bêtes pour se laisser endoctriner. Carrère répond à tous avec adresse et courtoisie, mais les tient aussi à distance. Il est là pour discuter littérature.
Difficile de blâmer les gens qui attendent autre chose de Carrère: du fond de la librairie, je ne peux m’empêcher de répéter à mon amoureux que l’écrivain a l’air aimable, qu’il doit être une bonne personne. Je sais qu’il ne faut pas confondre l’auteur et l’être de papier, et pourtant, malgré moi, je succombe à cette idée et le vois tel qu’il se décrit dans ses livres. Depuis 15 ans, Carrère s’est lancé dans une série de récits biographiques dont il est tantôt le sujet (Un roman russe), tantôt le narrateur (Limonov, L’adversaire), interprétant son propre destin à l’aune des gestes—généralement plus radicaux—que d’autres ont posés. Du salaud égocentrique d’Un roman russe, Carrère se transforme progressivement en un homme capable d’altruisme et de compassion, qui découvre la valeur de la bonté. D’autres vies que la mienne montre le moment pivot de cette évolution lorsque, au Sri Lanka en 2004, le décès d’une enfant pendant le tsunami l’amène lentement à réformer son cœur.
Quand j’ai lu la conclusion de ce livre, qui révélait un homme serein, j’ai pleuré dans le métro, moi qui espérais un renouveau auquel les mots de l’écrivain me permettaient de croire. Je ne suis pas seule à avoir été bouleversée par les confessions de Carrère, comme en témoigne le succès gigantesque de ses derniers livres (plus de 200 000 ventes pour Le royaume). Mais pourquoi ces confessions suscitent-elles autant d’intérêt, une adhésion aussi forte? Peut-être parce que le dévoilement de faits intimes, les réflexions sur des problèmes éthiques ou sur ce qui peut faire basculer un être en apparence normal incitent les lecteurs à réfléchir à leur propre vie, comme je le constate en écoutant les témoignages des croyants à la librairie.
Mais il semble que l’authenticité de la confession ne doive pas laisser de doutes pour qu’elle ait du poids. Carrère donne parfaitement cette illusion de sincérité. S’il parle aussi simplement, avec une telle sobriété et une telle sévérité, c’est qu’il ne ment pas, ne peut-on s’empêcher de penser en le lisant. N’importe quel écrivain sait pourtant ce qu’une efficacité pareille doit au travail sur les effets et aux efforts de précision; à la littérature, donc. Nous nous tournons vers des personnes de chair et d’os pour comprendre notre propre vie; mais à quel point leurs récits doivent-ils fidèlement représenter la réalité?
Se nourrir au réel
Cette question s’est posée à plusieurs reprises, ces dernières années. Dans son essai Reality Hunger: A Manifesto (2010), l’écrivain David Shields a parlé du désir de réel perceptible partout dans la culture contemporaine: envie d’histoires vraies, de situations vraies. Selon l’auteur, qui affiche un parti pris évident pour cette tendance, le récit de fiction, et à plus forte raison le roman, seraient épuisés. L’artifice de situations que le lecteur sait imaginées de toutes pièces est trop criant pour être efficace. Qu’est-ce que ce format pourrait bien nous apprendre de neuf sur notre monde? Shields voit des preuves de ce changement dans le ton de séries telles que Curb Your Enthusiasm ou The Office, qui reproduisent le style des documentaires, tout comme dans le succès de la téléréalité.
Nous nous tournons vers des personnes de chair et d’os pour comprendre notre propre vie; mais à quel point leurs récits doivent-ils fidèlement représenter la réalité?
Dans le domaine littéraire, ses meilleurs représentants (Emmanuel Carrère, Annie Ernaux, Maggie Nelson, Joan Didion) pratiquent une sorte d’hybride entre essai et récit, où la biographie d’un individu—parfois l’auteur, mais pas toujours—est placée au cœur de réflexions plus larges sur l’existence. On ne peut cependant jurer de rien, côté fidélité aux évènements. Ainsi, Annie Ernaux met un point d’honneur à ne pas combler les trous de sa mémoire avec des inventions, pas plus qu’elle ne dramatise des scènes pour augmenter leur impact. Édouard Louis, l’auteur du best-seller En finir avec Eddy Bellegueule, s’est inspiré de la démarche d’Ernaux pour décrire la misère affective et culturelle de son adolescence en Picardie, mais a eu moins de rigueur: on lui a reproché d’avoir travesti les faits pour exagérer la noirceur de son environnement et la méchanceté de ses camarades.
Parmi les cas les plus célèbres se trouve surtout le scandale provoqué par A Million Little Pieces, de James Frey, qui racontait la difficile désintoxication du jeune homme après des problèmes terribles d’alcool et de drogue. Ses mémoires ont été immensément populaires; or, ils se sont révélés faux. Oprah Winfrey, outrée d’avoir été trompée, a exigé que l’auteur prononce des excuses publiques. Les lecteurs s’étant senti dupés par le mensonge de Frey ont aussi pu obtenir un remboursement en déchirant la première page du bouquin et en l’envoyant à l’éditeur.
- Illustration: Jeff Kulak
Pour Shields, qui a traité du cas de Frey dans Reality Hunger, peu importe si l’auteur dit la vérité ou a inventé une partie de l’histoire; c’est l’impression de réel qui compte. Même lorsque le mensonge est moins flagrant que dans A Million Little Pieces, la perspective forcément subjective qu’a l’auteur sur les évènements qu’il raconte fait de la vérité parfaite une illusion. Il n’est alors pas surprenant que des écrivains décident de s’amuser dans la zone floue qui se crée entre subjectivité assumée et fabrication de faits. Mais la réaction furieuse des lecteurs, Oprah à leur tête, montre bien que ce point de vue est loin d’être approuvé par la majorité. Le pacte avec le lecteur, qui repose sur l’impératif de dire la vérité lorsqu’on écrit des mémoires, n’a pas été respecté par Frey. Le lecteur reçoit les confessions et accepte de se laisser émouvoir par elles seulement si l’auteur fait don de son intimité et dévoile ses petits et grands crimes en faisant un effort de réflexion sincère. Son expérience unique devient un objet à partager. Or, un auteur comme Frey n’a pas offert pas à ses lecteurs une expérience qu’il connaissait parfaitement pour l’avoir vécue: il n’a fait que raconter une bonne histoire.
Le scandale de la vie ordinaire
Le processus d’identification d’un lecteur envers l’auteur est complexe. Il est aisé de se laisser toucher par les derniers livres de Carrère, qui montrent un penchant prononcé pour l’empathie et mettent en scène un homme ayant découvert des vertus qu’il est tout à fait louable de posséder. De même, le magnifique The Argonauts (2015), de Maggie Nelson, présente avec délicatesse et humilité les changements que vit l’auteure dans son rapport à l’identité, lorsqu’elle tombe amoureuse d’un artiste, Harry Dodge, qui refuse d’être assigné homme ou femme, et qu’ils fondent ensemble une famille.
En apparence, les six tomes de Mon combat (2012–2016)—l’œuvre auto-biographique de l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard, qui relate dans le détail son passé, ses deux mariages et ses difficultés d’écriture—soulèvent des enjeux similaires aux récits de Carrère. Knausgaard multiplie les digressions sur la littérature, sur le temps, sur les sociétés norvégienne et suédoise. Comme chez Carrère, le ton et le sujet poussent à une forme d’identification, à des interrogations éthiques plus qu’esthétiques. Toutefois, les œuvres exposent un homme aux pensées parfois inacceptables.
La réception a souligné cet aspect à gros traits. En effet, les présentations de la série, ici comme ailleurs, ont insisté sur les détails les plus choquants des livres (dont seuls les trois premiers ont été traduits en français): le parallèle volontaire entre son titre et celui du célèbre livre d’Adolf Hitler, les scènes désolantes chez sa grand-mère, une maison remplie de déchets et d’excréments dans laquelle son père alcoolique est décédé, ses propres tendances destructrices, ainsi que celles de sa femme bipolaire. On a aussi fait grand cas d’un passage du livre où Knausgaard promène sa fille dans les rues de Stockholm, enrageant d’être vissé à une poussette qui, à ses yeux, le prive de toute virilité. Il aurait voulu, affirme-t-il, être un homme du 19e siècle—c’est-à-dire un patriarche sans responsabilités ménagères. Il ne cache pas mettre l’écriture au-dessus de tout, y compris son mariage et sa famille, et s’ennuyer lorsqu’il passe ses journées à veiller sur ses très jeunes enfants.
Le lecteur reçoit les confessions et accepte de se laisser émouvoir par elles seulement si l’auteur fait don de son intimité et dévoile ses petits et grands crimes en faisant un effort de réflexion sincère.
Ces passages ont occulté bien d’autres aspects de l’œuvre, sans doute en partie pour mettre en avant les côtés scabreux—et donc vendeurs—de cette saga qui, avec ses milliers de pages, a de quoi intimider les lecteurs. Ceux-ci ont d’ailleurs été nombreux à se procurer Mon combat: en Norvège seulement, un demi-million d’exemplaires ont été vendus, pour une population de cinq millions d’habitants. Mais l’ambigüité morale et les angoisses psychologiques que Knausgaard relate sont beaucoup moins caricaturales que les quelques éléments mentionnés par la presse le laissent croire. Malgré certaines phrases choquantes, Knausgaard n’a pas pour but de livrer un manifeste masculiniste, pas davantage qu’il ne cherche à augmenter son capital sympathie sur le dos de sa famille en exposant ses secrets honteux. Toute l’attention portée sur ces éléments scandaleux n’explique pas ce qui fait que des lecteurs restent accrochés à une œuvre qui raconte aussi, avec un soin maniaque, des évènements mineurs de la vie d’un inconnu.
La réponse vient du talent de l’auteur à mettre en lumière les crises existentielles qui surgissent au quotidien. Ainsi, malgré ses propos sur l’ennui de ses journées avec sa fille, peu de passages sur la relation parent-enfant ont la mélancolie et la beauté de sa description d’une fête d’an-niversaire où il se rend avec la petite Vanja, trois ans. Là, mal à l’aise avec les parents, il contemple sa fille reproduire avec les autres invités ses propres hésitations, montrer la même fragilité. Elle essaie désespérément de plaire à ses amis qui l’ignorent, et après s’être rendu compte que les chaussures dont elle était si fière ne remportent aucun succès, elle les cache pour ne plus jamais les revoir.
La description est longue; une cinquantaine de pages relatent ces quelques heures durant lesquelles rien ne se passe. Pourtant, l’angoisse qui est montrée a une profondeur rare. Si Knausgaard a cru que l’âge adulte l’aiderait à guérir de la peur du rejet et du poids démesuré accordé au regard des autres, sa fille le condamne à revoir des démons dont il espérait s’être débarrassé. Difficile, dans ce passage, de ne pas sentir toute l’attention que Knausgaard porte à la vie domestique et au temps passé avec ses enfants, aussi ingrat ce temps soit-il. Et s’il rage contre sa poussette au début du deuxième tome de Mon combat, la fin le présente avec deux bambins de plus accrochés à son pantalon, fort d’une nouvelle impassibilité devant le ridicule, même quand des touristes chinois se moquent de lui, cet homme scandinave si conforme à l’idée préconçue qu’ils en ont.
Exposer sa honte
Knausgaard a mentionné, dans Mon combat et en entrevue, que son projet autobiographique portait sur la honte: celle qu’il a ressentie, de manière constante, à divers moments de sa vie, à cause de son père trop autoritaire qui se moquait de son bégaiement, des rejets amoureux qui l’ont conduit à se lacérer le visage à deux reprises, de ses penchants à boire jusqu’à l’oubli. Dans une discussion avec son meilleur ami, celui-ci analyse le nœud de sa personnalité: «Tu es un homme profondément moral, il y a au fond de toi une base éthique irréductible. [...] Tu serais incapable de mener une double vie, même si tu le voulais. Chez toi, il y a équivalence entre vie et morale.» La sensibilité de Knausgaard à la portée de ses gestes, aux penchants réactionnaires ou mesquins qu’il a en lui, fait l’intérêt de l’œuvre.
L’écrivain travaille l’écart entre ce que l’on souhaite être et ce que l’on est, entre ce que nos sentiments sont et ce qu’ils devraient être.
Si ses penchants machistes et conservateurs sont mis en lumière lorsqu’il parle de son sentiment d’être émasculé, le lecteur doit garder en tête ce que Knausgaard fait aussi, d’autre part: s’occuper à temps plein des enfants, tandis que sa femme étudie. L’écrivain travaille l’écart entre ce que l’on souhaite être et ce que l’on est, entre ce que nos sentiments sont et ce qu’ils devraient être. La honte nait aussi de là: de l’égoïsme et de la petitesse de nos désirs et de nos actes. Non pas que Knausgaard soit nécessairement gêné de ses penchants réactionnaires—ce serait projeter sur lui mes propres désirs—, mais il les relate en présentant des scènes qui nuancent ses affirmations.
Par ailleurs, peu d’attention a été portée à un aveu de Knausgaard, égaré dans les milliers de pages de Mon combat. L’écrivain avoue à son meilleur ami tout oublier, n’avoir aucune mémoire, ne se souvenant pas plus de la teneur d’un secret crucial que lui avait confié son ex-femme que du domaine des études de sa mère. La révélation a quelque chose de stupéfiant, compte tenu de la quantité hallucinante de détails—conversations, inconnus croisés dans la rue, plats mangés des années plus tôt—qui sont fournis au lecteur, et qui donnent le sentiment que tout s’est produit de la manière racontée.
Bien sûr, les principaux évènements se sont bel et bien produits, comme l’ont montré les réactions courroucées de sa famille à la publication. Mais cet aveu révèle aussi que la seule vérité qui compte est celle des questions existentielles. Celles-ci ne peuvent être comprises que si l’auteur essaie de reproduire le contexte qui les a fait naitre—d’où le luxe de détails—, mais la fidélité parfaite aux faits est un leurre. Le lecteur en est conscient aussi, d’où le fait qu’il soit visiblement plus facile de pardonner les exagérations d’Édouard Louis que les inventions complètes de James Frey.
Il est rare que nous soyons confrontés à la perspective d’un individu, d’une vie, dans sa complexité et dans son ambigüité, comme nous le sommes en lisant Mon combat. Si les lecteurs se tournent massivement vers de telles œuvres, ancrées dans le réel, et ressentent le désir de polémiquer avec Knausgaard, c’est sans doute que la littérature, et en particulier les œuvres de non-fiction aussi intimes et révélatrices, demeure un des rares espaces où un rapport complexe à des positions qui ne sont pas les nôtres peut être développé. La littérature offre la possibilité et le temps nécessaire pour exprimer une pensée parfois contradictoire, incohérente, faite de désirs et de sentiments qui n’ont rien de clairs ou de rationnels.
En tant que lecteurs, nous ne nous préoccupons pas vraiment de savoir si Knausgaard restitue avec fidélité le menu d’un repas pris avec des amis ou l’importance de ses cuites de jeunesse. Ce qui reste est plutôt l’effort de mettre en mots des expériences moralement et éthiquement complexes. Aucun chemin à emprunter n’est indiqué pour le lecteur. Mais voir ce qui semble être un individu sincère se livrer de cette manière, exposer ce que le temps a fait de lui et de ses pensées de jeunesse, a quelque chose de vivifiant. Tout comme les croyants se tournaient vers Carrère pour parler de leur foi, je me surprends souvent, à mesure que je lis les différents tomes, à dialoguer avec Knausgaard, plus réactionnaire, plus autodestructeur que moi, sur ce que devrait être une vie juste ou une bonne personne, et sur ce que peut accomplir la littérature.
Laurence Côté-Fournier a obtenu en 2016 un doctorat en études littéraires portant sur les notions de cliché et de lieu commun. Elle est critique littéraire à la revue Liberté et a aussi collaboré à Spirale, à Salon double et à Contre-Jour.