Nadine Vincent: la linguiste prudente et critique

Catherine Genest
Publié le :
L’entrevue

Nadine Vincent: la linguiste prudente et critique

L’écriture inclusive, les points médians et la graphie rectifiée se sont frayé un chemin jusqu’à la rédaction de Nouveau Projet, sans pour autant faire l’unanimité au sein de notre équipe et de nos collaborateur·trice·s. Nadine Vincent fait partie de ceux et celles qui remettent en question ces changements. 

Dans votre essai «La langue comme champ de bataille», publié dans Nouveau Projet 27, vous illustrez bien les défis de l’écriture inclusive, notamment lorsque les points médians sont utilisés de manière assez aléatoire ou même fautive. À votre avis, faudrait-il mieux encadrer l’usage des points médians, ou carrément les interdire?

En tant que femme, je ne me reconnais pas dans le ·e, le ·euse ou le ·trice qui suit une forme masculine complète. Et c’est la même chose avec toutes les formes abrégées, qu’elles le soient avec un tiret, une parenthèse, une barre oblique, une lettre majuscule ou autre. 

Si l’objectif est d’inclure le féminin, je ne vois pas l’utilité du point médian. Je le trouve même condescendant. Si c’est un nouvel accord proposé pour les emplois neutres, là il vaudrait mieux en encadrer l’usage et l’enseigner.


Que pensez-vous des initiatives comme celle des organismes Club Sexu et Les 3 sex* qui ont fait paraitre un guide d’écriture inclusive?

Je pense que c’est une démarche positive. Tout guide permettant de mieux comprendre les procédés d’écriture proposés est utile et contribue au dialogue. Cependant, nous sommes au début du processus. Il ne me semble pas y avoir de consensus établi pour l’accord, par exemple, du neutre en français. Mais assurément, les guides permettent de faire avancer la réflexion.


En 2021, Le Robert a entériné le pronom iel, mettant ainsi fin à un éparpillement de pronoms neutres qui avaient été préalablement envisagés—comme ille, yel et ielle. Quels sont les néologismes auxquels les dictionnaires de langue française devront s’intéresser dans les années à venir?

Si l’on parle spécifiquement de néologismes permettant de désigner des personnes non binaires, le prochain viendra d’un besoin que celles-ci auront exprimé. Contrairement à la façon dont a procédé Le Robert, les dictionnaires doivent suivre l’usage et non pas l’orienter. Or, je ne vois pas un néologisme en particulier qui se démarque en ce moment. Il y a bien l’expérimentation de nouveaux suffixes pour neutraliser les noms (autaire, lecteurice, chômeureuse, etc.), mais aucun dictionnaire professionnel n’oserait entrer plusieurs de ces formes neutres d’un seul coup et elles ne sont actuellement ni visibles ni acceptées dans la langue courante. 

Le titre de civilité neutre ne semble pas être une priorité non plus puisque son adoption ne fait pas débat… Dans la mesure où—je me répète—on n’a pas encore établi comment se fait l’accord avec iel, il me semblerait prématuré d’ajouter dès maintenant d’autres néologismes non binaires.


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Le cas du mot «autrice» est intéressant parce que son usage s’est rapidement implanté dans les médias et dans le monde de l’édition au Québec. Comment expliquez-vous le fait qu’on l’ait adopté aussi vite?

Il n’y a pas de réponse unique. Certains ont avancé que la forme autrice s’était imposée parce que c’est la forme régulière issue du latin, d’autre parce que c’est un féminin qui s’entend à l’oral. Ce sont des arguments que l’on a trouvés après son implantation pour justifier sa légitimité, mais je ne crois pas qu’ils expliquent la quasi-unanimité de son adoption. 

La forme autrice est vraisemblablement arrivée à un moment où elle correspondait à un besoin et s’est répandue aussi instantanément (et au même moment) que le point médian. Dans les deux cas, je miserais sur une influence européenne. Dans les dernières années, c’est d’abord la Suisse qui a remis autrice de l’avant. Puis, en 2017, ce féminin s’est répandu en Belgique et en France, où la forme auteure n’a jamais eu beaucoup de succès. Au Québec, c’est clairement par l’influence des médias que la forme autrice s’est implantée et son adoption par les nouvelles générations a été exceptionnellement rapide. Je tiens à rappeler que la forme auteure, utilisée au Québec depuis une cinquantaine d’années, est toujours valide.


L’évolution est également très rapide chez les Premières Nations, en ce qui concerne la graphie à adopter pour s’identifier en français. Dans votre texte publié dans Nouveau Projet 27, vous citez en exemple le peuple abénaquis, mot que certain·e·s écrivent avec un «k» et d’autres w8banaki. Qui devrait trancher dans un cas comme celui-ci?

Je vais recourir ici à la réponse classique des linguistes: c’est l’usage qui va trancher. Aucun organisme ni aucune autorité ne peut prétendre imposer un mot ou une graphie. On n’a qu’à penser à toutes les propositions de l’Office québécois de la langue française pour remplacer des anglicismes: certaines ont été des succès, comme clavarder (plutôt que chatter) ou divulgâcheur (plutôt que spoiler), alors que d’autres n’ont pas réussi à passer dans l’usage (cuisinomane pour remplacer foodie, par exemple). 

Pour la Nation abénaquise, il est clair que les graphies abénaquis et abénakis sont toutes les deux viables en français, et sont faciles à accorder au féminin singulier et au féminin pluriel. Pour w8banaki, sa lettre absente de l’alphabet latin pose assurément problème. Mais le mot n’a pas à s’écrire et à s’accorder de la même façon en abénaquis et en français. Le plus souhaitable, à mon avis, c’est que la graphie du français soit proche de la prononciation en abénaquis pour permettre l’intercompréhension entre les peuples.


Nadine Vincent est linguiste, lexicographe et professeure en communication à l’Université de Sherbrooke.


Pour aller plus loin

«La langue comme champ de bataille», un essai de Nadine Vincent publié dans Nouveau Projet 27

Apprendre à nous écrire, le guide d’écriture inclusive de Club Sexu

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