S’engager malgré le doute

Jocelyn Maclure
Photo: Dominique Lafond
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S’engager malgré le doute

Pour la grande majorité d’entre nous, l’idée d’adopter un système de croyances et de valeurs complet et définitif n’est guère envisageable. Mais comment alors arriver à définir ce qu’est une vie bonne? Comment départager l’essentiel de l’accessoire et mener une vie véritablement satisfaisante? Comment s’engager, donc, malgré l’incertitude qui plane autour de nos choix existentiels? 

Faire remarquer qu’il est singulièrement compliqué de donner un sens à sa vie au début du 21e siècle n’est pas une grande nouvelle. «Crise de sens», «érosion des valeurs», «perte des repères», «désenchantement du monde» sont des slogans qui reviennent constamment pour décrire la condition morale et spirituelle de notre époque. La célèbre parabole nietzschéenne du fou qui accourt sur la place publique et scande «Dieu est mort!» est même passée du côté de la culture populaire. Dans un épisode justement célèbre des Sopranos, Anthony Jr apprend nonchalamment à son père que, de toute façon, «Dieu est mort». «Qui t’a dit ça?», lui répond son père, inquiet et irrité. «Nitch», répond-il, en regardant par la fenêtre du vus.

Ce que l’on décrit habituellement comme le «désenchantement du monde», dans la foulée du sociologue allemand Max Weber, est le processus en vertu duquel les explications religieuses ou surnaturelles du monde et de l’existence humaine ont perdu, pour plusieurs, une bonne dose de crédibilité. La «magie» ou l’«enchantement» auraient été expulsés de la vision du monde des Modernes, principalement par l’extraordinaire capacité descriptive et prédictive des sciences naturelles. La religion, ce faisant, ne peut plus agir à titre de vision du monde commune et de fondement de la vie collective.

Si, pendant un temps, on a pu penser que la science et le rationalisme promus par les Lumières pourraient remplacer la religion comme source commune de sens et d’espoir, il est difficile d’être optimiste après le 20e siècle que nous avons connu: expériences totalitaires, catastrophes écologiques, persistance de la pauvreté extrême, etc. Il n’est plus guère possible, aujourd’hui, de penser que le progrès de la science ne peut que mener au progrès de l’humanité et de ne pas être sceptique par rapport aux idéologies politiques et aux promesses révolutionnaires.

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Cela dit, force est de constater que ce processus de désenchantement n’a pas congédié la notion même de quête spirituelle. La religiosité et la spiritualité ne sont pas des vestiges du passé, tout au contraire. La propension de l’esprit humain à chercher quelque chose qui dépasse ou transcende l’exist-ence matérielle s’est montrée remarquablement résiliente. Après tout, quelque chose doit bien expliquer le surréaliste succès mondial du roman L’alchimiste! Il se peut que le genre humain soit devenu, au fil du temps, en quelque sorte génétiquement programmé à se questionner sur le sacré et le transcendant et à être tenté par des réponses métaphysiques aux tourments et aux mystères de l’existence humaine. Qu’à cela ne tienne, cela ne nous dit rien de ce que nous, d’un point de vue subjectif, devons penser, de la vision du monde que nous devons adopter.

Une vie complète et équilibrée inclut ainsi, pour plusieurs, un rapport à la transcendance. Le désir de s’ouvrir à une dimension ou à une force qui dépasse notre existence matérielle peut prendre une multiplicité de formes:

  1. Réinterprétation et réappropriation de la religion qui nous a été transmise culturellement;
  2. Personnalisation de la croyance et désaffection par rapport aux institutions et aux autorités religieuses;
  3. Emprunts, éclectisme et bricolage spirituels;
  4. Immersion dans une tradition spirituelle étrangère, souvent orientale;
  5. Conversion religieuse;
  6. Focalisation sur des pratiques plus ou moins spirituelles (rituels, pèlerinage, yoga et méditation, mindfulness) et légèreté par rapport aux croyances religieuses (pensons, par exemple, au bouddhisme javellisépopulaire en Occident);
  7. Etc.

Dans son ouvrage L’Âge séculier (traduit aux éditions du Boréal), le philosophe Charles Taylor offre une interprétation particulièrement riche du paysage moral et spirituel contemporain. Taylor constate que ce qui caractérise l’évolution du monde moderne en Occident n’est pas l’évacuation de la religiosité et de la spiritualité, mais bien la diversité des visions du monde et des conceptions de la vie bonne. En fait, plus encore que la pluralisation des visions du monde, ce qui est troublant, c’est surtout le fait que des gens qui nous semblent rationnels, raisonnables et menant une bonne vie—une vie peut-être même plus satisfaisante, équilibrée et pourvue de sens que la nôtre?—aient des croyances et des valeurs sensiblement différentes des nôtres. Faisons-nous fausse route? Quelque chose nous échappe-t-il?

Comment, par exemple, l’athée ou l’agnostique peut-il ne pas se demander s’il n’y a pas quelque chose de significatif au-delà de ce que la science parvient à expliquer? Peut-il éviter de se remettre en question lorsqu’il constate que des personnes manifestement raisonnables, qui ne sont pas du tout des fanatiques, trouvent des repères et une certaine sérénité dans des croyances religieuses ou des exercices spirituels comme la prière ou la méditation?

Inversement, le croyant raisonnable peut-il éviter le doute lorsqu’il côtoie des semblables dont le projet de vie n’implique pas un saut dans une foi particulière, mais qui ne semblent pas non plus narcissiques, nihilistes, indument matérialistes ou étroits d’esprit? Pensons à ceux qui se consacrent à la poursuite de biens immanents et plus tangibles en contribuant, par exemple, à l’avancement de la science ou des arts, en combattant l’injustice, en vivant en harmonie avec la nature, en prenant soin d’un proche souffrant, etc.

Si, d’un point de vue collectif, notre défi est de vivre ensemble de façon juste et paisible en l’absence d’une vision du monde commune, d’un point de vue individuel, il est d’arriver à définir ce qu’est pour nous une bonne vie malgré l’incertitude qui plane autour de nos choix existentiels. À s’engager, donc, malgré le doute. Et en plus de nous demander si les valeurs et les engagements qui nous définissent sont les bons, il faut tenter, tant bien que mal, de les concilier, de les faire tenir ensemble. La quête de sens contemporaine ressemble ainsi souvent à un patchwork toujours en évolution.

La télésérie Six Feet Under a été célébrée, avec raison, pour la qualité de son écriture, son esthétique raffinée et le jeu de ses acteurs. Mais se pourrait-il que la raison principale pour laquelle elle est devenue la télésérie culte d’une génération est qu’elle ait articulé avec le plus de perspicacité le destin spirituel de notre époque? Les personnages de Six Feet Under n’ont pas le luxe de s’inscrire confortablement dans un Grand Récit collectif qui leur aurait indiqué la voie à suivre et qui aurait spontanément donné un sens à leur vie. Le spectateur est plutôt convié à une longue et laborieuse expérimentation d’une gamme de modes de vie qui ne sont jamais tout à fait satisfaisants: drogues et sexualité (y compris par la mère de Nate et David!), vie conjugale et familiale stable, religion institutionnelle, bohème et spiritualité nouvel-âgeuse, théories psychologiques, sublimation par l’art, etc.

La tentation de l’errance et du déni, dans ce contexte, est forte. Mais ce vagabondage n’est pas une véritable option existentielle pour les protagonistes. La grande faucheuse, ponctuelle comme une horloge à chaque début d’épisode, les ramène inlassablement aux questionnements douloureux. Vivre dans une maison funéraire n’a peut-être qu’un avantage: celui de nous ramener à ce que l’on tend naturellement à oublier, à savoir notre finitude. Le deuil que doivent entreprendre les individus qui font constamment irruption dans la vie des personnages principaux les force à se remettre en question, à découvrir ce qui compte vraiment pour eux et à mettre de l’ordre dans leur vie. C’est peut-être ce qui explique pourquoi nous avons été plusieurs à nous identifier aux tribulations des personnages et pourquoi un choix artistique a priori aussi contre-intuitif et rébarbatif—camper l’action dans une maison funéraire—s’est avéré un terreau aussi fertile.

Il y a plusieurs façons de mener une vie bonne, remplie de sens. Comment, étant donné cette diversité des plans de vie potentiels, identifier les engagements qui vont nous définir, nous servir de boussole et de critères de jugement quand nous serons confrontés à des décisions difficiles? Pour la grande majorité d’entre nous, l’idée d’une conception complète, fixe et définitive de ce qu’est une vie réussie est invraisemblable. Mais peut-on vivre une vie véritablement satisfaisante tout en renonçant au projet même de se doter d’un répertoire de valeurs et d’engagements qui nous aideront à départager l’essentiel de l’accessoire? Cela non plus ne semble guère vraisemblable.


Jocelyn Maclure est professeur à la Faculté de philosophie de l’Université Laval et cofondateur de Nouveau Projet. Son dernier livre, coécrit avec Charles Taylor, est Laïcité et liberté de conscience (Boréal, 2010).

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