Marie-Andrée Gill en ainée

Frédérick Lavoie
Photo: Nancy Guignard
Publié le :
Visages du Québec nouveau

Marie-Andrée Gill en ainée

La poète innue réfléchit déjà à son legs.

Marie-Andrée Gill est née à Mashteuiatsh en 1986. Il faudrait une grande imagination comptable pour lui délivrer aujourd’hui une carte de l’âge d’or. Pourtant, dès la publication de son second recueil, Frayer, en 2015, elle a commencé à apparaitre comme une ainée en devenir ; c’est-à-dire comme l’une de celles qui sauraient porter jusqu’à d’autres générations ce qu’elle s’est réapproprié de sa culture innue. Elle qui ne «fai[t] qu’essayer de ressembler à cette vieille eau dont [elle est] l’enfant», comme elle l’imageait dans ce livre.

La sagesse de Marie-Andrée tient peut-être précisément à ce qu’elle ne cherche pas dans les savoirs et les pratiques autochtones une pureté originelle perdue. Elle accepte de «frayer / à même la cicatrice» de l’histoire coloniale, qui l’a dépossédée de sa culture ancestrale avant même sa naissance, pour mieux redonner une place et un sens à cet héritage, dans l’hybridité inévitable de sa vie innue et québécoise.

Car Marie-Andrée est cette femme qui, oui, va «dormir dans le bois, dans une tente, mais habillée en Gore-Tex et avec des skis norvégiens». Ou, comme elle l’écrit dans son dernier recueil, Uashtenamu, publié cet été, cette femme qui toujours aimerait rêver comme quand elle dort «à l’endroit des portages», dans «les traces des campements anciens lovant la sècheresse du lichen», mais qui se retrouve plus souvent dans sa chambre à faire «un rêve de centre d’achats infini».

Dans le documentaire Je m’appelle humain (2020) de Kim O’Bomsawin, qui retrace le parcours de Joséphine Bacon, on voit Marie-Andrée transporter son ainée sur son dos, marchant dans le Nutshimit, dans les pas des ancien·ne·s.

La filiation entre les deux poètes innues ne fait aucun doute. «Marie-Andrée et moi, nous avons la même colère», m’a d’ailleurs confié Joséphine il y a quelques années. «Une colère tranquille.»

«La colère est légitime, mais on n’est pas obligé de nourrir la bête», explique Marie-Andrée, en référence tant au génocide culturel subi par les premiers peuples qu’à la catastrophe écologique actuelle et à Donald Trump 2.0. «Elle peut être là, et nous faire nous demander: qu’est-ce que je peux faire de beau, moi, dans mon monde, mes relations, en ce moment?»

«La réalité, elle est parfaite telle qu’elle est, parce qu’elle est là», ose même Marie-Andrée, pour qui les aphorismes, aussi quétaines puissent-ils paraitre sur une tasse à café, détiennent un réel pouvoir de nommer des vérités.

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Avec le temps, elle réalise de plus en plus que son rapport au monde est loin d’être étranger à ses origines. «Il y a beaucoup de personnes qui reprochent aux Premières Nations de ne pas s’investir dans la lutte climatique. On dit: “Pourquoi vous ne faites rien? Vous êtes censés être les défenseurs de la nature. Sortez donc dans les rues!” Oui, les peuples autochtones sont naturellement les gardiens [du territoire]. Mais ils sont vraiment dans le laisser-aller, parce que la croyance, c’est que la nature est tellement grande, qu’on n’est tellement rien, qu’on n’a tellement de contrôle sur rien, que l’équilibre reviendra de lui-même, dans deux ans ou dans 50 000 ans. Cette vieille sagesse-là, même pour les gens qui n’ont pas vécu dans le bois, elle est encore présente.»

Si elle cherche à «déserter une partie du mode de vie qui nous est imposé aujourd’hui, en ralentissant», Marie-Andrée n’est pas prête pour autant à renoncer au monde. Et surtout pas à la prochaine génération, celle de ses trois garçons. «Ce que je veux transmettre (comme ainée lol), c’est peut-être la transmission elle-même», m’écrit-elle dans un message envoyé quelques jours après notre visioconférence entre Petit-Saguenay et Bombay. «J’aimerais être simplement un reflet, un miroir, pour que les autres puissent y voir leur propre pouvoir, leur propre immensité, leur propre potentialité dans le monde.»


Frédérick Lavoie est journaliste indépendant et chargé de cours en journalisme. Il est notamment l’auteur d’Avant l’après (La Peuplade, 2018), lauréat du Prix du Gouverneur général en 2018, et de Troubler les eaux (La Peuplade, 2023), finaliste au Prix des libraires en 2024. Il vit à Montréal et à Bombay.

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