Qui a peur de l’appropriation culturelle?

Samuel Mercier
Illustration: Eva Coste
Publié le :
Commentaire

Qui a peur de l’appropriation culturelle?

De scandale en scandale, la notion d’appropriation culturelle suscite l’ire des médias conservateurs, la folie sur les campus et la circonspection d’une partie de la population. Mais de quoi parle-t-on, au juste?

Considéré dans ce texte

La poutine. L’identité canadienne. Hubert Aquin et la fatigue culturelle. Les chips Yum Yum. Le yoga. Les rastas. Le génocide amérindien. L’œuvre d’Edward Saïd.

En mai dernier, une polémique éclate chez les anglophones du pays, entrainant la démission du rédacteur en chef du magazine Write de la Writers’ Union of Canada. L’origine du scandale? L’éditorial d’un numéro consacré à la littérature autochtone, dans lequel Hal Niedzviecki propose à la blague un prix d’appropriation culturelle pour les auteurs qui choisissent d’écrire sur d’autres réalités que la leur.

«Mon avis va à l’encontre de la règle traditionnelle, écrit-il avec une belle innocence. Je dis: écrivez à propos de ce que vous ne connaissez pas. Explorez sans relâche la vie de gens qui ne sont pas comme vous, avec qui vous n’avez pas grandi, qui n’ont ni le même bagage que vous, ni le même compte en banque, ni les mêmes ambitions.»

Sans surprise, les premières critiques surviennent sur Facebook. Helen Knott, l’une des contributrices au numéro, répond au rédacteur en chef: «Je suis sérieusement dégoutée que quelqu’un se serve de l’édition sur les Autochtones comme d’un tremplin pour ses revendications à propos de l’appropriation culturelle, et qu’il le fasse sur le dos des mots et de la réputation des écrivains autochtones qui y ont contribué.»

Il n’en faut pas davantage pour que les médias et les blogues s’emparent de l’affaire. Un billet de Vice se trouve coiffé d’un titre subtil, comme souvent sur ce site web: «Une gang d’éditeurs canadiens blancs aiment vraiment l’appropriation culturelle.» Le Huffington Post opte pour «Chères personnes blanches, l’appropriation culturelle existe, même si vous n’y croyez pas». De son côté, le Toronto Star publie une tribune dans laquelle l’écrivain Navneet Alang avance que «le mainstream blanc prend non seulement le dessus, mais il met trop souvent de côté les voix des minorités et des Autochtones».

Dans les médias étiquetés plus à droite, les appuis embarrassants pour Niedzviecki se font sentir. Andrew Coyne, chroniqueur au National Post, écrit par exemple que «la présente controverse a moins à voir avec l’appropriation culturelle qu’avec l’impossibilité de débattre du concept». Au Québec, dans les pages du Journal de Montréal, Richard Martineau explique que «[l]e cancer de la rectitude politique continue de faire des ravages au sein de l’élite» tandis que la chroniqueuse Lise Ravary s’indigne du fait que «[l]es artistes privilégiés, comprenez blancs ou de classe moyenne, n’auraient plus le droit d’interpréter artistiquement les réalités de groupes “opprimés”».

Quelques jours après la parution de son texte, Niedzviecki s’excuse sur sa page Facebook. Il avoue avoir «failli en ne se rendant pas compte des impacts négatifs profonds et durables de l’appropriation culturelle sur les Autochtones». Dans la foulée, deux membres influents des médias canadiens ayant appuyé publiquement l’éditorialiste perdent leur emploi: Jonathan Kay, alors rédacteur en chef du magazine The Walrus, remet sa démission; Steve Ladurantaye, chef d’édition de National, populaire émission d’information de la télévision de la CBC, se voit «réassigné» à la division «expérience contenu» du diffuseur public—sans doute plus pour l’expérience que pour le contenu.


Publicité

Une notion encore floue

Comment expliquer que le Canada s’enflamme à ce point en ce mois de mai 2017? Ces dernières années, de nombreux cas ont été médiatisés, du blackface chez les humoristes québécois en passant par les critiques anti-dreadlocks ou l’opposition aux cours de yoga à l’Université d’Ottawa. Si le concept d’appropriation culturelle occupe de plus en plus les discours, il semble toutefois recouvrir un ensemble disparate de phénomènes. Au point qu’il devient difficile d’en déterminer les limites exactes.

On retrouve des traces de cette notion chez des théoriciens de la décolonisation, comme Aimé Césaire ou Frantz Fanon. Au Québec, le concept anthropologique de «fatigue culturelle» employé par l’écrivain Hubert Aquin dans son célèbre texte «La fatigue culturelle du Canada français», publié en 1962, figure parmi les grands-oncles théoriques du concept.

Dans cet article, qui se voulait une réponse à Pierre Elliott Trudeau, l’auteur de Prochain épisode expliquait que la culture canadienne-française aurait été reprise par le Canada anglais sur un mode festif pour en évacuer la portée revendicatrice: «Plus l’attention du majoritaire-vainqueur devient particulariste et pleine de sollicitude, écrit-il, plus elle manifeste qu’il ne redoute plus les manifestations globales de la culture minoritaire.» La récupération du folklore ou d’éléments d’une culture dominée par le dominant serait, pour Aquin, un indice de la mort annoncée de cette culture.

Mais contrairement à ce qu’on peut lire aujourd’hui dans les médias, le passage d’éléments d’une culture à l’autre n’est pas décrié par Aquin: l’écrivain ne voit aucun problème à ce que le dominant s’intéresse aux coutumes du dominé. La récupération est plutôt présentée comme inévitable lorsque la culture du colonisé n’est plus menaçante. Si un dominé qui n’arriverait pas à sortir de sa fatigue culturelle est voué à la disparition, il lui appartient de s’extirper lui-même de sa torpeur.

Il faut attendre les années 1980 et 90 pour voir apparaitre les premières occurrences de l’appropriation culturelle dans son acception contemporaine, mais là encore, il n’existe pas de théorie qui circonscrive l’expression clairement. La pensée post-coloniale américaine, inspirée de la philosophie française, tend, à travers des travaux comme ceux d’Edward Saïd (qui publie L’Orientalisme en 1978), à condamner les structures de pouvoir qui récupèrent des éléments de cultures colonisées. La critique ne s’adresse plus tellement aux «colonisés», comme c’était le cas chez Frantz Fanon ou Hubert Aquin. Elle vise désormais le cadre universitaire américain et européen. Ce déplacement de l’autocritique des colonisés dans leur rapport au pouvoir à la critique d’un système et de ceux qui détiennent le pouvoir marque sans doute un tournant important dans l’évolution du phénomène.


Si le concept d’appropriation culturelle occupe de plus en plus les discours, il semble toutefois recouvrir un ensemble disparate de phénomènes. Au point qu’il devient difficile d’en déterminer les limites exactes.


Transferts et appropriations

La notion d’appropriation culturelle fait son entrée dans le discours des anthropologues et des chercheurs en sciences sociales au début des années 1980. Souvent utilisée comme un synonyme de «transfert culturel», elle est d’abord vue comme une forme de métissage et d’échange et ne revêt pas nécessairement de connotation négative. Le philosophe Michel de Certeau, par exemple, met de l’avant la notion de «braconnage», un type d’appropriation souhaitable où les individus seraient des braconniers s’appropriant la culture pour échapper au contrôle des producteurs de biens culturels—ici comparés à des propriétaires terriens.

À partir des années 1990, les milieux militants—plus qu’universitaires—commencent cependant à employer le concept d’appropriation culturelle pour désigner l’appropriation illégitime par un groupe dominant d’un élément culturel appartenant à un groupe dominé. Un article du journal féministe radical américain Off Our Backs en fait ainsi mention dès 1991. Dans un article intitulé «White Woman Drops Rap», une rappeuse d’origine anglaise, Marilyn T., annonce qu’elle souhaite abandonner la pratique: «À la suite d’un travail de conscience et de dialogue que j’ai fait avec quelques-unes de mes amies lesbiennes, femmes de couleur et femmes blanches, je veux exprimer mes excuses publiques pour ce que je vois désormais comme la perpétuation du racisme au sein de la communauté lesbienne. Je comprends maintenant que ma musique était une appropriation de la culture africaine, en particulier les morceaux qui reprenaient des mots jamaïcains avec l’accent.»

Paradoxalement, la valorisation du «métissage» bat son plein durant cette période. Au Québec, un magazine comme ViceVersa prône la «transculture» et le milieu des lettres parle beaucoup de littérature migrante. C’est d’ailleurs l’écrivaine Régine Robin, une représentante majeure de cette nouvelle vague, qui emploie l’expression «appropriation culturelle» pour l’une des premières fois en français, en 1993—pour la qualifier de «phénomène inepte» et d’invention du Conseil des arts du Canada.


Si des Afro-Américains ont pu s’opposer à la reprise du rap par des Blancs comme Zack de la Rocha en 1993, leurs voix, elles, n’ont pas nécessairement trouvé d’échos.

Cette même année, Rage Against the Machine est en tête d’affiche du festival Lollapalooza. Le groupe, qui mêle rock et rap, est un exemple populaire de musique engagée. Son chanteur, Zack de la Rocha, arbore fièrement ses dreadlocks de Blanc, ce qui ne semble pas poser problème. Bien sûr, l’arrivée du câble, des cassettes audios, du FM, du vidéoclip, de la vidéo ou du walkman a eu un énorme impact sur la mondialisation de la culture à la fin du 20e siècle. Cependant, les médias restent essentiellement contrôlés par des entreprises et une classe médiatique qui n’a pas à répondre des interventions de tout un chacun. Si des Afro-Américains ont pu s’opposer à la reprise du rap par des Blancs comme Zack de la Rocha en 1993, leurs voix, elles, n’ont pas nécessairement trouvé d’échos.

Que s’est-il passé depuis pour que les emprunts et hybridations tant vantés dans les années 1990 deviennent suspects au point qu’on doive les dénoncer aujourd’hui? L’apparition de canaux comme Twitter ou Facebook a bien sûr changé la donne et contribué à polariser le débat.


Chambres d’écho

En novembre 2015, l’annulation d’un cours gratuit de yoga pour les étudiants handicapés de l’Université d’Ottawa fait le tour des médias internationaux. D’après un échange de courriels obtenu par le quotidien Ottawa Sun, un membre de l’asso-ciation étudiante aurait expliqué à la professeure remerciée, Jen Scharf, que le yoga suscitait la controverse. Il s’agirait d’une appropriation des cultures du sous-continent indien «qui ont connu l’oppression, le génocide culturel et la diaspora à cause du colonialisme et de la suprématie occidentale».

Bien sûr, la déclaration du membre anonyme de l’association repose sur des précautions largement exagérées. Ces dernières années, bon nombre de voix dans le milieu du yoga se sont élevées pour dénoncer la dénaturation de la discipline liée à sa commercialisation sur les marchés nord-américains et européens, mais rien ne prouve que le cours en question posait ce genre de problème.

Dans un vox pop mené par la CBC, des citoyens d’Ottawa d’origine indienne avouent d’ailleurs ne pas s’opposer à la pratique. Quelques médias en Inde prennent même la peine de dénoncer une mauvaise compréhension du yoga dans cette affaire. Le site de nouvelles indien NewsPoint décrit l’annulation du cours comme «choquante», tandis que sur le site Youth Ki Awaaz, un postdoctorant d’origine indienne de l’Université nationale australienne explique que quelqu’un d’aussi respecté que B.K.S. Iyengar diffuse le yoga en occident dans le but explicite d’y intégrer des éléments de la culture occidentale.

Le caractère trop scrupuleux et un peu niais du courriel envoyé par le représentant de l’association étudiante cache une autre réalité: son caractère anecdotique. Comme dans bien d’autres cas de scandales d’appropriation culturelle, la nature même du scandale est à remettre en question. Les commentaires subséquents de l’Université d’Ottawa et de l’association étudiante pointent vers des causes beaucoup moins claires pour expliquer l’annulation du cours. La réponse fournie par l’institution sur son compte Twitter indique que cette décision ne concerne que la Fédération étudiante de -l’Université -d’Ottawa. Du côté de la Fédération, un communiqué officiel, paru après le début de la controverse internationale, affirme que les courriels échangés font partie d’une discussion autour de la révision du programme de yoga et qu’ils ne sont en aucun cas la raison pour laquelle le cours a été suspendu. Le véritable motif? La baisse d’inscriptions.

Propulsée par un court texte paru dans le quotidien ontarien—qui rapporte sans doute mal l’échange de courriels—, la nouvelle est soudainement devenue virale dans les médias nationaux et internationaux. Un article sur le site à tendance conspirationniste The Rebel indique: «Le jour où le yoga aura besoin d’un safe space sera le jour où la parodie rejoindra la réalité. Ce jour est arrivé.» Un professeur d’économie de l’Université McGill titre pour sa part une lettre ouverte «Pourquoi subventionner la folie dans les universités?». Quant à Lise Ravary, elle lance dans sa chronique du Journal de Montréal que «[l]a rectitude politique atteint le zénith de la stupidité quand elle sévit contre le yoga».


Les réels dangers de l’appropriation

La dynamique semble se répéter. La dénonciation d’un cas supposé d’appropriation culturelle est repris sur les réseaux sociaux, puis une foule de commentateurs s’en empare pour dénoncer la «rectitude politique» et la décadence des mœurs de la gauche.

Dans un article du National Post paru à la fin mai et intitulé «The Dark Side of Poutine», les travaux d’un étudiant de l’Université du Vermont, Nicolas Fabien-Ouellet, sont cités parce qu’ils critiquent l’appropriation de la poutine comme mets national par le Canada anglais. Il faut dire que la série de reportages nommée «Oh, the Humanities!» (Oh, les sciences humaines!) dans laquelle l’article est publié ne cache rien de son orientation sarcastique.


Comment comparer l’appropriation de la poutine ou du yoga à celles, autrement plus graves, qui se sont produites dans un cadre génocidaire?

Il n’en faut pas plus pour voir se succéder les réactions. Sur le site du Globe and Mail, une vidéo intitulée «Faites votre propre poutine copieuse et patriotique», où le chef Matt DeMille cuisine une poutine à partir de frites au four et de sauce grisâtre, parait en réponse évidente aux allégations d’appropriation culturelle. Dans la même lignée, la Gazette célèbre le caractère canadien du mets dans un montage vidéo plutôt pompeux. Bien que légèrement anecdotiques, ces coups de gueule cachent bien souvent les réels problèmes soulevés par la notion.

Le cas des Autochtones du Canada est un exemple de la forme particulièrement vicieuse que peuvent prendre les transferts culturels lorsqu’ils sont opérés de manière à dépouiller des individus de leur culture. En juin dernier, la militante autochtone Sylvia McAdam mettait en ligne une lettre datée de 1921 dans laquelle un officier des Affaires indiennes enjoignait les autorités de «supprimer toutes les danses, car elles ne sont que des pertes de temps qui interfèrent avec les occupations des Indiens, qui contribuent à les distraire du travail sérieux, qui nuisent à leur santé et qui les encouragent à la paresse ou à l’indigence». Il ne s’agit que d’un témoignage parmi tant d’autres de l’entreprise concertée de destruction des cultures autochtones, qui a été qualifiée de «génocide culturel» par l’actuelle juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, et par le président de la Commission de vérité et réconciliation au Canada, Murray Sinclair.

Au pays, l’entreprise d’éradication de masse des pratiques autochtones a été combinée avec la réappropriation de celles-ci par la majorité d’origine européenne sous des formes festives, qui vont du petit Indien des chips Yum Yum aux déguisements d’Halloween en passant par les chansons ou les jeux d’enfants. Le réel problème n’est peut-être pas tant ces récupérations ludiques que le drame qu’elles font oublier. Pour ces raisons, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007 (mais appuyée seulement en 2016 par le gouvernement canadien), inclut l’appropriation culturelle dans ses dispositions.

À l’article 11 de cette déclaration, il est mentionné que ces populations «ont notamment le droit de conserver, de protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture». Comme l’a expliqué un comité de juristes des Nations Unies en juin 2017, cela suppose l’adoption d’une sorte de labélisation des cultures indigènes, un copyright protecteur.


Du devoir d’être précis

Comment comparer l’appropriation de la poutine ou du yoga à celles, autrement plus graves, qui se sont produites dans un cadre génocidaire? Le cas Niedzviecki remonte alors à la surface comme un révélateur de l’éternelle confusion autour de la notion d’appropriation culturelle. En profitant d’un numéro sur les peuples autochtones pour faire son coup de gueule, l’ex-rédacteur en chef du magazine Write choisissait sans aucun doute le pire moment pour confondre les exemples bénins montés en épingle par certains médias avec ceux commis dans la foulée du génocide culturel canadien.

Ne serions-nous pas en train de minimiser la gravité d’un évènement dont la portée est réelle en l’assimilant aux controverses antipoutine, antirastas ou antiyoga, la plupart du temps relayées par des chroniqueurs à l’indignation rentable? Loin d’aider le débat, cette confusion entraine une incompréhension toujours plus grande qui ne pourra déboucher que sur plus de répression et d’ignorance.


Samuel Mercier est doctorant en études littéraires à l’UQAM. Ses travaux portent sur les questions linguistiques et identitaires dans la littérature québécoise. Il est également l’auteur d’un recueil de poésie. Son reportage «Si le vent est bon», sur les derniers pêcheurs d’anguilles au Québec, est paru dans NP03.

Continuez sur ce sujet

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres