La toile d'araignée

Simon Lacroix
Photo: Pixabay
Publié le :
Essai

La toile d'araignée

Et comment s'en déprendre

À force d’aménager les aspects matériels et logistiques de notre vie, il devient souvent difficile de s’offrir des pauses du réel. Il y aurait pourtant là une solution salvatrice (et autrement efficace) pour échapper à l’austérité du quotidien.

Considéré dans ce texte

La trivialité du réel. Les miracles. Gaston Bachelard. Le besoin de nouveaux souliers. Les bienfaits de turluter ou de renverser la table pendant un souper entre amis. La mort. L’ennui.

La réalité. Elle est partout.

Dès le réveil, elle nous écrase de tout son poids. Elle nous enveloppe, nous englue et nous impose ses innombrables règles saugrenues:

—Tu obéiras à la force gravitationnelle.

—Tu subiras les effets du temps.

—Tu dormiras une fois par jour.

—Tu mangeras plusieurs fois par jour.

—Tu respireras chaque seconde.

—Tu devras t’acheter de nouveaux souliers régulièrement (cette règle est moins claire, mais il faut tout de même s’y plier).

C’est une chose terrible que de se savoir soumis à autant de contraintes. Lorsqu’on se rend compte que tout cela mène inexorablement à notre mort, ça devient carrément tragique.

La réalité, c’est à la fois la toile d’araignée qui nous tient captifs et la grosse créature poilue qui va finir par tous nous manger.

Comprenez-moi bien. J’aime la réalité. Je l’adore, même. L’odeur du café. Faire l’amour. Croiser un porc-épic dans la forêt. La réalité, c’est super. J’ai même plutôt l’impression que sans elle, je ne serais nulle part. Mais il y a une partie de moi qui est assoiffée de liberté et qui n’a pas du tout envie de se soumettre docilement au despotisme du réel.

N’y aurait-il pas autre chose que la réalité?

Je pense que oui.

Je suis quelqu’un qui a la lune facile et il m’arrive régulièrement de m’évaporer de l’intérieur. Bien que ces rêveries quotidiennes n’arrivent pas toujours à un moment opportun, je pense qu’elles sont essentielles à ma survie. Elles me donnent une pause, comme si mon âme quittait la triviale tangibilité du monde pour aller prendre un bain. En fait, non, c’est plus que ça. Ces moments d’absence me permettent de tremper le bout de mes orteils dans le grandiose et l’infini. J’en reviens avec la certitude qu’il y a bel et bien quelque chose au-delà de la réalité.

Il existe un monde, mes amis, où tout est possible. Un monde de pure liberté où la force gravitationnelle n’a aucune emprise. Un monde où personne n’a besoin de s’acheter de nouveaux souliers. Pour s’y rendre, nul besoin de se déplacer; ce n’est pas un endroit, c’est une manière d’être. Je parle ici de l’irréalité. C’est la clé qui nous libère de la prison du réel. S’ouvrir à l’irréalité nous rend plus vastes, plus lumineux et nous soulage de l’apparente gravité du monde. Comme l’a si joliment écrit Gaston Bachelard: «La vie réelle se porte mieux si on lui donne ses justes vacances d’irréalité.»

Plus on côtoie l’irréalité, plus on se rend compte que la réalité a quelque chose d’irréel.


Quatre façon de prendre des vacances de la réalité



La surprise

C’est une superbe manière de faire surgir l’irréalité. Ce qui est fantastique, c’est qu’on peut se prendre soi-même de court. Le secret, c’est d’arriver à déjouer son cerveau en agissant très vite. On peut, par exemple, pousser furtivement un petit cri aigu. Ou rapidement se coucher par terre dans la cuisine. Ou encore (pour les plus audacieux) renverser brutalement la table au milieu d’un souper entre amis. Lorsque l’inattendu surgit, une brèche s’ouvre dans la réalité et laisse entrer la lumière des possibles.



Les niaiseries

Le réel est presque toujours sérieux. Il ne se prend vraiment pas pour des pinottes et ça peut devenir fatigant. Avec un pas de recul dans l’irréalité, on considère soudain le monde sous un angle moins dramatique. Comme lorsque quelqu’un fait une bonne blague à des funérailles: «Une chose est sure, Gilles aura laissé une trace, puis je vous parle pas des traces de brake qu’il laissait dans ses bobettes!» L’humour soulage et libère, tout comme le fait de danser de manière lascive sur le son d’un camion qui recule. Dire et faire des niaiseries, c’est se révolter contre la prétentieuse austérité de l’existence.



L'art

Ah! Le théâtre. La littérature. Le cinéma 3D. Les cours de danse créative donnés dans un centre communautaire. Voilà de savoureuses manières d’oublier temporairement notre monde au profit d’un autre, inventé de toutes pièces. Lorsque nous chantons tous ensemble une chanson de Paul Piché autour d’un feu de camp, nous ne sommes plus sur la Terre. Nous sommes ailleurs, dans un endroit magique où la musique et la turlutte font l’amour. Les «A vradi la di ladi di dum» virevoltent autour de nous, tels d’espiègles papillons chatouillant nos visages du bout de leurs ailes lyriques. Quand ce sentiment mystique me saisit, j’arrête de respirer et je me mets à croire en Dieu.



La lune

Il s’agit de ma technique préférée. Tomber dans la lune, c’est ouvrir en soi une petite fenêtre et se laisser bercer par une douce brise venue de l’Ailleurs. Les gens qui me voient se disent: «Il doit être en train de composer un sonnet.» Pas du tout. Le monde de l’irréalité n’est pas un endroit où poussent des fruits murs, prêts à être cueillis. La plupart du temps, c’est même un dur labeur que d’en ramener des idées. L’irréalité est fuyante, intangible. Elle ne se donne pleinement qu’à celui qui la contemple, sans désir de résultat. Voilà pourquoi le vrai rêveur ne rapporte rien de ses escapades. Ou plutôt, rien de concret.


Revenir à la réalité

Nous devenons blasés à force d’être sous l’emprise du réel. Nous ne nous étonnons plus de voir des oiseaux voler, des poissons nager et des humains conduire des voitures. Or, tel celui qui rentre d’un périple le regard neuf, rincé par tout ce qu’il a vu, et qui redécouvre sa ville et sa maison avec émerveillement, celui qui séjourne dans l’irréalité revient au monde transformé. Tout lui semble étrange. Les nez. (Les nez?! Ben voyons donc! Comment les nez sont-ils possibles? Ces petits bouts de peau et de cartilage en plein milieu des visages, qui captent les odeurs. Les odeurs!? Qu’est-c’est ça?! C’est invisible et ça voyage dans l’air, comme de fragiles âmes perdues qui se sauvent de la matière à la recherche de narines.)

Plus on côtoie l’irréalité, plus on se rend compte que la réalité a quelque chose d’irréel.


Publicité

L'araignée

Elle s’approche lentement de moi, sa bouche entrouverte, dégoulinante de salive. Elle se prépare à me dévorer. Il n’y a rien à faire, je suis bien pris dans sa toile. Tragédie. Puis, soudain, je me mets à surarticuler un slam poéticoridicule qui me vient de je ne sais où: «Strappe-moi su’l’char, strappe-moi l’bedon, caramel acide sur mon balcon.» L’araignée s’arrête, perplexe. Je la fixe dans les yeux et je continue, comme révolté: «Couche, accouche, rose Sainte-Nitouche, bec, bec, bec, Gérald Fillion, c’t’une gerboise.» Puis, le silence. Le temps est comme suspendu. L’araignée, toujours immobile. Mais quelque chose a changé. Je le sens. Je regarde autour de moi et la toile n’en n’est plus une: les fils se sont transformés en petites tiges de métal. J’en pince une et cela produit une note de musique. L’araignée cligne des yeux, encore plus perplexe. Elle pince une corde à son tour: une autre note, tout aussi exquise que la première. La toile s’est transformée en un immense instrument de musique! Je me mets alors à gratter des cordes à gauche et à droite. L’araignée fait de même. On danse. On jamme! On rit! On joue pendant des années. Puis, fatigués, on se couche sur le dos et on regarde les étoiles.

—C’est pas si pire que ça finalement, que je lui dis.

—Quoi ça?, qu’elle me demande avec sa voix râpeuse.

—Tout. Tout est pas si pire.

Je souris. Elle sourit. Je pousse un petit soupir de bienêtre. Puis, brusquement, elle me mange.

Et dans son ventre, j’éclate en irréalité. 


Comédien et auteur, Simon Lacroix est membre fondateur de la compagnie Le Projet Bocal. Diplômé du Conservatoire d’art dramatique de Montréal et titulaire d’un baccalauréat en philosophie de l’Université d’Ottawa, il a joué dans une vingtaine de productions théâtrales et télévisuelles (Lâcher prise, District 31, L’académie et O’). Il chausse du 10 ½ et n’aime pas les raisins secs.

Continuez sur ce sujet

Atelier 10 dans votre boite courriel
S'abonner à nos infolettres