Lettre ouverte aux femmes sans enfant

Stéphanie Boulay
Photo: Fred Gervais
Publié le :
Lettre ouverte

Lettre ouverte aux femmes sans enfant

À l’aube de la sortie de son deuxième album solo, l’autrice-compositrice-interprète réfléchit à l’idée fixe, et vieille comme le monde, de la reproduction. À une ère où on parle de plus en plus—enfin!—de la liberté de choisir, les femmes qui s’abstiennent de devenir mères doivent-elles absolument être en paix avec leur choix? 

À toi qui n’as pas d’enfant,

Toi qui es rendue trop vieille pour en avoir, ou juste sur le bord de, toi qui n’as pas hâte de le devenir, toi qui sais déjà que tu n’en veux pas même si tu es encore jeune. À toi qui ne sais pas, aussi. Toi qui changes d’idée tous les jours, mais qui reviens toujours à: «Non».

À toi qui en veux, mais qui ne trouves personne avec qui en avoir. À toi qui aurais peut-être trouvé le bon ou la bonne, mais qui hésites à faire confiance à quelqu’un, parce qu’on t’a trop souvent laissé tomber.

À toi qui penses à en avoir seule, mais qui as trop peur de ne pas arriver à tout gérer sans virer sur le top.

À toi qui dis que tu n’en veux pas, mais qui espères secrètement rencontrer quelqu’un qui te dirait: «Oui».

À toi qui pourrais changer d’idée.

À toi qui ne peux juste pas.

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Tu as peut-être déjà lu que la valeur d’une personne avec un utérus ne se calcule pas en progéniture. Tu sais que tu peux être heureuse sans, que la carrière et les ami·e·s, c’est tout aussi important. Tu sais que le monde est à ta portée, et que tu peux toujours sortir, voyager, aller au resto, au théâtre, au cinéma et faire l’amour quand tu veux. Tu sais que tu as plus d’argent, de temps et de sujets de conversation dans ta poche. Tu veux brasser des affaires, brasser des idées, changer le monde ou juste chiller. Tu t’imagines en Simone, en Frida, en Rosa ou en Marjo. Tu écoutes «Jeanne» de Brassens et tu t’imagines en mère universelle, tu te dis que tous les enfants de la terre, de la mer et du ciel sont à toi.

Tu te dis que tout va trop mal pour imposer ce monde à quiconque de nouveau, de toute façon.

Tu te dis que tu n’as pas reçu assez de tes parents pour pouvoir offrir quelque chose de beau. Ou que t’as déjà assez de trouble à essayer de gérer ta propre santé mentale, qui tient de peine et de misère.

Moi, je veux quand même te dire: T’as le droit d’être triste, des fois, ou même souvent.

T’as le droit de pleurer ta ménopause, tes ovaires polykystiques, ta ligature des trompes ou ton hystérectomie.

T’as le droit de pleurer ton absence d’excuses ou de raisons.

T’as le droit d’avoir le regard dans le vague après avoir croisé une famille unie à l’épicerie. D’être fâchée contre ton chum ou ta blonde de ne pas en vouloir. T’as le droit, des fois, d’espérer te trouver un autre chum ou une autre blonde. T’as le droit de ne pas encore avoir effacé la petite liste de prénoms dans ton application de notes, sur ton cellulaire. T’as le droit de ne jamais l’effacer, même. T’as le droit de penser encore à ton avortement, même si tu ne voulais vraiment pas de cette grossesse-là. Ou de regretter ta décision, aussi, même si tu n’es pas obligée de le dire à personne.

T’as le droit d’avoir le regard dans le vague après avoir croisé une famille unie à l’épicerie.

T’as le droit de trouver que les femmes nullipares et âgées ont l’air d’avoir une petite crotte éternelle sur le cœur. T’as le droit d’être bien là, tout de suite, mais d’avoir infiniment peur de t’en vouloir quand il va vraiment être trop tard. T’as le droit de regarder les profils de donneurs de sperme sur internet un lundi matin, juste de même.

T’as le droit de souhaiter un hasard. Ou un accident.

T’as le droit de te demander qui va te laver, te couper les ongles d’orteil ou t’arracher les poils de menton quand tu ne pourras plus le faire toute seule. T’as le droit d’imaginer tes funérailles et de constater qu’y aura pas grand monde là. T’as le droit de trouver ça bizarre de te rendre compte que tu ne sais pas trop quels noms écrire sur ton testament.

T’as le droit de te demander si quelqu’un va se souvenir de toi dix ans après ta mort. Si tu vas avoir légué quelque chose à quelqu’un, ou si ton existence va avoir servi un dessein plus vaste (entre nous: ce sera surement pas le cas, mais c’est vraiment pas grave).

T’as le droit de ne pas répondre: «J’en voulais pas de toute façon», quand on te posera la question. T’as le droit d’avouer que t’as l’impression d’être passée à côté de quelque chose de grand, et que tu ne le sauras peut-être jamais, si t’es en paix avec ça. Que t’as juste attendu le bon moment, ou la bonne personne, et que finalement, c’est jamais venu.

T’es pas toute seule, en tout cas.


L’autrice-compositrice-interprète et écrivaine Stéphanie Boulay a décidé, faute d’arriver à choisir quel chapeau porter au quotidien, de ne plus essayer de se définir et, surtout, de ne plus se contraindre. On l’a lue (À l’abri des hommes et des choses et Anatole qui ne séchait jamais), on l’a entendue dans les médias, mais on l’a surtout connue comme «la moitié blonde» du duo Les sœurs Boulay. 


Pour aller plus loin

L’album Est-ce que quelqu’un me voit? de Stéphanie Boulay sera disponible le 11 avril.

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